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Nous resterons et nous continuerons dans la ligne de notre "Educateur Prolétarien" d’avant-guerre

Juin 1950
Parti Communiste

Comme l’an dernier déjà, le succès de notre Congrès annuel nous vaut un redoublement de soucis et d’ennuis. Et ils nous viennent, non plus comme autrefois, de la réaction officieuse ou officielle, mais de nos amis progressistes eux- mêmes, de ceux qui devraient être et que nous croyions — et que nous continuons à croire malgré leurs erreurs — les plus solides soutiens, par nature, de notre grand mouvement pédagogique.

Cette année, c’est plus grave, ou du moins plus net. La revue Nouvelle Critique écrit dans son numéro d’avril et sous la signature de Snyders, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, agrégé de l’Université, professeur à Lyon, un long article bâti sur des assertions erronées et qui tend à prouver :

— que nous faisons une « Ecole Nouvelle » idéaliste, ce dont nous nous sommes toujours défendus ; et c’est même pourquoi, pour nous différencier, nous avons adopté le titre d’Ecole moderne française (voir « Naissance d’une pédagogie populaire », pages 357, 406, 407, 408) ;

— que nous isolons arbitrairement l'Ecole de la vie ;

— que nous nous préoccupons exclusivement de trucs pédagogiques, et que nous orientons les éducateurs vers un abandon de leurs positions de lutte de classes, pour les engager à tourner en rond dans une pédagogie qui est d’avance condamnée ;

— que nos brochures Bibliothèque de Travail sont trop neutres, incomplètes et insuffisantes au point de vue social, ce qui serait moins faux, à condition qu’on ne condamne pas l’ensemble d’une œuvre parce que quelques-unes de ses pièces contiennent des insuffisances que nous nous appliquons à corriger.

La conclusion de l’article est que la pédagogie de Freinet est réactionnaire, et qu’il est sous-entendu que Freinet est au service d’une bourgeoisie qui réserve au seul mouvement d’Ecole Nouvelle ses « tendresses » et ses crédits (et c’est pourquoi sans doute le gouvernement menace de supprimer les crédits pour les 6° nouvelles et conteste à nouveau la légalité même de l’Ecole Freinet !).

Comme par hasard, c’est le seul mouvement Freinet qui est condamné, mais pas, bien sûr, celui d’un groupe français d’Education Nouvelle qui, en octobre dernier, préférait Cousinet et Fabre aux camarades de la C.E.L. pour l’organisation d’un stage. Pour réfuter par une argumentation profonde ces assertions inconséquentes, reportez-vous à « Naissance d’une pédagogie populaire ». Chaque page est un démenti aux délits gratuits dont on nous accuse.

Des articles, habilement extraits de la diatribe Snyders, paraissent maintenant dans la presse progressiste régionale (Ouest-Matin, Alger-Républicain, etc...).

S’il est exact qu’un mensonge publié à plusieurs millions d’exemplaires devient une vérité notre condamnation est maintenant définitive dans certains milieux, dans ceux-là même qui nous tiennent le plus à cœur, les milieux ouvriers et syndicalistes.

Nous n’avons, nous, hélas ! pas la même possibilité d'agir ainsi sur la grande presse mais nous n’en continuerons pas moins, humblement, en travailleurs patients et obstinés, en prolétaires de base, la mise au point d'une pédagogie qui est désormais inscrite dans l’inévitable processus du progrès éducatif et qu'il n'est plus au pouvoir de partisans incompréhensifs d’effacer. .

Fidèles à notre ligne de toujours, nous laisserons nos « crtiqueurs » discutailler à leur aise ; c’est le plus clair de la besogne pédagogique qu’ils peuvent entreprendre. Nous sommes, nous, des travailleurs. Nous nous remettons au travail, non sans avoir opéré cependant, au sein même de notre mouvement, la tâche d’éclaircissement et de bon sens que nous jugeons indispensable.

Or, deux de nos adhérents, Bounichou (Dordogne), Mlle Roullaut (Hte-Garonne), se sont émus des arguments qui leur ont été fournis contre nous, et ils nous le disent en annonçant, à regret, qu’ils ne pourront plus se donner sans réserve, comme par le passé, à la poursuite d’un effort qui leur a cependant valu tant de satisfactions.

