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La modernisation de l'enseignement du calcul

Novembre 1947

La C.E.L., œuvre et comme émanation des instituteurs, s’intéresse à tous les problèmes qui se posent aux éducateurs.

Elle s’intéresse aux problèmes théoriques, et nous avons montré, par nos articles et par nos livres, que nous ne nous contentons pas d’introduire à l’Ecole des outils nouveaux, mais que nous subordonnons cette introduction aux résonances psychologiques, psychiques, intellectuelles, artistiques et sociales de nos techniques.

Dans ce domaine, nous apportons même une notable originalité : dans la pléthore d’analyses, de systèmes, d’essais et de projets qui nous submerge, nous restons théoriciens-techniciens qui ne se contentent pas de dresser des plans mais qui savent aussi construire les murs et monter les étages. Nous corrigeons le divorce mortel entre Inspecteurs et Directeurs d’Ecoles auteurs de manuels trop savants et praticiens qui, à pied d’œuvre, terre à terre, les pieds constamment dans le réel, sentent toujours plus intensément la nécessité de perfectionner les matériaux et les outils de travail dont ils ont entrepris la mise au point,

C’est parce que nous avons heureusement combiné la théorie et la pratique, parce que nous nous sommes haussés au dessus des besognes serves de manœuvres et que nous n’avons cessé de travailler pratiquement, aidant et renseignant les éducateurs, contrôlant toutes nos réalisations dans des centaines d’écoles de notre groupe, que nous avançons lentement mais sûrement, soutenus partout par l’adhésion enthousiaste el fidèle des meilleurs ouvriers de notre Ecole laïque.

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Nous avons, pour ce qui concerne le Français, apporté à la pédagogie de notre pays, des réalisations qui feront époque. Ce même travail de modernisation est à conduire pour les autres disciplines : calcul, histoire, géographie, sciences. Nous menons d’ailleurs de front ces activités complexes par nos commissions spécialisées autour desquelles s’agrègent, en cours d’année, les travailleurs compétents et dévoués de l’Institut.

Mais il est bon que, de temps en temps, nous fassions le point, que nous posions et reposions les grandes lignes de l’œuvre à entreprendre, non point dogmatiquement et doctoralement, en coordonnant et comparant tes expériences menées, en tenant compte surtout des réactions des élèves et des possibilités du milieu.

C’est ce point que nous allons nous appliquer à faire aujourd'hui pour le calcul.

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Il y a quinze ou vingt ans, nous partions, je ne dis pas du néant, mais de la tradition scolastique condensée dans les manuels. Nous partions avec deux certitudes, qui ne se sont pas démenties :

— que les leçons de calcul et les problèmes, si habilement gradués soient-ils, n’intéressent pas les enfants, et que l’instituteur en prend de bonne heure une inguérissable indigestion ;

— que pourtant l’enfant aime supputer, comparer, mesurer, compter, calculer el qu'il suffirait de trouver le joint pour faire de celle activité un travail-jeu décisif.

Nous avons commencé à apporter des documents précis el des chiffres dans notre fichier. Ces enquêtes qui sont, en calcul, le pendant du texte libre en français, sont notre réussite. Nous les avons systématisées par les premières fiches de calcul que nous avons réalisées. Nous avons imaginé alors : des fiches-mères qui apportaient les éléments essentiels d'intérêt susceptibles de déclencher enquêtes et calculs ; des fiches-documentaires et des fiches d’exercices.

Avec Husson et la Commission du fichier de calcul, nous avons laissé tomber les fiches-mères qui sont réalisées en somme dans nos textes libres, pour ne conserver que les fiches documentaires, qui prennent une grande extension et les fiches d’exercices que nous tâchons de préparer pour les divers cours.

Pendant cette même période, j’expérimentais,, à Saint-Paul puis à Vence, les fichiers auto-correctifs avec demandes et réponses sur fiches carton séparées.

A la lumière de toutes ces recherches individuelles et collectives, nous avons méthodiquement progressé. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Que reste-t-il à faire, et comment le faire ?

