Raccourci vers le contenu principal de la page

DITS DE MATHIEU - Le voiturier attardé

Mars 1950

Arrêté sur le bord de la route, occupé à réparer un trait pendant que le cheval harassé mangeait son avoine, le voiturier attardé maudissait les transports modernes :

— Ils peuvent varier de leurs nouveautés ! Ils vont plus vite que nous, cela ne fait point de doute, mais que voient-ils en chemin, si ce n’est le déroulement vertigineux des paysages dont nous jouissons, nous, avec intensité ? Et dans quel état parviennent-ils au but, lorsqu’ils y parviennent, et forts de quelles richesses ?

Si nous dressions un bilan loyal...

— Qui serait faux parce que vous n’avez plus de communes mesures ; parce que la ligne d'arbres défilant derrière la vitre d’un train ne ressemble en rien à la bordure fleurie que vous longez au pas sonore de votre attelage...

— C’est justement cette illusion de la vitesse que je redoute, non seulement pour la griserie dont elle semble nourrir les esprits mais aussi pour la déformation systématique qu’elle provoque.

Vous pensez que je retarde ! J’ai été fait voiturier ; j’ai bien en mains guides et fouet ; je connais ma route sur laquelle je n’ai d’ailleurs qu’à suivre mon fidèle cheval. Je ne redoute ni de verser, ni d’accrocher dangereusement quelque autre véhicule, ni de brûler les signaux et de m’égarer dans quelque dangereuse voie de garage.

C’est sans doute d’ailleurs parce que je représente la tradition et la sécurité qu’on charge encore sur ma voiture quelques voyageurs attardés qui m’abandonnent à la première halte pour enfourcher la bicyclette ou prendre le train. Je ne peux tout de même pas abandonner mon cheval ni cette voiture qui roule depuis cinquante ans et peut bien voir encore ta fin du siècle !

Ma foi ! les jeunes gens ont peut-être raison. Le passé leur est léger et ils affrontent la nouveauté et la difficulté avec une témérité qui nous déconcerte. Ils craignent moins que nous les virages et les culbutes.

Leur choix est fait. Ils vont vers la vie.