Il faut que nous examinions très loyalement les arguments invoqués, non pas pour retenir ceux de nos camarades qui jugeraient bon de nous quitter pour une activité qu’ils jugent plus urgente, mais pour maintenir au sein de notre C.E.L. cette totale unanimité dans l’esprit et dans l’action qui est notre force et dont Naissance d’une pédagogie populaire a dégagé si loyalement l’historique.

Je ne m’attarderai pas aux attaques contre les méthodes nouvelles. Nous les avons formulées bien avant le rédacteur de Nouvelle Critique (voir « Naissance d’une pédagogie populaire », page 288 et suivantes). Nous ne sommes point Méthode nouvelle. Nous avons dénoncé en son temps l’erreur des tendances anarchistes ou de l’individualisme exagéré du Plan Dalton que Jdanov a eu raison de condamner en U.R.S.S. (voir «Naissance d’une pédagogie populaire», page 150). Nous n’en sommes point pour une conception idyllique de la liberté, à laquelle nous préférons l’organisation de la vie et du travail social (voir « Naissance d’une pédagogie populaire », pages 141, 142, 143). Ce n’est pas nous, enfin, qui liquidons l’influence du maître puisque la rubrique aujourd’hui fameuse d’Elise Freinet : La part du maître, la part de l'enfant, montre au contraire au éducateurs le rôle éminent, vraiment magistral, que l’Ecole Moderne attend d’eux.

La situation de la pédagogie française n’est pas celle de l’U.R.S.S. L’U.R.S.S. peut user des manuels : elle a à sa portée le monde ouvert de la nature et du travail qui redonnent à la vie la primauté sur le livre. Nous devons, nous, en praticiens, prévoir des techniques de travail mieux adaptées aux possibilités actuelles, et quelques-unes de nos réalisations sont, dans ce sens, définitives.

Les attaques éventuelles /contre les méthodes nouvelles, et notamment contre les 6e nouvelles, ne nous étonnent point. Nous les avions annoncées, et nous avons essayé de nous prémunir des éclaboussures par lesquelles on ne manquerait pas d’essayer de nous atteindre. Seulement, nous ne sommes pas un mouvement qu’on sape un tant soit peu par des suppressions de crédits. Nous n’avons jamais bénéficié d’aucun crédit. Nous continuerons donc à travailler comme par le passé, dans les mêmes conditions économiques et sociales qui sont celles du peuple.

Mais la grosse critique, celle qui nous paraît ébranler, ou du moins faire hésiter quelques camarades progressistes, est celle-ci :

L’Ecole moderne, telle que nous la pratiquons au sein de la C.E.L., si enthousiasmante soit-elle, ne saurait mener à la reconsidération sociale indispensable. C’est vers l’action militante que nous devons aller et ne pas nous endormir autour de nos succès à l’Ecole. «Quant à moi, nous écrit la camarade Roullaut, j’ai sacrifié au cours de ces dernières années plus de 50.000 fr. pour mon école. J’aurais mieux fait de les donner aux dockers en grève. J’ai l’impression d’ailleurs que, par l’aide financière que nous consentons ainsi, nous encourageons l’Etat à se désintéresser toujours davantage de l’Ecole. »

« Si l’administration nous réserve aujourd'hui çà et là ses bonnes grâces, écrit un autre camarade, c’est qu’elle y voit son avantage de classe. Nous ne devons pas tomber davantage dans le panneau... Je ne collaborerai plus ni pour un bulletin, ni pour une conférence, avec l’administration. »

Si l’on discutait dialectiquement, il faudrait examiner d’abord si les instituteurs dominés par la routine et la tradition, attelés à une besogne dépourvue de sens et de but, sont, de ce fait, plus particulièrement prédisposés à l’action militante et si, en recommandant le traditionnalisme scolaire, on sert et encourage l’action sociale et politique des éducateurs ; ou si ce ne serait pas justement le contraire ; si le ronron de la classe habituelle ne tend pas à endormir socialement l’éducateur et si les meilleurs militants ne sont pas justement ces hommes et ces femmes qui ont trouvé dans la reconsidération vivifiante de leur travail pédagogique des raisons nouvelles de mieux comprendre les efforts et les luttes des travailleurs et de s’v associer généreusement, car tout se tient et c’est vers une maturité syndicale, politique et pédagogique que marchent des éducateurs conséquents (voir «Naissance d’une pédagogie populaire», pages 382, 383.)

