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La connaissance et la mesure de l'enfant (PSYCHOLOGIE - TESTS - PSYCHOLOGUES SCOLAIRES)

Décembre 1949

Les éducateurs qui n’ont pas encore participé du renouveau de nos techniques prennent volontiers pour une tendance maladive à nous singulariser, l’obstination avec laquelle nous ne cessons de poser, et d’imposer certains problèmes vitaux, en jetant parfois la suspicion sur la psychologie plus ou moins classique, telle que l’ont établie une longue lignée de chercheurs désintéressés, et sur les tests dont les psychologues scolaires eux-mêmes tiennent à nous dire, ici, les avantages et les vertus.

Parce que nous marchons de l’avant, intrépidement, on suppose que nous jetons ainsi, par-dessus bord, un passé qui nous gêne, alors que nous sommes, au contraire, en praticiens, foncièrement, et forcément, accrochés à tout le substratum, ancien ou récent, sur lequel nous devons construire, et que nous allons bien souvent encore chercher dans la tradition et le bon sens populaire, la justification de nos efforts créateurs.

Nous ne sommes pas, par parti pris, contre la tradition sur laquelle nous nous appuyons lorsqu’elle nous sert mais que nous accueillons avec réserves, ou que nous repoussons impitoyablement toutes les fois qu’elle risque de nous faire dévier de notre ligne libératrice.

Nous ne cherchons point ni l’originalité ni la nouveauté mais la vie, l’action et le travail. Et pour servir cette vie, nous prenons notre bien partout où nous le trouvons, en ouvriers mesurés et consciencieux qui connaissent la valeur des éléments et les exigences de l’effort.

Pourquoi nos réserves sur la psychologie classique et sur les tests dont elle est le fondement? Nos adhérents les comprennent d’emblée parce qu’ils vivent, eux, la nouvelle vie de leur classe. Mais pour les autres et pour les techniciens aussi, il faut que nous tentions à nouveau une explication et une justification que nous voudrions définitives.

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Psychologues et pédagogues se comportent aujourd’hui encore comme cet ingénieur qui, désirant étudier les qualités de l’eau, ses virtualités et ses réactions, examinerait le liquide contenu dans une cuvette, qu’il agiterait peut-être pour lui donner une illusion d’activité, qu’il laisserait reposer et décanter pour en tirer le maximum de limpidité et de clarté ; qu’il coulerait dans des récipients aux formes diverses où l’eau donnerait enfin la mesure de sa mobilité. Il inventerait même, dans ses laboratoires, des moyens perfectionnés, avec appareils d’une extrême précision pour calculer et mesurer les qualités, les tendances et le comportement du liquide dans les récipients — parfois très modernes, — où on l’a recueillie.

Les études et les mesures de ces ingénieurs peuvent être parfaitement justes et logiques, mais il ne fait pas de doute qu’elles ne sont valables, logiques et justes que pour le milieu dans lequel l’eau s’est trouvée plus ou moins arbitrairement emprisonnée. Que vienne un chercheur qui, sans parti-pris préalable, replace l’eau du récipient dans le cours impétueux du torrent, dans la canalisation à ciel ouvert au milieu des ombrages, dans la vallée calme où se mire le bleu du ciel, alors, du coup, toutes les mesures, toutes les observations, toutes les recommandations valables pour l’eau des récipients deviennent caduques pour l’eau replacée dans la vie active, sinon totalement libre du torrent ou de la vallée. Il y faut alors une nouvelle analyse et une autre mesure du comportement qui sont tout à fait différentes de celles qui avaient été imaginées et produites dans des circonstances différentes de milieu et d’activité.

Voilà l’image parfaite du retournement psychologique et pédagogique que nous avons opéré.

Ces enfants que vous domestiquez à l’excès dans vos maisons trop policées, que vous transportez ensuite d’autorité dans vos écoles et vos laboratoires, ce ne sont plus les enfants vivants du torrent, du canal verdoyant ou de la plaine azurée ; ce sont des « Ecoliers », avec une psychologie et un comportement d’écoliers que vous mesurez et que vous analysez.

Vos mesures peuvent être exactes ; les systèmes pédagogiques dont elles sont la base peuvent être logiques et rationnels. A ce titre, ils peuvent rendre des services à tous les éducateurs qui ont la charge « d’écoliers » en chambre et en laboratoire.

Seulement, nous prenons, nous, une de ces enfants que l’école n’a pu dominer et qui, dans le milieu factice où elle était enfoncée, conservait une inconsciente nostalgie de la vie généreuse et créatrice qu’on lui avait ravie. Elle n’avait pu se plier à la mort de la scolastique et elle avait réagi comme elle avait pu, par les moyens du bord, afin de sauvegarder ce qui lui restait encore de vitalité salvatrices. Des médecins, des psychologues, des psychiatres, des psychanalystes se sont penchés sur son cas, et toute leur science conjuguée n’a pu déceler les vraies causes du mal.

Anorexie, disaient-ils... L’enfant ne voulait plus manger, et les essais de gavage n’avaient pas amélioré la situation.

Cette enfant est venue à notre Ecole où elle a trouvé le torrent, le canal verdoyant et la plaine azurée ; elle cessait d’être une « écolière » pour redevenir une enfant avide de création et de vie, étonnée elle-même des horizons nouveaux que lui ouvrait cette seule reconsidération du milieu.

Nous n’avons même pas ouvert le dossier complet qui l’accompagnait parce que nous le savions sans commune mesure avec les nouvelles conditions de vie que nous offrions à cet enfant. C’était un tout autre aspect — plus naturel — du comportement, que nous affrontions ; c’était par une autre face, mobile et claire que nous abordions sa personnalité. Une nouvelle psychologie, une nouvelle pédagogie, de nouvelles mesures s’imposaient.

