Raccourci vers le contenu principal de la page

Une expérience pédagogique qui fera date

Dans :  Mouvements › mouvement Freinet › 
Juin 1949

Notre idée de modernisation de l’Ecole gagne du terrain. Elle s’imposerait plus totalement encore si l’éducation des enfants ne souffrait d’erreurs foncières qu’il nous faut aujourd’hui attaquer et détruire.

 
L’apiculteur abandonne ses ruches en écorce le jour où il se rend compte, à l’expérience, de la supériorité des ruches modernes.
 
Le jardinier ne s’obstine pas à cultiver ses vieux arbres, vigoureux certes comme des sauvageons, mais qui produisent, selon leurs caprices, des fruits dégénérés sans valeur marchande. Il défonce fume, choisit les plants, les suit et les forme parce que l’expérience lui a montré la rentabilité de son travail.
 
Les chevaux de course sont une démonstration merveilleuse de ce que peut donner la patiente intelligence des éleveurs : patience qui n’a d’égales, dans des domaines plus pratiques, que les expériences méthodiques qui, en certains pays, ont amélioré à 500 %, la qualité et le rapport des vaches laitières et produit des milliers d’espèces nouvelles de plantes et de fruits, de blé rustique et vivace, de tomates et de raisins qui montent vers les pôles.
 
On peut discuter de l’explication théorique de cette amélioration des espèces, -qui est éducation -, mendéliens et mitchouriniens peuvent s’affronter dans une controverse qui secoue les Universités du Monde ; un fait, du moins, reste
incontestablement : pratiquement, les hommes améliorent d’une façon très sensible les espèces végétales et animales.
 
Mais, jusqu’à ce jour, rien d’aussi méthodique, rien d’aussi audacieusement expérimental n’a été tenté pour l’amélioration, - c’est-à-dire l’éducation, de l’espèce humaine. Les vergers peuvent se développer dans le village, alignés et généreux ; le cheptel à soigner pourra bénéficier de constructions modernes, propres et aérées et munies d’une installation mécanique sans reproche ; les silos domineront la plaine, orgueil de la région ; - mais les enfants eux, seront nourris aussi empiriquement et irrationnellement qu’autrefois ; ils continueront à s’étioler dans les taudis et l’Ecole restera un des bâtiments les lus vétustes et les plus pauvres de la commune, avec toujours le même matériel rudimentaire qu’il y a 50 ans.
 
Pourquoi cette anomalie ?
 
Je sais bien qu’il y a à cela une raison peut-être capitale d’organisation économique, sociale, et donc politique. Les producteurs ont avantage à ce que le rucher donne son maximum de miel, la vache un gros pis de lait, le froment une bonne récolte. Et encore cela n’est pas toujours exact, puisqu’on connaît des cas nombreux de découvertes qui ont été étouffées par ceux-là mêmes qui s’enrichissent de la pénurie et de la misère.
 
Pour ce qui concerne l’homme, les régimes d’exploitation n’ont jamais examiné les questions sous l’angle rationnel d’une éducation qui risquerait de se retourner contre leur despotisme. Et ce n’est que dans un régime socialiste que pourra et devra être étudiée la solution humaine de l’éducation.
 
Notre rôle à nous est justement de jeter bas les dogmes cultivés et entretenus par les profiteurs de l’erreur, et de faire comprendre aux éducateurs et aux parents les évidences que nous dicte le simple bon sens. La chose est possible en 1933, toute la réaction pouvait ameuter contre nos innovations une portion au moins du peuple effrayé de nos audaces. En 1949, le film L’Ecole Buissonnière rencontre partout une sympathie compréhensive qui prouve dans quelles mesures le grain semé a pu lever.
 
Les principes que nous rappelons aujourd’hui, et que nous tâchons, dans notre mouvement de l’Ecole Moderne, mais surtout dans notre école Freinet, de hausser jusqu’à la certitude scientifique, peuvent heurter aujourd’hui certains milieux scientifiques, psychologiques ou pédagogiques : ils seront demain l’incontestable évidence.
 