Il faudrait voir ensuite si les instituteurs qui ne font aucun sacrifice pour l’Ecole ne sont pas ceux justement qui n’en consentent aucun pour les luttes sociales. Et si ceux, au contraire, qui ont pris dans leur classe l’habitude d'une large générosité au service d’une cause exaltante, ne sont pas ceux à qui on ne fait jamais appel en vain. La vraie question n’est pas celle d’une préséance dans l’effort à fournir, mais celle du dévouement dans tous les domaines où la lutte l’exige. Les camarades qui sont dans l’action savent que ce sont toujours les mêmes qui donnent...

Quant à savoir si ces fonds que, par notre apport ou par notre action, nous parvenons ainsi à procurer pour nos pauvres écoles n’encouragent pas l’Etat à accroître encore sa ladrerie, c’est une question qui a été souvent posée à propos des coopératives scolaires et à laquelle nous avons déjà eu l’occasion de répondre (1). Et nous y répondons encore une fois, par notre expérience menée à l’échelle de quelques dizaines de milliers d’écoles : partout où l’instituteur se contente de son rôle traditionnel jalousement abstrait de la vie, axé sur les livres et les leçons et non sur les luttes du milieu ambiant, la masse des parents ne s'intéresse pas à une école qui n’est pas leur école ; ils ne la défendent pas, ne l’aident pas et la laissent s’accommoder à sa guise des lois et règlements retardataires.

Quand, par nos techniques, par le texte libre, le journal scolaire, les échanges, la coopérative, l’Ecole s’intègre au maximum au milieu prolétarien ; quand les parents font bloc avec leur école, ils savent, certes, consentir des sacrifices dont ils comprennent les buts, mais aussi réclamer et obtenir des Pouvoirs publics une plus grande et plus efficace sollicitude pour l’Ecole de leurs enfants.

L’expérience montre que ce sont toujours les écoles les plus vivantes, celles souvent qui ont déjà réuni par elles-mêmes les fonds initiaux qui obtiennent des Pouvoirs publics les subventions les plus importantes.

Et nous devrions abandonner l’Ecole à son triste sort, dans l’espoir béat de l’avènement d’un régime qui, par un coup de baguette magique, la transformera et la magnifiera ?

Depuis un siècle, les ouvriers organisés luttent et meurent pour obtenir, dans ce régime et sans attendre la venue du socialisme libérateur, une amélioration progressive à leurs conditions de travail : sécurité, assurance, culture, loisirs. On aide le paysan à mieux soigner sa terre pour la mieux faire produire et la mieux aimer. On réclame pour les métallurgistes et les mineurs, et dans ce régime, des conditions de travail toujours plus humaines qui les encouragent à envisager et à préparer le monde libéré qui sera digne de leurs sacrifices.

Et seuls les instituteurs, eux qui ont la charge de faire éclore, dans la fleur de l’enfance, le fruit qui donnera la graine de demain ; seuls ces travailleurs dont on ne dit pas assez l’ingratitude décourageante de leur difficile métier, seraient condamnés sans rémission à travailler avec des outils vieux d’un siècle, selon les techniques désuètes et inefficientes, dans des conditions d’hygiène et d’installation qui sont un défi constant à l’humanité ! Et nous seuls n’aurions pas le droit de nous préoccuper de notre propre sort et du sort des plantes fragiles qui nous sont confiées ; nous seuls devrions rester les hommes en proie aux enfants, alors que les ouvriers eux-mêmes se refusent à être les hommes en proie aux machines ! Et on pourrait supposer qu’en éteignant dans l’exercice de notre métier toute étincelle de vie et tout enthousiasme, en semant la mort sur les espoirs et les soucis des éducateurs, nous pourrions préparer à la lutte et à la vie !