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Il résulte de nos expériences qu’il faut distinguer deux choses totalement différentes et qui ne sont pas axées sur les mêmes tendances de l’enfant :

1° la culture du sens mathématique, comparable à la culture du sens littéraire, du sens artistique ou scientifique. Cette culture est indépendante de la pratique des opérations et il nous appartiendra d'étudier comment on l'acquiert et la développe. La perfection mathématique ne la supprimera pas, au contraire. Elle ne varie pas selon les pays comme la technique du calcul. Elle est universelle et permanente.

2° La technique des opérations qui est presque exclusivement mécanique. On peut ne pas savoir faire une opération selon les règles et posséder cependant un sens mathématique incomparable. L’exemple d’Inaudi est là pour prouver qu’on peut extraire la racine carrée d’un nombre sans connaître les règles ordinaires de cette opération.

Supposez qu’un jour prochain les machines à calculer soient si perfectionnées et si répandues qu'on n’ait plus besoin d’apprendre la mécanique des quatre opérations. On pourra alors supprimer sans danger cet enseignement. On ne pourra pas supprimer l’acquisition et le développement du sens mathématique.

C'est cette distinction que nous croyons essentielle, qui est justement à la base de toutes nos réalisations. Nous aurons à nous préoccuper donc :

— de l’acquisition et de la culture du sens mathématique

— de la technique des opérations.

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L’acquisition du sens mathématique a, jusqu’à ce jour, été beaucoup trop négligé ; ou plutôt, on ne la comprenait qu'en fonction des exercices dont on la croyait la conséquence.

Or, cette culture du sens mathématique se fait par d’autres voies, sur lesquelles nous devons mettre l’accent.

Il faudrait bien préciser d'abord que tout se tient en éducation et qu’il n’y a pas une éducation mathématique indépendante de la culture scientifique ou littéraire et qui nécessiterait des exercices absolument spéciaux.

Qu’est-ce, à l'origine, que le sens mathématique, sinon une intuition que l’expérience peut traduire en une notion toujours plus précise des rapports qui existent entre les éléments d’une part, les faits et les événements du milieu ambiant d’autre part. Le troupeau de moutons est, pour le berger, comme une famille sensible et affectueuse ; il est la vie rustique mêlée à la splendeur changeante de la montagne, au mouvement des astres, à la douceur profonde des bêtes et des plantes. Il est en même temps nombre (le berger peut d’ailleurs, sans connaître le nombre des bêtes de son troupeau, savoir s’il en manque une) ; il est poids, et le berger ne se trompera que fort peu dans la comparaison entre deux agneaux ; et il n'aura pas besoin d’une balance automatique !... Ce troupeau est aussi beauté et finesse, et valeur de la laine. On comprend là à quel point le sens mathématique est lié à tous les composants de la vie et combien il est téméraire, et dangereux, de l’extraire de ce complexe essentiel.

Le calcul n’est en somme qu’une forme plus ou moins spécialisée de la comparaison, de l’estimation, de l’évaluation, du problème, de l’hypothèse, de l'expérience et du jugement qui se retrouvent dans la culture scientifique, artistique, géographique, historique, à la base de la culture humaine. Ce sont la tendance à la spéculation, l’exaspération croissante du mercantilisme qui ont hypertrophié certains aspects de cette culture. La boursouflure maladive est devenue organe, et organe qu’on croit essentiel.

S’il en est ainsi — et il n’y a qu'à voir comment les gens vraiment cultivés ont accédé à leur culture — la meilleure des préparations à la formation mathématique reste encore cette profonde culture humaine que nous ne devons pas négliger dans notre école et qui reste le substratum vivant, les assises indispensables sans lesquelles toutes les acquisitions ultérieures ne sont que châteaux de sable qu’emporte la première pluie.

Sur quelles activités pouvons-nous et devons-nous mettre l’accent pour intensifier le plus possible, sans nuire aux autres, cultures, la culture mathématique. Nous en voyons deux plus spécialement :

1° La pratique permanente de la mesure, ce qui ne veut pas dire que nos enfants ne se promèneront plus qu’avec un litre, un mètre ou une balance à la main. La mesure est avant tout comparaison, jaugeage, estimation, toutes choses qui nécessitent d’abord une grande pratique des choses, des faits el des événements, un bon sens, un « jugé » aiguisés et prévenus. . .

Tout cela, c’est l'enquête qui nous le donne.