*
**
 
Ceux qui avaient intérêt à nous dominer, nous ont fait croire qu’un enfant, ça ne s’élève pas comme un animal, ni selon les mêmes principes. Nous sommes victimes, là, du vieux dogme scolastique et religieux qui enseigne la dualité de l’homme, d’une part la matière, et la guenille, qu’une amélioration du standard de vie peut améliorer sans que soit influencée la partie noble de l’individu, que les uns nomment âme et les autres intelligence. On nous a même persuadés de cette erreur criminelle que l’élévation et la libération de cette âme ou de cette intelligence étaient sans rapport avec la libération matérielle qui risquait parfois de la contrarier. Toujours est-il que, de tous temps, et aujourd’hui encore, dans les établissements scolaires des divers degrés, les modes de vie des enfants et des étudiants, leurs conditions de logement et leur nourriture ne sont jamais considérés en rien comme des fonctions de l’éducation qui dépend exclusivement des leçons magistrales, de l’intelligence ou de la volonté.
 
Nous touchons certes là à toute l’erreur scolastique que nous nous appliquons à saper, avec un succès dont nous nous félicitons. Si, par éducation, on entend la maîtrise de quelques techniques scolaires : lire (sans comprendre), compter (sans connaître le sens du calcul), écrire (sans savoir exprimer la pensée), alors nous pourrions certes raisonner parfois comme les parents qui disent : « Nous n’avions pas d’école moderne, ni d’imprimerie, ni d’outils de travail, et cela ne nous a pas empêchés d’apprendre à lire et à écrire... » Les mêmes parents font d’ailleurs souvent suivre leurs observations de souvenirs humoristiques : coups de règles reçus et punitions endurées...
 
Mais si, comme nous le faisons sans cesse, nous élargissons et nous approfondissons le sens du mot éducation, alors n’importe qui, sauf les professeurs peut-être, comprendra que le perfectionnement permanent des enfants de l’homme est tout entier engagé dans le processus éducatif.
 
Nous résumons ainsi les principes dont nous aurons à prouver expérimentalement l’évidence, nous réservant de reprendre ultérieurement l’étude plus complète de chacune de ces questions :
 
1° L’INTELLIGENCE, dirons-nous d’abord aux parents et aux éducateurs, n’est pas le produit d’une fonction spéciale : elle est, avant tout et exclusivement, expérience.
 
Plus vos enfants auront développé leurs expériences dans tous les domaines, plus ils seront efficients, plus ils seront intelligents, plus ils seront cultivés. Mon livre « ESSAI DE PSYCHOLOGIE SENSIBLE » en fera la démonstration. Les observations de notre Commission de la Connaissance de l’Enfant corroborent mes enseignements.
 
Cette expérience, qui mène à l’intelligence et à la culture, se réalise selon un processus qui est commun à tous les êtres vivants. L’espèce humaine a seulement l’avantage de développer sans cesse cette expérience vers ce qu’on appelle l’infini et l’idéal.
 
Le temps n’est pas si loin où, pour exalter la majesté de l’homme, on se refusait à reconnaître à la plante et à l’animal aucune des qualités qui dépassent le mécanisme et l’instinct. Nous pouvons affirmer aujourd’hui, et prouver, - et toute la science physique et chimique nous y aidera, - que la vie est une, et que le comportement qui la sert, la développe, et l’exalte est partout de même nature, à base d’expérience ; seules varient, selon les espèces, l’étendue, le rythme et l’intensité de cette expérience.
 
Si cela est, - et nous en faisons la preuve, - les principes qui ont permis aux biologistes et aux praticiens l’amélioration incontestable et l’évolution des espèces végétales et animales, sont valables pour l’élevage humain.
 
Quels sont ces principes ?
 
3° Il y a, dans le comportement des individus, une part importante d’hérédité seulement cette hérédité n’est pas plus une fatalité pour l’espèce humaine qu’elle n’est une fatalité pour les espèces inférieures. On améliore l’hérédité des plantes et des animaux. Une éducation, un élevage rationnels, peuvent et doivent améliorer l’hérédité humaine.
 
