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Le monde progresse dans la mesure où on améliore les techniques d’apprentissage

Dans :  Principes pédagogiques › 
Janvier 1966

Extrait du document n°1 Le tâtonnement expérimental de C.Freinet.

Issu d’une nouvelle collection de documents « destinés à nous informer, à susciter et à nourrir nos discussions »,
cet écrit a été envoyé au mouvement le 2 février 1966.
« Cette étude n’est pour ainsi dire que le squelette du livre complet qui sera mis au point à la suite justement des discussions suscitées par ce document ».

 

 

 
 C’est une vérité évidente et de bon sens. Ce n’est que si les générations qui s’écoulent sont capables de transmettre à ceux qui les suivent, vivace et actif, le flambeau de la vie, que la course pourra continuer avec un maximum d’efficience, vers la progression de la vie et le progrès.
Si l’apprentissage est mal conçu, si ceux qui savent ne parviennent pas à livrer les secrets de leurs connaissances, si les nouveaux venus ne peuvent s’approprier l’héritage, il se produit comme des hiatus et des pannes retardateurs dans la marche en avant.
Dans la mesure, en effet, où nous ne possédons pas de théorie valable de l’apprentissage, il reste aux intéressés la seule possibilité de se débrouiller eux-mêmes, selon leurs possibilités personnelles, ou au hasard des tours de mains appris empiriquement. « Si apprendre reste un mystère[1], il paraît impossible qu’enseigner soit autre chose qu’un art ». Et seuls quelques individus exceptionnels sont capables d’aborder en artistes le problème d’enseigner. Le départ de toute pédagogie systématique devrait être une psychologie de l’apprentissage… Mais la psychologie de l’apprentissage en est encore à ses premiers pas.
C’est le paradoxe auquel nous avons dû nous-mêmes chercher une solution : les éducateurs sont, parmi les travailleurs[2], les seuls à œuvrer sans méthode éprouvée d’apprentissage.
Du moins les méthodes employées jusqu’à ce jour se sont révélées à l’usage totalement inefficientes. Pour nous sortir de cette ère de l’artisanat qui ne procède que par tradition et tours de mains, nous avons dû nous-mêmes chercher expérimentalement une technique d’apprentissage qui nous permette un meilleur travail. C’est cette technique, basée sur les méthodes naturelles par tâtonnement expérimental, dont nous allons présenter le mécanisme et le déroulement.
Le Tâtonnement Expérimental, tel que nous en avons découvert l’origine et les processus, peut-il vraiment être à la base d’une nouvelle conception de l’apprentissage, plus efficiente que celle, soi-disant scientifique que nous appellerons traditionnelle ?
C’est ce que nous voudrions d’abord expliquer et justifier.
Dans toutes nos recherches, nous nous sommes appuyés surtout sur le bon sens.
Or, que dit ce bon sens ?
D’abord, que nulle part au monde, les enfants n’apprennent à parler comme on leur apprend à lire à l’Ecole.
Au regard de la théorie scolastique, l’apprentissage naturel ne serait ni méthodique ni scientifique et c’est pourquoi l’Ecole ne saurait s’en accommoder. On vous dira que les enfants ne peuvent ni lire ni écrire s’ils ne connaissant pas les signes à employer, les lettres, les mots et les phrases, avec les règles qui permettent de les ajuster et de les combiner. Et ce raisonnement apparemment scientifique vous paraît logique.
Or, voilà que les mamans, toutes les mamans du monde, apprennent à parler à leurs enfants par une méthode naturelle sans exercices systématiques, sans leçons, sans règles, simplement par le Tâtonnement Expérimental tel que nous l’avons défini, au service de la vie. Et le résultat de cette méthode naturelle est une si totale réussite que nul ne s’est jamais avisé de la remplacer par une méthode scolastique. Et, aujourd’hui encore, la maman-institutrice qui, dans sa classe, entonne consciencieusement le r-i-ri, ou qui, si elle se croit progressiste, s’essaye à la méthode  globale, ne risque pas d’innover avec ses propres enfants qui apprennent à parler comme apprennent tous les enfants par Tâtonnement Expérimental.
Et la méthode des mamans est d’une efficience à 100 %. En un an, deux ans, trois ans, tous les enfants du monde apprennent à parler à la perfection la langue de leurs parents, si difficile qu’elle soit.
L’Ecole prend ces enfants à 4 – 5 ans, sachant parler et, en dix ans de sa méthode, elle ne parvient pas à les munir de la correction parfaite dans l’écriture et la lecture de cette même langue.
N’avez-vous jamais réfléchi à cette anomalie, et ne pensez-vous pas que si les résultats sont tels, c’est que la méthode employée est manifestement mauvaise ?
Le miracle se renouvelle d’ailleurs avec l’apprentissage de la marche.
Croyez-vous que vos enfants apprendraient à marcher en un temps normal si vous leur appliquiez vos méthodes scolaires soi-disant scientifiques ? Et n’êtes-vous pas étonnés de constater que toutes les expériences de tous les Instituts spécialisés du monde n’aient pas encore incité quelques parents – ne serait-ce que parmi les psychologues et les pédagogues en renom – à essayer une fois au moins avec leurs propres enfants, ne serait-ce qu’à titre expérimental, l’apprentissage rationnel de la marche ? S’il y a eu peut-être quelques essais, l’échec en a été sans doute si total que nul n’a voulu recommencer l’expérience.
Il y a là une sorte de test permanent, dont on tait volontiers les enseignements, et dont la signification devrait être décisive.
Et pourtant la masse des usagers ne semble par y être normalement sensible.
- Nos élèves, disent les scientifiques, apprennent cependant bien à lire et à écrire dans nos classes avec des méthodes « qui ont fait leurs preuves », même si elles ne donnent pas à 100 %.
Il y a là une illusion et une erreur.
D’abord la méthode scolastique n’est jamais employée intégralement. Elle est toujours aidée et replacée – avec ou malgré l’Ecole – dans le complexe de la vie, et cela par les enfants eux-mêmes.
Célestin Freinet


[1] Maurice de Montmolin, l’Enseignement programmé, coll. Que sais-je, PUF
[2] On s’est souvent étonné qu’une lingère ne soit désormais embauchée qu’avec un CAP de lingère mais qu’on ne prépare aucun véritable CAP technique pour les éducateurs.