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DITS DE MATHIEU - les « bavardeurs »

Novembre 1948

Il y a, dans nos villages, les « babillaïrés » et les « travaillaïrés » — les « bavardeurs » et les travailleurs.

Le travailleur travaille d’abord. C’est dans son travail, à travers et par son travail, qu’il réfléchit, qu’il apprend, qu'il juge, qu'il sent et qu’il aime.

Le « bavardeur » parle d’abord. La supériorité que le travailleur demande à son ingéniosité et à sa ténacité, il prétend la tirer, lui, de son habileté à manœuvrer les mots et à ajuster les systèmes dans un enchevêtrement de règles et de théories dont il est le grand prêtre. C’est ce qu’il appelle prétentieusement la « logique » et la « philosophie ».

Vous apprenez à monter à bicyclette comme tout le monde apprend à monter à bicyclette. Les « bavardeurs » vous expliqueront que c’est là une erreur : ne faut-il pas connaître au préalable les lois de l’équilibre et les exigences de la mécanique ?

Mais, eux, ne savent pas monter à bicyclette !

S’ils osaient, ils vous prouveraient que vous avez tort de laisser parler vos bébés de façon si peu scientifique, et ils vous enseigneraient à longueur de journée les lois inéluctables du vrai langage.

Mais vos enfants seraient muets !

Ces mêmes bavardeurs nous ont persuadés de la nécessité de commencer l’expression écrite par l’étude méthodique de la grammaire et de procéder graduellement du mot à la phrase, de la phrase au paragraphe, puis au texte complet.

Ils connaissent la grammaire mais ils ont perdu le don de l’écrit suggestif et vivant.

Ils nous disent de même, avec une impudeur qui n’a d’égale que notre crédulité, les vertus du labour et les charmes bucoliques des travaux des champs. Car leur rôle n’est pas de labourer mais de parler. Et c’est dans une salle quiète qu’ils expliquent avec science et logique comment on laboure, et ce que nous disent les sillons fraîchement labourés ou les lignes de peupliers pleurant à l’automne les larmes d’or de leurs feuilles mouvantes.

Mais, eux, ne savent pas labourer !

Je n’ai rien à dire à mon apprenti laboureur, sinon les mots denses qui apportent au moment voulu les conseils pratiques ou les gestes attendus, et les sentiments intimes qui se traduisent d’un mouvement, d’un regard ou d’un silence.

Mais mon homme se haussera à cette philosophie des sages qui est l’aboutissement de la science, de la logique et du travail.

Et il sait labourer !