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DITS DE MATHIEU - Ceux qui font encore des expériences

Juin 1950

Il y a, dans la vie, deux sortes d'individus : ceux qui font encore des expériences et ceux qui n’en font plus.

Ils n’en font plus parce qu’ils se sont assis au bord de la mare à l’eau dormante, dont la mousse a effacé jusqu’à la limpidité et jusqu’au pouvoir qu’ont parfois les mares de changer de couleurs selon les caprices du ciel qu’elles reflètent. Ils se sont appliqués à définir les règles de l’eau morte, et ils jugent désordonnée, incongrue et prétentieuse l’impétuosité du torrent troublant l’eau de la mare, ou le vent qui balaie un instant vers les bords les mousses stagnantes, redonnant un court souci de profondeur azurée à la nappe verdâtre.

Ils ne font plus d’expériences parce que leurs jambes lasses ont perdu jusqu’au souvenir de la montagne qu’ils escaladaient naguère avec une audace qui triomphait parce qu’elle allait toujours au-delà des ordonnances et des prescriptions de ceux qui s’appliquent à réglementer l’ascension au lieu de la vivre. Ils se sont confortablement installés dans la plaine toute marquetée de routes et de barrières et ils prétendent juger selon leur mesure à eux la hardiesse des montagnes dont les aiguilles semblent défier l’azur.

Ils ne font plus d’expériences. Alors ils voudraient arrêter la marche de ceux qui risquent de les dépasser et de les surclasser. Ils essaient de retenir les inquiets et les insatisfaits qui grondent avec le torrent ou qui partent var des voies inexplorées, à l'assaut des pics inaccessibles. Ils codifient sur leurs grimoires les lois de la mare morte ou de la plaine marquetée et ils condamnent d’avance, au nom d’une science dont ils se font les grands maîtres, toutes les expériences qui visent à sonder ce qui reste encore d’inconnu, à découvrir des voies hors des routes traditionnelles, et à tenter chaque jour l’impossible parce que c’est cet incessant assaut de l’homme contre l’impossible et l’inconnu qui est la raison vivante de la science.

Il y a deux sortes d’hommes : ceux qui font des expériences et ceux qui n’en font plus. Il faut, hélas ! en ajouter une troisième : celle des malfaiteurs qui ne craignent pas de bondir avec le torrent ou d’escalader les pics avec les intrépides, mais dans le seul souci de s’approprier, pour les exploiter à leur profit, les découvertes désintéressées des éternels perceurs d’ombres, des chasseurs de vérité, des créateurs de justice, de lumière et de beauté.

Avec notre idéal, ils font Hiroshima. Jusqu’au jour où nous leur barrerons la route pour reconquérir la vraie science, dynamique et humaine, que nous faisons tous ensemble, avec nos muscles, avec notre cœur, avec notre volonté et avec notre sang.