Quelle inconséquence et quelle méconnaissance du rôle et des aspirations des pédagogues qui ne seraient pas dignes de ce beau nom d’éducateurs si, à l’exemple des mères de famille, ils ne se donnaient sans réserve, même dans ce régime ingrat, pour entretenir et attiser chez les enfants la petite flamme dont nous voudrions faire demain l’universelle clarté !

Nous sommes des éducateurs : nous ne pouvons pas ne pas nous intéresser à notre classe, ne pas essayer de la rendre au maximum vivante et efficiente, en accord avec les parents et avec le milieu, contre l'exploitation et l’abêtissement.

On ne sert jamais la vie par l’obscurantisme. Et c’est verser indirectement dans l’obscurantisme que de piétiner dans la routine pédagogique, de s’en tenir au plan verbal de la critique sans pouvoir parvenir à l’action qui seule compte. Il y a un militantisme pédagogique comme il y a un militantisme social et politique et le livre « Naissance d’une pédagogie populaire » en donne l'émouvant témoignage.

Nous servons la vie par la vie.

***

Nous aurons peut-être à nous défendre aussi, dans les mois qui viennent, contre l’affirmation d’une formule qui se présenterait comme la pierre de touche de l’éducation progressiste. Et c’est au nom de ce principe qu’on nous a, d’avance, condamnés.

« Ce n’est pas, nous écrit une camarade, parce qu’on a adopté l’imprimerie et nos techniques que l’enseignement sera démocratique. Tout dépend non pas de la forme de l’enseignement mais de son « contenu ». Et ce contenu laisse chez nous bien encore à désirer, témoins les erreurs ou les insuffisances signalées par Snyders dans certaines B.T. et qui lui font écrire : « La documentation que Fremet distribue dans ses écoles, et dont il est bien évidemment responsable même s’il ne l’a pas rédigée lui-même, présente un caractère tellement réactionnaire. »

Je m’élève d’abord contre l’idée de « contenu » formulée d’une façon aussi absolue, et cela pour des raisons de compréhension psychologique et pédagogique. Nous comprenons cependant cette préoccupation de la part de secondaires intellectualistes qui attribuent encore à leurs leçons et à leurs exposés doctrinaux des vertus que l’expérience a depuis longtemps démenties. La question peut se poser pour eux : ils ont affaire à des pré-adolescents et à des adolescents, bourgeois ou petits-bourgeois, maîtres déjà d’une certaine expérience et susceptibles peut-être d’être influencés par le contenu du manuel ou la forme de la leçon. Et encore, il n’est pas certain que ce que nous allons dire pour le premier degré ne soit pas valable pour le 2d degré. C’est l’expérience seule qui en décidera.

Au premier degré, dans un milieu à cent pour cent prolétarien, la part de l'enseignement verbal est excessivement réduite. Il n’y a qu’une parole qui porte : C’est celle qui est l'expression de notre vie commune de travailleurs, cette vie de peines et de soucis qui garde en elle les plus sûrs enseignements d’un marxisme qui est inscrit dans la condition même des travailleurs.

Quand ils parlent de « contenu » de l’éducation, nos camarades pensent d’abord à l’enseignement de l’histoire et de la géographie, et de ce qu’on appelle aujourd’hui l’étude du milieu. Les professeurs voudraient peut-être nous voir reprendre — pourvu qu’elles aient un contenu un peu plus démocratique, — les belles leçons de manuels inspirés par leurs enseignements et dans lesquels on expliquerait, selon les mêmes formules scolastiques de bourrage de crânes capitaliste, les idées directrices de la grande histoire des peuples. Seulement, nous qui sommes les ouvriers à même l’élément à éduquer, nous savons qu’un tel « contenu » ne peut être compris et senti par l’enfant que lorsque celui-ci a acquis, par un autre travail que nous nous appliquons à réaliser, le sens historique, le sens de la durée et de l’action de l’homme sur les éléments, sur la société et sur les autres hommes. Il est aussi inutile et vain de parler à un enfant de 8 à 12 ans des guerres et traités de Louis XIV que des constitutions successives de la Révolution française. Et en lui enseignant des mots qui ne sont que des mots, des idées sans assise sûre dans sa vie et dans son expérience d’enfant du peuple, vous faites du dogmatisme. Et le dogmatisme est toujours une erreur pédagogique, sociale et politique.