Il y a là toute une science qui attend ses premiers ouvriers.
 
L’élevage et l’éducation, qui se répercuteront sur l’hérédité commencent dès avant la naissance. En tous cas, loin de penser, comme naguère, que l’action éducative n’était valable et efficace qu’à l’âge de raison, vers huit ans, il faut savoir, au contraire, que l'influence éducative sur les individus va décroissant à mesure que se constituent les cellules et que se pérennise le faisceau des comportements et de règles de vie résultant de l’expérience.
 
Pour matérialiser le principe ainsi énoncé, nous pourrions dire que les possibilités éducatives, entamées peut-être par 20 % d'hérédité, seraient de 80% à la naissance, de 50 % à un an, de 30 % a huit ans, 20 % à dix ans, 10 % à, douze ans, 5% à, quatorze ans, (ces chiffres n'étant donnés qu'à titre indicatif, sans rigueur expérimentale). Après la puberté, l'action éducative est presque nulle : l'arbre a sa consistance ligneuse ; il est trop tard pour l'orienter et le guider.
 
L'amélioration de l'espèce, donc l'éducation, est fonction de deux facteurs essentiels et souverains : le MILIEU INTERNE (alimentation, respiration, circulation), le MILIEU EXTERNE (physique et social).
 
Comme pour les plantes et les animaux on peut transformer d'une façon surprenante le comportement et le mode de vie des individus en faisant varier ces deux facteurs.
 
Nous sommes là en plein dans notre expérience éducative.
 
Nous voulons dire, dans un livre à paraître, et qui sera l’histoire de l'école Freinet, les succès incontestables obtenus en fait d’éducation en améliorant les deux facteurs ci-dessus.
 
Cette amélioration suppose d'abord, bien entendu, que nous sommes d'accord sur le sens et sur les buts de l'évolution que nous entreprenons, comme voit le but le biologiste qui augmente le rendement en lait d'une race de vaches.
 
Nous ne formons pas l'ouvrier docile et corvéable à merci d'un régime d'exploitation quel qu'il soit ; nous ne préparons pas nos enfants à la fidélité à un dogme religieux philosophique ou politique : nous devons produire l'homme socialiste, d'un régime où tous les efforts tendront vers l'exaltation des tendances supérieures de l'homme en marche vers un idéal de connaissance, de sagesse et d’humanité.
 
En vue de ce but, il nous faut calculer expérimentalement :
 
a) Comment agir sur le milieu interne :
- par l'alimentation, qui est tout entière à étudier expérimentalement, sans aucun parti-pris de formule ou d'école ,
- par la respiration, qui pose les exigences de l'éducation face à la société (logement, conditions de travail, loisirs, etc...),
- par la circulation, et nous aurons à parler de nos pratiques naturelles de vie au grand air, de choc froid et de sudation.
 
Par une action expérimentalement combinée de ces trois facteurs, et sur les individus dès le plus jeune âge, on doit arriver nécessairement à une amélioration considérable de l'espèce humaine, amélioration de la santé et du comportement des enfants actuels, amélioration aussi de la race par action sur l'hérédité.
 
b) Comment agir sur le milieu externe, qui est tout aussi déterminant que le milieu interne ?:
 
Le problème déborde largement ici les possibilités de l'Ecole. Mais il est nécessaire que nous le voyions dans toute sa complexité pour éclairer tous ceux, - et ils sont l'immense majorité, - qui sont intéressés à l'amélioration progressive et permanente de l'espèce humaine.
 
Il ne fait pas de doute que, dans notre civilisation, nous avons là une génération d'habitants de taudis ou de corons, ailleurs une génération de fermiers, de petits propriétaires, de bergers. Faites varier ce milieu, supprimez les taudis, les corons, le fermage ou la grande propriété, et vous changerez du coup, d'une façon décisive, le comportement des individus. Remplacez le salariat par la coopération, l'autorité par la démocratie ; - pas seulement dans les mots, mais dans les faits, - et vous aurez des générations qui se comporteront d'une façon tout autre en face des événements.
 
