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Les journaux d’enfants

Dans :  Principes pédagogiques › communication › 
Janvier 1948

Les beaux espoirs de la Libération ! Nous ne revenions plus ces journaux d’enfants venus tout droit de pays étrangers intéressés à la démoralisation française ! Nous avions, dans un élan d’une audace et d’une générosité dignes des grands exemples de notre histoire, chassé, l’envahisseur. Nous allions faire nos propres journaux, à la Française, libres et fiers !

Effectivement, pendant de longs mois, le gouvernement n’a accordé qu’au compte-gouttes les autorisations de paraître. Des projets naissaient, dont quelques-uns méritaient réalisation... Et puis, on ne sait comment — ou on le sait trop ! nous nous trouvons devant la même situation qu’avant-guerre : des journaux importés de l’étranger, imprimés avec des flans venus d'Amérique ou d’ailleurs, font une concurrence mortelle aux journaux éducatifs qui essaient de se survivre.

L’affaire fait quelque bruit ; elle a été évoquée à. la Chambre. Des protestations montent auxquelles nous nous associons certes sans réserves. Mais nous pensons que, en ce domaine comme, en général, dans toutes les questions d’éducation, ce sont les parents qu'il faut éclairer. Les parents, et parfois les pédagogues eux-mêmes. Il faut les éclairer, et pas seulement pour une besogne négative de dénonciation, mais en vue d’une tâche constructive et libératrice.

La question du journal d’enfants est donc posée : Que doit-être ? Que peut-il être ?

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Nous avons quelque autorité en la matière puisque nous poursuivons depuis quinze ans une expérience de journal d’enfants originale et hardie, mais dont les voies qu'elle a tracées commencent à montrer leur efficience et leurs vertus.

Je sais : on niera cette efficience. On dira que nous nous illusionnons sur l’intérêt que les enfants portent à nos nouveautés. Voyez-les se jeter comme mouches sur miel sur les journaux en vogue, pourvu qu'il y ait du baroque dans les aventures et des couleurs sur les dessins !

Nous voudrions justement, à ce sujet, faire une distinction et hasarder une comparaison.

Il est bien des adultes aussi qui s’engouffrent, à la sortie du travail, dans l’antre des bistrots. Ils n’ont pas même l’excuse ingénue des enfants qui croient que tout est excellent pour eux. Ils savent qu’ils vont engloutir là l’argent qu’attend la famille inquiète ; et le médecin les a avisés du danger mortel qu’était pour eux l’alcool. Mais ils ont besoin d’excitant pour que la machine plus ou moins sous pression puisse encore tourner... S’ils n'ont pas un coup de blanc, ils ne sont pas des hommes !... Ou bien même, ils recherchent cet état de demi- ébriété où les fumées de l’alcool transposent tous les éléments de la vie quotidienne, endorment les souffrances, suppriment les soucis. Ils peuvent regretter ensuite l’excès qui les a menés à cette démission humaine, mais ils y reviendront...

Faute d'avoir découvert l'aliment sain qui attirerait naturellement les enfants, les journaux les plus anodins pratiquent eux aussi le petit coup de rouge : histoires en images plus ou moins cocasses, aventures irréelles et trompeuses, couleurs trop voyantes. Je sais bien que, dans un monde où l’excitation devient, hélas ! la norme de la vie, un brin d’excitation dans le journal d’enfants semble licite. Il n'est, hélas ! qu’une première étape vers le journal haschich qui, par-delà le coup de rouge, dispense l’apéritif qui énerve et l’alcool qui assomme.

L’enfant qui lit le journal haschich en est comme enivré. Il navigue dans une atmosphère trouble, par un monde fumeux, qui lui font oublier peut-être la réalité, mais qui l’égarent et le pervertissent.

Et c’est contre ce journal haschich, la plupart du temps importé, c'est contre cet enivrement de la jeunesse que nous devons nous prémunir.

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Les enfants ne sont pas encore des habitués de bistro ni des buveurs invétérés. Dans les conjonctures les plus pessimistes, ils ne sauraient être condamnés aux fumées du haschich.

Nous attendons qu’il serait possible de leur offrir, même s'ils ont été pervertis par le coup de rouge, des journaux qui répondent à leurs besoins et qui, donc, auront leur préférence.

La technique éducative basée sur l'expression libre, dont nous avons montré l’excellence, et qui est en train de conquérir notre Ecole Publique, va nous aider dans cette réalisation.

A quoi tient le succès d’un journal comme celui d'une méthode pédagogique, sinon au fait qu’il a su détecter certains besoins jusqu'alors négligés et qu’il présente la solution technique pour les satisfaire.

