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DITS DE MATHIEU - Je veux les cueillir !

Mai 1948

Nicole est sous le cerisier. Elle a devant elle le panier débordant de cerises brillantes et écarlates. Elle n’aurait qu’à y plonger sa petite main pour mordre à belles dents. Et elle n’est pas satisfaite !

— Je veux les cueillir !

Elle s’obstine à atteindre les quelques branches sympathiques, qui ont poussé tout exprès, semble-t-il, à portée des convoitises de l’enfant. Là, elle n’est pas exigeante ! Le moindre petit fruit vert est pour elle un délice. Elle l’a cueilli !

Je dis, apitoyé :

— Tiens, Nicole, je t’envoie de beaux bouquets !

Elle proteste encore, avec un paradoxal héroïsme, en tendant les bras vers le feuillage :

— Je veux les cueillir !

Double erreur des pédagogues :

Nous installons, plus ou moins confortablement, nos élèves à l’ombre de l’arbre et nous plaçons là, à leur portée, les fruits que nous avons choisis et cueillis pour eux, bien classés dans des livres qui sont des chefs-d’œuvre de science et de technique. Et nous nous étonnons que nos Nicole se détournent de ces paniers appétissants pour tendre leurs mains et élever leurs yeux vers l’arbre où ils voudraient cueillir, à même la vie, les fruits précieux d’une connaissance qui n’est subtile nourriture qu’autant qu’elle n’est pas préalablement et arbitrairement détachée de l’arbre.

Et comme nous ne comprenons pas cette insistance de l’enfant à compliquer les choses que nous avons, nous, apprêtées et facilitées, nous cachons l’arbre, afin que l’enfant ne voie plus que les fruits du panier et s’en satisfasse. Faute de mieux, en effet, l’enfant mange alors les fruits du panier, mais si goulûment qu’il ne parvient plus à les digérer, et jusqu’à en prendre un tel dégoût qu’on ne sait plus qui accuser de l’enfant qui n’a plus ni faim ni soif, ou de la méthode qui n’a pu, à elle seule, renouveler le miracle de l’arbre convoité.

Malheur aux enfants qui n’ont jamais mangé de cerises que dans les paniers et qui n’ont pas connu la joie vivifiante de qui s’accroche aux branches et cueille selon ses besoins !

Malheur à l’enfant, malheur à l’homme qui s’est gavé de connaissances, loin de l'arbre de vie et qui n’a plus même le ressort de protester !