Le « contenu » de notre éducation, il est d’abord dans la vie même des enfants du peuple et dans la vie de leur milieu populaire. C'est cette vie que nous scrutons avec un maximum de rigueur scientifique et parce que l’impartialité nous sert. Nous avons trop souffert de ce que Barbusse appelle le « désordre de l'erreur » pour ne pas être certains que la «vérité est toujours révolutionnaire». Nous savons aussi qu’il y a plus de marxisme vivant dans cette vie et ce travail du peuple que dans les livres les plus savants et les plus riches de contenu de tous nos Snyders.

Nous savons par expérience que lorsque nos enfants auront, appris ainsi, à même la vie, à comprendre et à juger l’histoire qui se fait, celle aussi qui reste inscrite dans les pierres des maisons, dans la forme des outils et des véhicules, comme dans la mémoire déjà incertaine des hommes, alors ils seront préparés d’une façon définitive à comprendre et à juger la grande Histoire. Ils ne seront plus dupes des mots et des formules, même révolutionnaires, ils seront en mesure d’exiger pour la véritable histoire un contenu qui ne soit plus ce stérile verbiage avec lequel les scoliastes ont toujours, en définitive, servi les exploiteurs aux dépens du peuple.

Il nous serait facile de montrer que ce même raisonnement est exactement valable pour l’enseignement géographique comme pour l’étude du milieu. Nous opérons, pour toutes les disciplines, cette reconsidération profonde, préoccupés que nous sommes — et quelles que soient nos tendances politiques — de cultiver avant tout le bon sens, le sens scientifique, la connaissance expérimentale pourrais-je dire, des grandes lois humaines en nous défiant des formules et des mots qui, parce qu’ils ne sont que des mots, et quelles que soient leurs teintes, sont presque des mensonges.

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Ce raisonnement nous amène alors à la conception et à la réalisation de nos B.T., si vertement critiquées par des camarades qui les considèrent comme de vulgaires manuels que l’enfant étudie pour faire ses devoirs et réciter ses leçons.

Nous aurions fait vraiment de la belle besogne si nous n’avions su que publier, sous une nouvelle forme, des manuels que nous avons si délibérément condamnés ! Nos B.T. ne sont point des morceaux de manuels, mais des outils de travail, des documents les plus simples et les plus vivants possibles « pour le travail libre des enfants ». Nous les offrons aux élèves qui, au cours de leurs recherches profondes, éprouvent le besoin naturel d’étendre et de développer leurs connaissances et leur expérience. Et ces documents n’ont la valeur pédagogique que nous leur attribuons que s’ils sont repensés et critiqués, s’ils s’insèrent de façon intelligente et définitive dans le processus formatif de l’expérience enfantine. Quand nous présentons une usine métallurgique en Lorraine, nous n’avons point la prétention de réduire en 24 pages tout le problème complexe de la métallurgie. Nous arriverions alors au plus abominable des digests. Ce que nous apportons n’est qu’un schéma documentaire, une documentation de base qui doit être obligatoirement discutée et complétée dans nos classes, à l’aide de cet autre outil dont on se garde bien de dire s’il est réactionnaire et qui est le Fichier Scolaire Coopératif. Si nous avons le fichier riche que nous souhaitons, il nous sera alors possible, et facile, de compléter le schéma de nos B.T. par ces documents dont l’enfant aura senti le besoin et qui prendront de la valeur parce qu’ils seront, par lui, intégrés dans la synthèse vivante qui est le but, en définitive, de toute éducation.

