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Primauté de l’outil

Dans :  Techniques pédagogiques › 
Mai 1948

L'histoire du progrès humain est tout entière jalonnée par la lente conquête des outils. On a dit parfois que les idées mènent le monde. Elles ne sont que l’expression et la conséquence des complexes individuels, économiques, sociaux et politiques, suscités par l’apparition et la diffusion de techniques de production et de travail qui bouleversent les rapports humains.

Cette réalité est certes constamment masquée par la conception intellectualiste et mystique de la société, celle qui feint de croire que ce que l’homme réalise, la façon dont il le produit, son mode de vie, ne sont que des éléments mineurs d’un monde idéal où se meut l’esprit.

Naguère encore, le paysan, s'il savait nécessaire le geste rituel des semailles, n’en restait pas moins persuadé que le sort, la bénédiction ou l’exorcision étaient indispensables à la fructification. Il accordait naturellement, de ce fait, moins d’importance à l’amélioration des outils et des techniques culturales qu’à l’accomplissement des rites, à la répétition des prières, à la forme mystique de la production. Et si un champ ne donnait qu’une maigre récolte, il n’incriminait point l’imperfection de l’araire ou l’insuffisance des engrais, mais les manquements possibles aux devoirs sociaux ou religieux dont on lui avait inculqué la prédominance.

L’Ecole en est encore à ce stade mystique de la conception éducative. Ses défenseurs attardés vous diront que ce n’est pas la forme du labour qui est en cause, mais le processus d’acquisition intellectualiste. Et c’est par l’injection répétée de formules et de raisonnements idéaux qu’ils prétendent corriger l’imperfection du labour.

Qu’on ne s’y trompe pas : c’est là que réside le nœud du vrai problème de la pédagogie moderne.

Ou bien vous êtes persuadés que cette formation par le sommet est seule possible ; et il est normal alors que vous considériez outils et techniques scolaires comme des éléments mineurs de l’éducation. Vous mettrez en valeur la personnalité de l’éducateur, la rigueur du raisonnement, la solidité de la culture, l’amour, la foi, le dévouement. Nous connaissons, pour l’avoir éprouvée comme élèves d’abord, comme maîtres ensuite, la vanité de ces appels exclusifs aux vertus supérieures.

Ou bien vous savez que l’éducation se construit, comme toute vraie conquête, par la base, par l’expérimentation permanente et par le travail. Et vous avez la prétention d’accéder ainsi par des voies naturelles, au développement maximum des facultés individuelles dans le cadre des nécessités sociales.

Cette forme nouvelle de culture par le travail vivant ne sera rendue possible et ne se développera que dans la mesure où nous pourrons mettre à la disposition des enfants les outils et les techniques qui permettent effectivement ce travail.

C’est à cette tâche précise que nous nous appliquons depuis vingt ans.

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On se plait, en certains milieux, à critiquer l’importance que nous accordons, dans le processus de modernisation de notre enseignement, à l’introduction d’outils et de techniques de base appelés à transformer radicalement les conditions mêmes de notre travail scolaire. Comme s’il suffisait, nous dit-on, d’introduire dans une classe une presse Freinet ou des fiches pour que le travail en soit modernisé.

Nous ne disons certes pas que tous nos adhérents font des outils nouveaux un usage efficient à 100 %i II en est de même qui les emploient à rebours. Mais ils s’apercevront eux-mêmes qu'un outil manœuvré à rebours ne peut donner que de bien maigres résultats et ils l'emploieront bientôt pour la destination qui a guidé sa conception et sa réalisation.

Ce que nous pouvons affirmer en tous cas, c’est que l'école de demain, avec son imprimerie, son limographe, ses fiches, son journal scolaire, ses correspondants sera incontestablement en progrès technique sur l’école d'aujourd’hui ; qu'il y aura entre l'une et l’autre autant de différence qu’entre le vieil atelier du forgeron et l'usine différenciée d'aujourd’hui, et que cette modernisation inéluctable pose de multiples problèmes d’organisation, d'aménagement, d’horaires, de programmes, d’inspection, d’examens, dont nous avons entrepris l'étude.

Quand, demain, toutes les écoles de France pourront, grâce au limographe C.E.L. que nous allons équiper avec de nouveaux stencils bon marché, posséder un journal scolaire et pratiquer la correspondance interscolaire, il y aura quelque chose de changé dans la pédagogie française, dans son intégration à la vie du peuple et dans la façon efficiente où elle prépare les enfants à remplir leurs devoirs d’hommes et de citoyens.