Là est la véritable amélioration de notre éducation. Il faut que nous nous en rendions compte, que la masse des parents le comprenne, pour que s’avère alors comme indispensable à la vie de l’espèce, une transformation économique et sociale qui dépasse, et de beaucoup, le problème politique tel qu’on le comprend bien souvent.
 
Quant à nous, éducateurs, nous avons et nous aurons cependant notre part dans cette amélioration de l’espèce qu’est l’éducation. Cette transformation du milieu, nous devons la réaliser d’abord dans notre école. A l’école-taudis, à l’école des bras croisés et des leçons magistrales à l’école de la chaire et de l’autorité, nous substituerons l’atelier de travail complexe et fraternel, l’organisation sociale démocratique et coopérative, la réalisation d’un climat nouveau d’activité, de liberté, de dévouement et d’héroïsme, de travail et de loyalisme. humain qui seront la marque supérieure et définitive de notre pédagogie.
 
Il ne s’agit pas seulement pour nous, on le voit, d’étudier les meilleurs moyens d’enseigner à lire ou à calculer aux enfants. Il faut améliorer l’espèce, en transformant le comportement et l’hérédité. Ce qui est possible, ce qui se réalise pour les plantes et les animaux, doit et peut se réaliser également pour la race humaine.
 
Nous sommes l’avant-garde expérimentale de cette amélioration. L’expérience que nous poursuivons depuis 15 ans à l’école Freinet a déjà produit de nombreux enseignements dont profite aujourd’hui la masse des éducateurs et des enfants de France.
 
Nous voudrions pousser plus systématiquement encore notre expérience en prenant un certain nombre d’enfants en bas âge que nous conduirions à un état de santé et de culture supérieur selon le processus indiqué ci-dessus, tant pour le milieu interne que pour le milieu externe. Nous mettrions certainement au point des pratiques thérapeutiques et éducatives dont bénéficieraient tous les enfants de France.
 
Nous allons demander aux Ministères de considérer l’Ecole Freinet comme ce centre expérimental de « l’élevage » des enfants et de nous aider à poursuivre expérimentalement nos travaux.
 
Nous demanderons également à nos adhérents, aux groupes départementaux, de nous aider, comme lors de la fondation de l’école Freinet, sous des formes que nous préciserons, pour que nos enseignements pratiques deviennent, pour la masse des parents, et pour les enfants, dans une société renouvelée, la réalité de demain.
 
C. FREINET.
 
 
 
Pour comprendre L’ECOLE BUISSONNIÈRE
 
Il est des mots, des formules et des pratiques qui sont aujourd’hui devenues courantes en pédagogie, dont on parle dans les livres et les revues, qui sont pour ainsi dire tombés dans le domaine public, même si ce public ne les comprend pas toujours selon l’esprit de leurs initiateurs.
 
Ces mots, ces pratiques et ces formules datent de dix ans ou de vingt ans. Ils ont l’âge de l’Imprimerie à l’Ecole et de la C.E.L.
 
Vous voulez savoir comment ont pris naissance, se sont développés puis imposée :
L’Imprimerie à l’Ecole et le texte libre ;
Le journal scolaire et la correspondance interscolaire ;
Le complexe d’intérêt et son exploitation pédagogique ;
La chasse aux mots ;
La Boîte à Idées et l’Agenda de Questions ;
Le Plan de Travail ;
Les conférences d’enfants ;
L’expression libre, le dessin libre et le théâtre libre ;
Le Fichier Scolaire Coopératif ;
Les fichiers auto-correctifs ;
U travail-jeu et le jeu-travail ;
 
Lisez : NAISSANCE D’UNE PEDAGOGIE POPULAIRE (Historique de la C.E.L.). Prix de souscription : 275 fr., franco 320 fr. Dès parution sous peu, le prix en sera porté à 400 fr. (450 fr. franco).
Faites souscrire autour de vous. Demandez des carnets de souscription au livre à Freinet, C.E.L., à Cannes.