Raccourci vers le contenu principal de la page

Dits de Mathieu - Le frémissement de la paix

Avril 1949

Le troupeau de brebis et de chèvres s'en allait sur la route blanche. Les bêtes étaient confiantes et sereines parce que marchait en tête le berger familier, avec d'un main le fouet professionnel et, de l’autre, un premier rameau de pêcher rose que le printemps venait d'éclore.

 
... Tout à l'heure, une porte d'abattoir s'ouvrira. Le berger disparaîtra brusquement, ou du moins son rameau de pêcher rose. Il ne restera que le fouet qui fera se décider les derniers hésitants.
 
Mais voilà qu'une chèvre suspecte - et subtile - commence à s'agiter, inquiète. Elle lève la tête et renifle, puis fait mine de s'arrêter. Et cette hésitation se communique comme une traînée de poudre à la bande maintenant frémissante qui devine le danger. Le berger abandonne, alors, son rameau de pêcher rose et, à grands de fouet, s'essaye à ramener les bêtes égarées dans l'inconscience docile de leur destinée de pourvoyeuses d'abattoir. Trop tard : la chèvre subtile a pris un chemin de traverse et le troupeau la suit, loin de l'odeur de sang, en direction des tentants prés verts de la sécurité et de la paix.
 
Nous sommes le vaste troupeau que de mauvais bergers, tenant d'une main le fouet de la fausse justice et de l'autre le rameau d'olivier dont ils ont perverti le symbole, conduisent vers la prochaine hécatombe. Il ne vous suffit pas de suivre passivement le rameau d'olivier ni de vous abriter derrière de commodes étiquettes. Ce qu'il faut, c'est que, parmi cette masse immense en marche vers ses destins se dressent le plus grand nombre possible d'hommes et de femmes, subtils et courageux, qui connaissent, hélas ! l'odeur et le prix du sang et la valeur des symboles.
 
Leur active inquiétude fera passer sur la masse un décisif frémissement. Les hommes et les femmes et les jeunes - qui veulent vivre - prendront eux aussi les chemins de traverse, renversant les barrières, envahissant les pacages, et les faux bergers courront en vain, avec leur fouet d'une main et de l'autre leur rameau d’olivier rageur, pour ramener les, troupeaux vers le chemin de l'abattoir.
 
Que les hommes subtils et courageux lèvent la tête et s'engagent les premiers dans les sentiers libérateurs. Et que, parmi ces premiers, se trouve la grande armée pacifique des éducateurs du peuple. Alors ira s'amplifiant l’irrésistible frémissement de la paix.