L’expression libre était un de ces besoins totalement ignorés. On était persuadé naguère — et la partie est, nous le savons, loin encore d’être radicalement gagnée — que l'enfant ne saurait s’intéresser qu'à la pensée, aux textes, aux réalisations adultes ; que sa pensée à lui était bien trop impuissante et mineure pour constituer une assise solide à un processus éducatif et que, en l'occurrence, c’était à nous à lui apporter toute la matière dont il allait se nourrir.

Nous avons fait la preuve positive du contraire : nous avons montré que l’enfant — et la chose est reconnue depuis longtemps dans le domaine du langage — veut parler, s’exprimer, s’épanouir, avant d’accueillir ce qui lui vient de l’intérieur. L'expression libre doit nécessairement précéder la connaissance objective.

Nous avons fait une autre preuve :

Oui, nous objectait-on, l’enfant aime s’exprimer mais quant à lire l’expression des autres, il préférera un texte nourri, parfait dans sa forme et sa tenue, d'un adulte maître de la technique. L’enfant n’aime pas lire les textes d’enfants....

On disait cela avant la publication de notre collection de brochures Enfantines, qui compte aujourd'hui 130 volumes, tous écrits et illustrés par des enfants. Présentez un lot quelconque de ces brochures à vos enfants concurremment avec une collection de livres d'adultes, et vous jugerez.

Le succès de nos Enfantines ne saurait d’ailleurs nous étonner. Il est normal que l’enfant aime lire les textes d’enfants parce qu'ils expriment des pensées, des sentiments, des situations qui lui sont familiers, présentés sous une forme, dans une atmosphère, dans un monde qui lui sont spécifiques. Seule la fatuité des scoliastres avait pu négliger radicalement cette nécessité.

C’est à ce besoin d’expression que nous allons accrocher toutes nos essentielles réalisations.

Notre revue La Gerbe est lue aujourd’hui dans dix mille écoles, par quelque deux à trois cent mille enfants, el des enfants habitués par nos techniques à réagir et à nous dire leur sentiment. Le succès est certain. Il suffirait de l’exploiter techniquement.

Nous n’avons pas, en effet, l’outrecuidance de prétendre que La Gerbe est la revue idéale d'enfants. Elle pourrait servir de base à une revue idéale d’enfants dont nous pouvons d’ores et déjà présenter le schéma.

La base du journal d'enfants sera donc l’expression libre de l’enfant dans son milieu. C’est elle qui donnera le ton, qui présentera les thèmes essentiels et les sujets d'intérêts. Les enfants affectionnent tout particulièrement de jouer entre eux, avec, tout au plus, l’aide et les conseils techniques des adultes. Pourquoi ne réaliseraient-ils pas, de même, avec l’aide technique des adultes, leur propre journal ?

Quels seront les sujets d’intérêt et quelle sera cette aide ?

Les rédacteurs habituels de journaux d’enfants se torturent la cervelle pour sortir des histoires qui puisent souvent dans l'abracadabrant l’essentiel de leurs éléments. A moins qu’ils fassent plus sagement appel au folklore. Mais les générations qui montent ne sont pas faites pour se recroqueviller sur un passé, si original soit-il.

Il y a deux veines notamment qui n’ont pas été exploitées : la vie, qui n’est quotidienne que pour l’adulte sceptique et déçu, la vie du peuple, avec ses insuffisances et ses héroïsmes, le visage notamment du travail qui est pourtant la trame profonde de notre civilisation. Et puis les conquêtes de l’homme : les bardes, les artistes, les conteurs en disaient naguère la mystérieuse chimère, avec leurs armées de fées, de sorciers et de nains. Il suffirait de chanter aujourd’hui les diaboliques victoires de la science. Je dis bien chanter et non raconter ou décrire. Il y faudrait non pas un pédagogue qui mette en leçon de choses le spectacle du progrès, mais un poète qui sache sentir la vie nouvelle des éléments, en suivre l’évolution, en exalter les destins, donner une âme à la machine, des ailes au moteur, des yeux à la caméra, et qui sache plonger, avec une âme d’enfant, au-delà du matériel et du technique, jusqu’aux limites de l’inconnaissable.

Pour réaliser une telle entreprise il faudrait, certes, des journalistes et des directeurs de journaux d’une autre espèce — et ce sera sans doute le plus difficile à trouver. Des techniciens qui, comme le maître descend de sa chaire, sachent descendre de leur piédestal pour se mettre humblement au service des enfants, sentant comme eux, vibrant à leur rythme, les aidant à monter hardiment les marches de la vie pour s’effacer généreusement ensuite en leur laissant la voie libre ; des hommes qui auraient de l’idéal plein le cœur et de l’élan dans leurs muscles, et qui sauraient aller toujours de l’avant, comme le chef de bande qui ne reste le chef qu’autant qu’il sait donner l’exemple permanent de la hardiesse, de l’entrain et du dévouement.

