Janvier 1950
Il y a, hélas ! une affaire du film L’Ecole Buissonnière. Nous en avons dit quelques mots incidemment, mais nous avons tenu à pousser jusqu’à l’extrême notre souci d’un arrangement amiable qui aurait sauvegardé les droits matériels, pédagogiques et moraux de notre mouvement. Nous sommes allés à la limite de notre confiance et de nos sacrifices. D’aucuns diront que nous ne connaissons pas encore les hommes et que nous nous obstinons à mesurer à notre aune les affairistes pour qui l’idéal n’est trop souvent qu’un alibi et un paravent.
Nous continuerons à faire confiance à ceux avec qui nous sommes amenés à collaborer, parce qu’il ne peut pas y avoir de travail profond, intelligent et humain hors de cette franche collaboration. Mais il est de notre devoir aussi de stigmatiser sans réserve les hommes qui, abusant de nos bons sentiments, exploitent à leur profit nos efforts et notre générosité.
Nous vous apporterons ici un exposé très objectif des documents irréfutables. Chacun d’entre vous les interprétera comme il l’entendra et agira en conséquence.
Nous ne cherchons ni la publicité ni le scandale. Nous ne visons point à un procès spectaculaire pour une propagande dont nous n’avons pas besoin. Mais nous disons et nous dirons la vérité, et nous appellerons à la défense de cette vérité les camarades qui comprennent comme nous le travail coopératif.
Nous avons tout donné pour ce film : nos innovations, nos efforts, notre lutte et notre vie. Nous avons apporté 90 % du scénario que Le Chanois s’est contenté de mettre en images, il est vrai, avec un incontestable talent. Nous avons donné notre école qui, pendant trois mois, n’a vécu que pour ce film. Nous avons donné l’effort - enthousiaste mais réel - de quatorze de nos enfants qui pendant près de trois mois, ont travaillé dans des conditions que les acteurs adultes, et encore moins les vedettes, n’auraient jamais acceptées.
Nous avons donné tout cela, comme nous donnons tout notre effort depuis trente ans, parce que nous avions l’assurance formelle, verbale et écrite que ce film :
- servirait nos techniques et notre mouvement pédagogique ;
- que, s’il réussissait, et il devait être une réussite, il devait rapporter à l’Ecole Freinet des sommes importantes qui la sauveraient de la misère où elle végète depuis sa fondation.
Parce que nous avions affaire à des camarades qui se réclamaient d’amis communs très sûrs, nous n’avons exigé aucun contrat préalable, la parole donnée devant nous suffire en attendant la signature d’un contrat pour lequel je devais - selon la promesse qu’on m’en avait faite - me rendre à une réunion du C.A. de la Coopérative générale du Cinéma Français, productrice du film.
Or, à mesure que la sortie du film approchait, je réclamais en vain la dite réunion qui préciserait nos droits. Il a fallu que, trois jours avant la sortie du film, nous mettions, par lettre recommandée, saisie-arrêt sur le film pour qu’un membre du C.A. de la Coopérative du Cinéma se rende immédiatement à Cannes pour lâcher du lest et nous faire signer un contrat provisoire qui, au dire des hommes de loi, vaut un contrat définitif et n’est, paraît-il, qu’un contrat de dupe.
Le film sortait et nous le voyions à Angers. Je constatais alors avec stupeur qu’une mention sur laquelle nous étions tombés formellement d’accord, avait sauté au générique. Celui-ci devait, en effet, porter selon nos accords écrits, la mention suivante :
Ce film est dédié à :
Mme Montessori (Italie), Pestalozzi (Suisse), Ferrière (Suisse), Bakulé (Tchécoslovaquie), Decroly (Belgique), Freinet (France).
Ainsi mon nom disparaissait du générique. Personne ne connaîtrait donc la filiation Freinet-C.E.L. et « Ecole Buissonnière ».
D’autre part, malgré l’assurance formelle écrite de Le Chanois, « de faire aux Techniques Freinet et à la C.E.L. la place qu’ils méritent et qu’il n’a jamais été dans nos intentions de sacrifier », les communiqués donnés à la presse (et que tout le monde connaît puisqu’ils ont été reproduits dans tous les journaux), ignorent systématiquement Freinet et la C.E.L. Le film est présenté partout comme la création authentique de Le Chanois, ce qui est au moins un abus de confiance, pour ne pas dire plus.