Disons d’ailleurs que l’enfant, sans médicament, sans psychanalyse, sans test, s’est mise à manger, et qu’elle mange depuis six mois avec le solide appétit de son âge et qu’elle réclame elle-même des suppléments, comme si elle avait conscience du retard de vie qu’elle aurait à rattraper et à dominer.

Nous citons ce cas typique et, hélas ; moins exceptionnel dans sa gravité qu’on le suppose, parce qu’il illustre de façon parfaite les problèmes nouveaux que posent au psychologue et au pédagogue la reconsidération de l’élément vie, dans un milieu vital.

Si de nombreux camarades se sont élevés spontanément contre les mesures autoritaires de certains psychologues scolaires c’est que, dans la nouvelle atmosphère de leur classe vivifiée par nos techniques, ils prenaient conscience chaque jour davantage des exigences nouvelles de leur pédagogie.

Tel élève nous arrive, minutieusement testé, analysé et mesuré par les organismes qualifiés, avec la collaboration, précise-t-on, de l’instituteur lui-même : « Cet ’’écolier” est un instable, incapable de fixer un moment son attention... Il n’est justifiable que de la classe de perfectionnement... »

Ni l’instituteur ni les psychologues n’ont tort. Ou, du moins, leurs observations sont logiques pour ce qui concerne cet écolier soumis à la discipline de l’école.

Mais que cet instable pénètre dans une de nos classes vivifiées, où il découvre des sujets d’intérêt profond et des possibilités insoupçonnées de création et de vie ; qu’il retrouve là, à travers l’expression libre, le travail et la correspondance, les fondements mêmes de son comportement, et vous le verrez, lui qui ne pouvait naguère se fixer plus de quelques minutes, s’obstiner pendant des heures, dans un effort que nous pouvons, à bon droit, qualifier d’héroïque, pour composer un texte, graver un lino, parfaire un dessin ou brosser une fresque.

Le psychologue et le pédagogue qui avaient vu juste en appréciant et mesurant le comportement de l’écolier, étaient démentis et dépassés par le dynamisme vivant à la conquête de la puissance.

Nous ferons les mêmes réserves pour l’emploi de certains tests sur l’aptitude au calcul par exemple. Tel enfant qui ne parvient absolument pas à mordre aux leçons traditionnelles, pas plus d’ailleurs qu’aux méthodes actives qui s’essayent à les améliorer, sera accroché définitivement par le calcul et les mesures naturellement motivés par les nécessités de la vie. L’écolier que les tests rejetaient de la pensée calculatrice peut, de ce fait, se révéler parfois connue possédant des aptitudes peut-être exceptionnelles qui attendaient seulement, pour s’épanouir, le milieu favorable et le travail nouveau que nous lui offrons.

Nous disons qu’il y a danger à mettre sur le dos de nos enfants une étiquette valable peut-être pour l’école traditionnelle, mais qui risque de dévier et de compromettre l'activité vivante au service de la culture profonde et de l’efficience humaine.

Nous pourrions multiplier les exemples. Nous aurons peut-être besoin de les produire pour rendre définitivement évidente une justification que n’admettent pas volontiers tous ceux qui ne connaissent pas les vertus du retournement pédagogique que nous avons opéré. Que nos camarades nous écrivent à ce sujet pour que nous fassions ensemble, à une vaste échelle, la preuve évidente de cette reconsidération psychologique et pédagogique.

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Je crois que voilà le problème bien posé et les positions précisées de nos techniques vis à vis des sciences et pratiques axées de près ou de loin sur la scolastique.

On comprendra dès lors que, sans les rejeter en bloc, nous tenions pour suspectes toutes les observations, les mesures, les enseignements des psychologues, des psychiatres et des pédagogues qui n’ont vu qu'un aspect des individus à guérir ou à former ; que nous devions les faire passer nécessairement par la nouvelle étamine de l'activité et de la vie, et que nous ayons, de ce fait, sinon tout à refaire, du moins tout à réétudier et à rajuster.

On dira peut-être que nous avons beaucoup de prétention à faire ainsi la leçon à des hommes qui nous dépassent par la culture et par l’ampleur de leurs travaux. Nous avons déjà eu cette audace quand nous avons osé dire les vertus de l’expression libre et les possibilités insoupçonnées de l’Imprimerie à l’Ecole.

Il suffit parfois d’une découverte qui éclaire d’un jour nouveau tout une portion majeure de la vie des hommes, pour faire reconsidérer ainsi, jusqu’à la base, tous les problèmes.

La découverte de l’écriture, de la vapeur, de l’électricité, celle plus récente du cinéma parlant, de la radio ou de la puissance atomique, marquent ainsi des tournants, non seulement dans la technique, mais aussi dans la pensée et le comportement des individus. Ce même tournant, nous l’avons marqué en éducation par l’expression libre suscitée par l’Imprimerie à l’Ecole, et qui est à la base, dans tous les domaines, d’une compréhension nouvelle de l’activité enfantine face aux problèmes complexes de l’acquisition et de la culture. Nous avons franchi un col d’où nous découvrons des horizons nouveaux dont nous avons entrepris, coopérativement, l’exploration.

Nous continuerons cette exploration et nous espérons avoir, un jour prochain, pour la mener à bien, la collaboration de tous les chercheurs, de tous les explorateurs qui ont opéré jusqu’à ce jour en deçà du col mais qui accepteront, nous n’en doutons pas, d’aborder avec nous l’étude méthodique des problèmes que pose la modernisation de notre travail éducatif.

L’Institut Coopératif de l’Ecole Moderne, qui a entrepris cette exploration est, avant tout, loyalement, sans réserve ni parti-pris, à la recherche des voies efficientes par lesquelles nous accéderons à la grande culture du peuple.