L’allure technique du journal serait à modifier en fonction de ces éléments nouveaux de dynamisme et de vie. La base centrale — l’expression libre de l’enfant, — serait nécessairement mise en valeur.

Il ne s’agirait plus de ne lui laisser qu’une petite page honteuse comme le réduit où l’enfant cache des jouets qu’il ne peut manœuvrer à même le parquet ciré de la salle illuminée, La part du lecteur serait magnifiée par une typographie agréable, de beaux dessins en couleurs d’enfants, des fac-similés de lettres, des photos reçues des jeunes collaborateurs.

Et puis, sur ce vestibule prometteur et engageant, nous ouvririons les portes merveilleuses de la connaissance avec toutes les ressources que la technique moderne met à notre disposition, et que le journalisme pour enfants n’a point encore su exploiter. Il en reste à la technique exclusive du dessin et de l’histoire en images née au début du siècle alors que la belle couleur pourrait nous offrir ses splendeurs et que la photo notamment ferait si bien le pont entre l’expression libre, le milieu social et technique, l’idéal et la culture.

Ce n’est jamais en piétinant sur des techniques du passé qu’on réussit avec les jeunes. Il faut marcher avec la vie, parce qu’ils sont la vie, l’avenir et l’espoir.

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Un tel journal ne négligerait point la culture, il l’exalterait. Vous essayez d’enfoncer vos plants dans le sol, sans vous préoccuper s’ils y trouveront cette conjonction mystérieuse d’humus, d’humidité et de chaleur qui lui donnera vie et puissance. Nous vous apportons l’humus, la chaleur et la vie de la pensée enfantine. Vous verrez alors la splendeur de la verdure et des fruits.

Et vous préparerez l’homme en l’enfant. J’entends bien qu’une telle préoccupation n’effleure même pas les soucis des profiteurs de journaux- haschichs, pas plus que la déchéance du buveur ne tracasse le patron du café. Nous n’en devons que plus obstinément ramener l’entreprise sur son vrai terrain social et humain.

Et nous aurons, nous, la solution parfaite, celle qui, en dehors de tout endoctrinement précoce que nous réprouvons, prépare les enfants à vivre en hommes dans leur milieu. Les petits bourgeois pourront avoir leur journal à l’image de leurs techniques de vie. Mais la grande masse des enfants du peuple aura, elle aussi, des journaux à son image, construisant dans le réel, avec les matériaux du bord, et préparant, sans hypocrite dirigisme, la société populaire de demain.

Tous les bénéficiaires des formules haschich de journaux d’enfants affecteront de croire aventureux ou partisan notre projet, dont ils essaieront d’imiter et d’exploiter le dynamique modernisme.

Mais tous les amis du progrès social, tous ceux qui pensent avec nous que notre rôle est, d’abord, de donner à nos enfants les possibilités de travail et de connaissances qui leur permettront d’affronter avec un maximum d’efficience humaine les tâches qui les attendent ; tous ceux qui ont foi en l’avenir, cet avenir qui ne peut être que l’avenir du peuple, comprendront la portée et la valeur de nos suggestions qu’ils nous aideront à faire passer, toujours plus lumineusement, dans la réalité de l’action éducative et sociale.

Quant à nous qui, dans ce domaine, sommes forts de nos quinze ans d’expériences et aussi de la documentation sans précédent que nous apportent mensuellement les milliers de journaux scolaires qui s’éditent aujourd’hui à travers la France — et qui sont une forme nouvelle d’un journalisme qui influera immanquablement sur l’évolution de la presse pour enfants — nous restons à la disposition de toutes les initiatives hardies, qui, sans but lucratif, voudraient s’attacher à la réalisation de journaux d’enfants ancrés dans la vie du peuple, à l’image du milieu, exaltés par la science, et auxquels il n’est pas osé de prédire un fier succès .
C. FREINET.

L’Union Française Universitaire avait organisé au Musée Pédagogique, à Paris, le 14 janvier, un débat sur les journaux d’enfants avec Francis Jourdain, le professeur Wallon, les directeurs de Francs-Jeux et de Vaillants, etc...

Communication a été donnée au cours de ce débat du texte ci-dessus sur lequel nous serions heureux d’avoir l’opinion de nos lecteurs.