Nous nous félicitons de la vogue actuelle de l’enquête puisque cette vogue est notre succès. Et c’est pourquoi, dans notre Plan de travail, nous lui avons donné une place si prépondérante.

Qu’est-ce que l’enquête ? C’est l’habitude, la tendance d’esprit qui consistent à comparer les choses, les faits, les événements : dates, poids, prix, productions, etc... Et à les comparer non pas par simple devoir scolastique, mais dans une sorte de processus normal de vie, afin d’en tirer une plus complète connaissance du milieu, une plus saine réaction humaine.

Plus l’enfant se sera habitué ainsi à comparer avec précision, plus il aura pesé et mesuré, el estimé, plus il aura aiguisé son sens mathématique. Posez à brûle-pourpoint à un enfant la question : « Combien peut bien peser cette charretée de bois ? Vous distinguerez là la différence de culture : L’être formé scolastiquement essaiera de se rappeler quel est le poids spécifique du bois, quel est le poids du mètre cube, et il vous dira quelque énormité parce que, dans sa hâte, il oubliera bien quelque zéro ou déplacera maladroitement une virgule.

L’enfant cultivé selon nos techniques « jugera », comme juge le bûcheron, comme le boucher « juge » le poids d’une bête. Ce « jugé » est la conséquence d’une grande pratique des comparaisons, de la mesure et de l’estimation. Votre enfant se souviendra — sans effort d’ailleurs — avoir mesuré et jaugé un tas de bois qui pesait 700 kg. D’un coup d’œil déjà expert, il compare à la charretée et il sera en mesure de vous donner une réponse dont l’approximation dépendra justement de la perfection et de la profondeur de la culture mathématique.

C’est parce que nous accordons une telle importance à la mesure et à l’enquête que nous insérons dans notre F.S.C. tant de documents, tant de sujets d’enquêtes et de comparaisons, tant de projets de mesures en tous genres. Il faut que nous continuions dans celle voie et que nous mettions à ta disposition des enfants une extrême richesse. Nous engageons les éducateurs à développer sans crainte l’enquête ainsi comprise, qu’ils préciseront sur fiches, qu’ils enverront à leurs correspondants ainsi qu’à la Commission du Fichier. Celte utilisation du document sera d’ailleurs la meilleure et la plus utile des motivations, la plus saine culture du sens mathématique. Il est bon, vous le sentez bien, que vous estimiez, que vous mesuriez, que vous pesiez la récolte d’un pommier. Mais il est indispensable que ces mesures soient comparées à des mesures similaires faites ailleurs. Le nombre cessera alors d’avoir une valeur fictive et définitive pour s’intégrer, mobile et dynamique, à la complexité de la vie.

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2° Le Problème :

Comme il est regrettable que le scolastique nous ait dégoûtés du problème! Car le problème est essentiel à la vie. L’aptitude au problème est peut-être bien une de ces qualités spécifiques à l’homme, qui font tout la fois son tourment et sa grandeur. L’homme qui ne se pose plus de problèmes a déjà un pied dans la tombe.

Voyez le tout jeune enfant. Les innombrables questions qu'il nous pose ne sont-elles pas l’expression de problèmes qui le tourmentent, et dont nous n’avons d’ailleurs pas encore trouvé la solution ? Et ces problèmes sont de tous ordres : artistiques, mathématiques, historiques, géographiques, scientifiques. Tout se tient, encore une fois, et ce n’est que par un mortel arbitraire que le problème a pris ainsi une forme exclusivement mathématique.

Seulement, un problème ne reste un problème que s'il est l’expression d’un doute à éclaircir, le besoin de réponses à des questions que notre esprit se pose en face des événements de la vie. Si vous demandez à un enfant combien gagne un boucher qui a acheté un bœuf 50.000 frs pour le revendre au détail 80.000 frs, vous ne lui présentez pas un problème parce que l’enfant ne s’est pas posé la question. Il ne conçoit pas même à son âge qu'on puisse acheter et vendre ainsi un bœuf pour gagner de l’argent. Ne vous étonnez pas si l’enfant ajoute les deux nombres pour faire gagner 130.000 frs.

IL NOUS FAUT TROUVER UNE NOUVELLE TECHNIQUE DU PROBLEME. 

