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DITS DE MATHIEU - Ils ont jeté des pierres dans les bassins

Février 1948

— Quelle génération ! protestent passants et propriétaires. C’est plus fort qu’eux... il faut qu’ils jettent des pierres dans les bassins !

C’est plus fort qu’eux, en effet. Ils ont besoin de voir l’eau éclabousser en cascade d’autant plus majestueuse que la pierre est plus grosse, cette pierre qu’ils suivent avec ravissement dans sa plongée en vol plané jusqu’au fond verdâtre, en bas, au royaume des poissons et des serpents. Comme ils ont besoin de marcher et de courir, de patauger dans les flaques d’eau, de jouer avec le feu et le couteau, de tirer la queue au chat ou de faire aboyer les chiens derrière les murs de clôture.

— Inutile gaspillage d’énergie, observent sentencieusement les pédagogues. Voyons, disent-ils, obligeons-nous chaque homme à redécouvrir la brouette, la machine à vapeur ou la vertu des sulfamides ? Des hommes qui ont pratiqué l’enfant, ont amassé pour lui des matériaux, les ont classés, groupés. Pourquoi laisser l’enfant tâtonner, s’égarer dans d’inutiles labyrinthes !... Il y a des manuels scolaires ! (1)

— C’est ça... et qui évitent aux enfants la peine de jeter des pierres dans les bassins, et qui leur expliqueront avec dessins et photos à l’appui ce qui se produit quand une pierre tombe dans l’eau.

Tout le monde aujourd’hui sait monter à bicyclette. Comment se fait-il que des âmes généreuses n’aient pas encore imaginé à l’usage des enfants un manuel pour enseigner l’art de monter à bicyclette sans chute ni bosse. Les pédagogues eux-mêmes se sont rendus compte qu’un tel manuel ne diminuerait en rien les tâtonnements pas plus qu’il n’amenuiserait chutes et accrocs.

Nul ne peut manger pour nous ; nul ne peut faire pour nous l’expérience nécessaire qui aboutit à la marche à pied ou à bicyclette. Malheur à l’éducation qui prétendrait, par l’explication théorique, faire croire aux individus qu’ils peuvent accéder à la connaissance par la connaissance et non par l’expérience. Elle ne produirait que des infirmes du corps et de l’esprit, des faux intellectuels inadaptés, des hommes incomplets et impuissants faute d’avoir, étant enfants, jeté leur part de pierres dans les bassins.

(I) Marie Dazy: “Discipline naturelle”, Journal des Instituteurs, n° du 24 janvier 1948.