C’est contre cette non-exécution des clauses formelles de nos contrats que nous protestons depuis neuf mois. Elle nous a causé de très graves torts pécuniaires et moraux Le film ne nous a fait aucune réclame en France ni à l’étranger. Nous demandons le rétablissement de la mention irrégulièrement supprimée au générique et des dommages-intérêts pour le tort qui nous a été causé.
La partie adverse reconnaît ses torts puisqu’elle propose le rétablissement de la mention supprimée. Seulement, comme ce rétablissement coûtera trop cher. étant donné le nombre considérable de copies en circulation, on nous propose de mettre la mention en vedette américaine à la fin du film, quand la musique joue et que chacun s’en va.
Nous avons refusé, et prenant acte de la reconnaissance de la faute par les coupables, nous exigeons le rétablissement au générique et le paiement des dommages-intérêts.
L’affaire en est là, dans cette impasse, après neuf mois de négociations. La justice est aujourd’hui saisie. Elle dira si un metteur en scène, si des producteurs doivent respecter les accords qu’ils ont signés ou s’il est juste que, après avoir tout donné, nous voyions notre film servir des intérêts et une cause personnels et égoïstes.
Voilà pour le point essentiel du différend. Il en est d’autres que nous tenons cependant à signaler :
- Pendant deux mois et demi, notre école a abrité, surveillé, entraîné, nourri de 15 à 30 Petits acteurs du film. Il a fallu. réclamer véhémentement pour être payé du minimum de pension prévue, soit 160 fr. par jour. L’Ecole Freinet a perçu de ce fait 150.000 fr. pour règlement de tous frais, alors que le film coûtait 250.000 fr. par jour.
- Tous les petits acteurs ont joué dans des conditions inhumaines (nous rappelons en passant qu’aucune loi ne défend encore en France les enfants contre l’exploitation des firmes cinématographiques), levés parfois à 6 heures, rentrant certains soirs à 11 heures, s’énervant tout le jour sous la lumière crue des projecteurs. Trois de nos enfants seulement ont été payés. Les autres n’ont rien touché.
Deux frères, anciens élèves de l’Ecole Freinet et actuellement dans une autre école, ont perçu 5.000 fr. (2.500 fr. chacun) pour deux mois et demi de travail.
Les camarades jugeront.
- Quand le film est passé en soirée de gala, à Nice, en juin dernier, tous les petits acteurs ont été oubliés, ceux de l’Ecole Freinet, ceux de notre camarade Camatte, de Nice, et d’autres encore qui ont dû payer leur place.
Mais on a monté une véritable mascarade publicitaire. On a installé sur un car tous les élèves d’une maison d’enfants voisine avec deux acteurs de « L’Ecole buissonnière », et une grande banderole portait : « Les petits acteurs de « L’Ecole Buissonnière ».
- Les enfants, contrairement aux promesses faites, ont été totalement oubliés au générique.
- Elise Freinet a perçu 50.000 fr. pour le scénario qu’elle avait fourni. Mais c’est Le Chanois qui a sa participation aux bénéfices pour le scénario ; il touche, lui, la grosse somme.
Ces 50.000 fr. ont été versés par Elise Freinet à l’Ecole Freinet, et nous avons pris l’engagement de reverser à l’Association des amis et parents d’élèves de l’Ecole Freinet l’intégralité des sommes qui pourraient nous venir de l’exploitation’ du film « L’Ecole Buissonnière ».
En réclamant donc l’exécution régulière des engagements pris, nous luttons d’abord, comme nous l’avons toujours fait, pour la propreté morale et commerciale, dans le seul intérêt des enfants et de l’éducation.
Nous tenons tout particulièrement à faire connaître à nos adhérents cet envers d’un grand film laïque, car nous ne voulons pas courir le risque de voir notre timidité à nous défendre interprétée comme une complicité.
Nous nous sommes tus tant que nos révélations risquaient de compromettre le succès d’un grand film qui est notre film. L’œuvre est maintenant connue ; elle a, pourrions-nous dire, un passé.
Nous avons tenu à dégager nos responsabilités en affirmant que, comme par le passé, nous saurons toujours défendre la vérité et notre dignité d’éducateurs et d’hommes.
C. FREINET
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