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Nous avons dit que la pédagogie nouvelle ne se construit pas avec du verbiage. Les outils qui la préparent ne se construisent pas non plus avec du verbiage. Il y faut la matière première, l’expérimentation permanente dans nos classes, la réalisation technique dans le cadre des possibilités financières de nos écoles populaires.

Pour ces réalisations effectives, les théories, les discours, les prises de position ne nous sont que d’un très maigre secours. Nous sommes comme dans un atelier complexe où nous sollicitons l'autorité de quelques ingénieurs émérites, mais où il est tout à fait inutile que nous encombrent les contremaîtres verbeaux, qui se promènent les mains dans les poches, prêts à rire de nos insuccès passagers et à profiter des avantages de nos laborieuses expériences.

Il faut que nous disions aujourd’hui aux camarades que nous apprécions certes la sympathie des amis qui nous encouragent de la voix et du geste, qui comprennent nos buts et les approuvent, qui admirent notre dévouement et notre ténacité, mais qui ne s'en contentent pas moins de nous regarder travailler et de profiter des avantages que nous leur aurons procurés, prêts à dire plus tard : « Nous étions de l’équipe ! »

Dans ce domaine aussi, nous allons procéder expérimentalement. Confiants dans les protestations innombrables d’approbation et de solidarité, nous sommes allés jusqu’à l’extrême limite des sacrifices. Il faut qu'aujourd'hui même — pas demain, aujourd’hui ! — les velléités se fassent réalités, que ceux qui nous comprennent et nous approuvent le prouvent par des actes. Une coopérative n’est pas une conjonction de gens qui disent : Nous approuvons, nous promettons, nous ferons ! mais une équipe de travailleurs, qui sont à l’ouvrage et qui, pour la réussite de leurs communes entreprises, savent faire les sacrifices indispensables. C’est à l’empressement des camarades à rejoindre notre équipe de coopérateurs d'élite que nous mesurerons les vrais possibilités de notre coopérative. Et la Coopérative saura reconnaître les siens.

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Ni Dieu, ni tribun, ni César, avons-nous dit au Congrès de Toulouse. N’espérez pas qu'on vous apporte un jour, prêtes à servir, les techniques de travail dont vous sentez la nécessité. La pédagogie moderne sera votre œuvre, elle sera l’œuvre de la masse des éducateurs conscients et décidés, ou elle ne sera pas.

Nous avons montré la voie. Nous attendrons maintenant l’appoint immédiat de votre appui financier et de votre travail pour réaliser des projets grandioses qui sont à la mesure de notre grande organisation coopérative.

C.FREINET

P. S. : Nous publions la suite de la liste de nos coopérateurs d'élite. Vous pourrez ainsi vous reconnaître entre bons ouvriers, et vous épauler.

Nous n’ignorons pas les difficultés d'argent des maigres budgets d’instituteurs. Nous savons que nous vous demandons un sacrifice, mais nous estimons qu’il vous est possible à tous de faire ce sacrifice. Et un sacrifice d’ailleurs qui, pour un dépôt permanent de 2.000 fr. vous vaudra, dès cette année, 10 % de remise sur la commande de 3 à 4.000 frs que vous allez passer en fin d'année, soit 3 à 400 frs d’intérêt, c’est-à-dire du 15 à 20 %. El ce n’est pas vous menacer que de vous informer que la C.E.L. pourrait être appelée à prendre de graves mesures de défense dont vous pâtiriez au cas où le nombre trop réduit de coopérateurs d’élite nous obligerait à prévoir d’autres solutions.

Nous sommes en train de compter les vrais amis. Etes-vous du nombre ?

On nous a reproché de brimer les jeunes par ce barrage d'un versement trop élevé pour eux. Nous rappelons d’abord que ces 2.000 frs correspondent exactement aux 100 frs d'action que nous versions il y a 22 ans. Mais à ce moment-là, il fallait les verser pour adhérer à la C.È.L. Nous n’aurions rien innové donc si l’action coopérative avait été portée à 2 000 frs.

Nous avons, au contraire, voulu permettre aux jeunes de bénéficier des avantages de la Coopérative dans une sorte de novicial qui est ouvert à tous et qui les préparera à devenir Coopérateurs d’élite.

Ne faites pas le calcul égoïste de ne verser les 2.000 frs qu'en juillet, au moment des commandes de rentrée. C’est immédiatement que la C.E.L. a besoin des fonds pour remplir son programme.

A partir de ce jour, le gros arriéré de nos commandes étant enfin dégagé (sauf pour le papier et les agrafeuses), nous accorderons une priorité aux coopérateurs d’élite, ce qui ne veut pas dire que nous n’apporterons pas tous nos soins aux autres livraisons que nous servirons au mieux, aux conditions de notre tarif. — C. F.