Il résulte de ces explications que nos B.T. sont, de par leur conception même, incomplètes, que nous nous appliquons à leur donner une valeur documentaire la plus sûre possible (et nous ne prétendons pas y parvenir toujours à cent pour cent) qu’il appartient aux enfants, avec l’aide active de leurs maîtres, de compléter, par leur propre expérience critique, et selon nos techniques, en puisant dans la vie et le travail d’une part, dans les livres, les fiches, la photo ou les films d’autre part.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire parfois, nous redonnons à l’éducateur, dans notre pédagogie, une place éminente. C’est de lui, et non de livres impersonnels et toujours partiaux, que nous attendons l’orientation dans le sens démocratique de nos efforts éducatifs. Et ceci nous ramène à la prépondérance dans nos techniques, et au premier degré du moins de l’expérience formative dans tous les domaines, de la vraie culture, sur le contenu verbal et formel d’une éducation dogmatique que nous prétendons avoir radicalement dépassé.

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Si nous nous sommes ainsi attardés à ces mises au point essentielles, c’est que nous nous sentons à un tournant.

Quelques camarades, ceux-là même qui, jusqu’à ce jour, avaient été à l’avant- garde de notre mouvement parce qu’ils étaient persuadés que le premier devoir d’un militant est d’être d’abord un ouvrier exemplaire, surtout quand cet ouvrier est un éducateur, vont-ils maintenant tourner le dos à ce qui fut leur vie et s’éloigner de notre enseignement dangereusement qualifié de réactionnaire par un secondaire étranger à notre pédagogie populaire ? Snyders dit bien : « Il ne s’agit naturellement pas de revenir à l’Ecole traditionnelle et bourgeoise ». Comme s’il y avait actuellement deux routes possibles en pédagogie et si des éducateurs étaient susceptibles de trouver ailleurs mieux que chez nous cette atmosphère de travail loyal, effectif, fraternel, cette compréhension profonde du complexe d’éducation dont « Naissance d’une pédagogie populaire » est l’émouvant témoignage et qui est la marque du seul mouvement de pédagogie progressiste de France ? S’en iront-ils à l’écart de l’immense et profond courant que nous avons créé constituer une petite secte, sévère dans ses principes mais impuissante dans l’action qui, pour nous, seule compte ? Ou bien continueront-ils, comme nous l’espérons, à œuvrer fraternellement avec nous dans ce milieu où toutes les idéologies s’affrontent, pour que, ensemble, nous nous appliquions dès maintenant, dans ce régime, à soustraire les enfants qui nous sont confiés à l’envoûtement de l’autorité, à l’abêtissement de la brutale discipline, à la sujétion des mots et des formules comme d’autres militants luttent pour les soustraire à l’avilissement de la faim et à l’anéantissement de la guerre ?

Ils diront eux-mêmes s’il est possible à des militants d’être progressiste hors de l’Ecole et réactionnaire dans leur classe. Nous sommes sûrs d’avance de leur choix.

Vous connaissez notre passé. Si nous devions en renier un seul épisode, nous n’en aurions pas donné un compte rendu si fidèle dans les 400 pages de Naissance d’une ‘pédagogie populaire. Relisez ces pages, vivez un instant avec nous les luttes âpres que nous avons menées, les soucis majeurs des périodes socialement et politiquement si difficiles où nous n’avons point sombré ; appréciez les prises de position longuement rappelées dans des leaders ou des décisions de congrès qui jalonnent et éclairent notre longue route au service de l’enfance populaire.

Nous ne pouvons aujourd’hui dire qu’une chose : nous continuerons dans cette voie qui nous a permis, par une unité fraternelle jamais menacée de mettre debout un mouvement pédagogique d'une ampleur sans exemple, en France et peut-être dans le monde, un mouvement pédagogique progressiste et laïque, parce que tous les éducateurs sont forcément progressistes et laïques, prolétarien de nature parce que nos enfants sont tous des enfants du peuple et que les problèmes qui se posent à nous sont des problèmes d'éducation populaire. Qu’on relise ce livre et on verra si nous n’avons pas rappelé à maintes reprises notre souci majeur de soustraire nos enfants du peuple à l’exploitation, à l’erreur, à la déformation capitaliste, à l’idéalisme trompeur, la nécessité pour les éducateurs de défendre la santé, la, dignité et la vie de .leurs enfants, de lutter donc contre tous régimes d’exploitation, de misère et de mort.