On dira peut-être que nous prenons ainsi le contrepied systématique de tout ce qui est et que nous nous en prenons maintenant à une méthode de travail qui a pourtant fait ses preuves et suscité tant de manuels, dont quelques-uns au moins ne méritent pas une si totale désaffection.

Nous n'avons aucun parti-pris mais nous sommes réalistes, rationalistes, essentiellement sensibles aux enseignements de l’expérience.

Or, qui pourrait affirmer que les enfants s’intéressent — mettons à 20 % — aux problèmes qui leur sont présentés dans les manuels ; et voyez-vous souvent des adultes, d’anciens élèves, reprendre leur manuel pour chercher, par plaisir et par besoin la solution à des problèmes dont ils ont la nostalgie.

Et pourtant tous les enfants, même très jeunes, se posent des problèmes, aiment chercher eux-mêmes les éléments de ces problèmes et en trouver les solutions : les devinettes, les charades, dont la vogue ancestrale est loin de s'atténuer, ne sont-elles pas des problèmes d’une forme particulière ? Et le succès croissant des mots croisés ne devrait-il pas nous aiguiller vers une autre compréhension du problème mathématique?

Quelle sera cette forme ? Il nous est encore difficile de donner une réponse précise. Nous allons, dès le mois prochain, dans notre Ecole Freinet ressuscitée dans des conditions pédagogiques éminemment plus favorables, tenter des expériences, essayer des réalisations, nous poser nous aussi des problèmes, dont nous chercherons avec acharnement, je vous l’assure, la ou les solutions.

Ce que nous avons voulu faire sentir aujourd'hui, c’est la nécessité d’une nouvelle conception du problème mathématique avec, à la base, la connaissance, l'enquête, la mesure, l’estimation (qu'on néglige trop en éducation) et dont, l’évolution pédagogique sera réglée selon notre technique éducative.

Le problème traditionnel reste une colle, une épreuve de classement, de concours ou d'examen. On n'aide point l’enfant à trouver la réponse qu'il cherche et dont il sent le besoin ; on accumule au contraire les difficultés pour qu’il ne puisse pas trouver cette réponse. Nous avons dit d’ailleurs, l’an dernier, ce que nous pensons de l’interrogation dont on a fait une sorte de règle générale et de moyen-clé de l’éducation en général et du calcul en particulier. Nous pensons qu’il y a possibilité de trouver une autre forme de problème qui laisse à l’enfant l’effort de la recherche et la saveur de la réussite, et qui soit conçue sous une forme plus humaine, plus à la mesure du processus de développement de l’enfant.

Nous aurons aussi une première forme de .problèmes, toujours basés sur le réel, conséquence et aboutissement de l’enquête, qui seront plus un acheminement qu’une suite de colles, au cours desquels se feront sans cesse jour des notions nouvelles à connaître, des problèmes différents à sonder, des voies originales à prospecter. Ce sera tout simplement le pendant de ce que nous faisons d’ailleurs pour le français, et cette analogie devrait nous persuader encore de la légitimité de cette voie.

Nous ne négligerons pas, pour cela, une deuxième forme de problèmes : le problème-devinette ou mot-croisé, qui se présente comme un jeu mathématique, qui nécessitera, de ce fait, des acquisitions et des secours techniques, qui aiguisera et complétera l’effort de compréhension mathématique réalisé par les problèmes vivants fonctionnels.

Ce n’est pas parce qu’on n’a point encore cherché dans celte direction que nous devons hésiter au seuil d’une téméraire entreprise. Il y a quinze ans, le texte libre provoquait l’affaire de Saint-Paul, que nous rappellerons prochainement dans une brochure à l'intention des camarades qui n’ont pas vécu ces heures héroïques de la C.E.L. Aujourd’hui, le texte libre gagne officiellement toutes les écoles françaises.

Au travail donc ! Cherchez, essayez, tâtonnez, en suivant l’intérêt dominant des enfants. Communiquez-nous vos travaux que nous publierons dans La Gerbe et l'Educateur.

Il y a tout à faire dans ce domaine.

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Reste la question de mécanique de certains exercices, de celte partie du calcul qui pourrait être et qui sera un jour, partiellement ou totalement remplacée par la mécanique de la machine.

Nous étudierons cette question dans notre prochain n° et nous présenterons ensuite le plan de nos réalisations, en cours.