Nous sommes tous d’accord là-dessus, comme nous sommes tous d’accord aussi pour faire d’abord œuvre de vérité, persuadés que nous sommes que cette vérité est pour nous la meilleure arme pour notre éducation populaire. Nous sommes et nous restons contre tout bourrage de crânes, y compris donc contre les bourrages de crânes qui se disent progressistes mais qui ne sont que théorie rabâchée du haut d’une chaire. Nous ne visons pas à faire de nos enfants des adhérents fidèles d’une religion, mais nous nous appliquons à former les hommes qui, demain, sauront dire non au mensonge, à l’exploitation et à la guerre et qui sauront réaliser la puissante société démocratique dont nous essayons de préfigurer en petit dans nos classes, l’organisation et l’esprit.

Bounichou parle des raisons opportunistes qui font hésiter parfois nos adhérents qui arrêtent l’enquête et l’inquiétude enfantine au moment de l’explication de la vente. « Est-ce la faute de Freinet ? dit-il encore. Partiellement peut-être pour des raisons opportunistes que l’on peut regretter. »

Et cela est exact. Nous n’écrivons pas et nous n’imprimons pas dans nos Enfantines, dans nos B.T. ou même dans nos journaux scolaires tout ce que nous voulons. Nous sommes tous limités, et il nous est bien facile de le reconnaître, par le milieu social, pas toujours favorable à notre Ecole, dans lequel nous vivons. Les ennemis de classe, la réaction sociale, politique et religieuse, les adversaires de toujours de l’école laïque sont là qui nous guettent pour nous accabler au nom d’une neutralité dont ils font bon marché, mais à laquelle nous sommes astreints et que nous respectons. Nous avons tous ce souci dans nos classes ; nous sommes obligés de l’avoir aussi vif et aussi sévère à la direction du mouvement afin que nos camarades n’aient aucun ennui grave avec les outils que nous mettons entre leurs mains. Il suffit que nous ayons avec nous la masse des instituteurs et la grande masse des parents. Alors, très loyalement, selon nos techniques et dans notre esprit, nous irons ensemble très loin dans la préparation de l’Ecole du Peuple à l’image du Peuple.

Nous sommes bien à l’aise pour dire toutes ces choses parce que nous gardons jalousement notre liberté vis-à-vis des Pouvoirs publics et des organisations politiques ou religieuses. Nous restons au service des enfants du peuple et nous ne nous livrons qu’aux organisations syndicales qui œuvrent comme nous pour la masse du peuple.

Nous n'avons d’autre ambition que de servir humblement, en instituteurs dévoués, compétents et conscients, l’éducation des enfants du peuple. Nous ne recherchons ni honneurs ni profits, mais, en citoyens conscients, nous ne nous laissons pas exploiter non plus par ceux qui voudraient bien tirer de nos efforts donneur et profit.

Snyders insinue jésuitiquement dans l’article incriminé que « le gouvernement qui asphyxie chaque jour davantage notre enseignement... n’a que tendresse pour ses méthodes nouvelles, n’a de tendresse que pour les méthodes nouvelles » et que Freinet, sans doute, en aurait sa part. .

Et oui, Freinet en a eu sa part, comme Snyders, compagnon d’infortune peut- être de notre regretté camarade Bourguignon à Dachau. Et Freinet continue à subir sa part d’incompréhension, d’injustice et de calomnies de la part même de camarades mal renseignés ou incompréhensifs. Et l’on a vu, hélas ! dans L'Ecole Buissonnière, comment chemine la calomnie.

A vous, adhérents de la C.E.L., ouvriers au même titre que Freinet de cette grande œuvre qui vous passionne et vous honore, à vous, éducateurs du peuple, de resserrer les rangs autour des camarades qui, depuis près de trente ans, expriment et défendent vos besoins et de faire reculer l’incompréhension et la calomnie. Je redis encore une fois, comme au Congrès : « la vérité, cette victoire du prolétariat, vaincra».