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L’Education et la Paix

Mai 1948

On en parle périodiquement, après chaque catastrophe. Les discours les plus habiles et les plus généreux projets d’après 1918 n'ont point gêné ni la préparation ni le déroulement de la dernière guerre.

La mode revient. Les canons ne se sont pas encore tus, hélas ! puisque la guerre est encore partout, qu’on préconise à nouveau ce remède qui a fait une si scandaleuse faillite : l’Education au service de la Paix ! Et, sauf erreur — puisque nous n’avons reçu encore aucune communication à ce sujet — la Ligue Internationale pour l’Education Nouvelle en fait le thème de ses prochains congrès.

Inutile de dire, je pense, que nous sommes à 100 % pour la paix. Lorsqu’on a subi deux guerres avec leur cortège dantesque de souffrances, de blessures, de mutilations, de privations et d’emprisonnement, comment pourrait-on ne pas souhaiter la paix et ne pas louer toutes les initiatives qui, même avec des moyens très limités, permettent de faire un pas vers le havre de sécurité et d’humanité que nous n’osons plus espérer ?

Mais c’est justement parce que nous portons en nous, marqué dans notre chair, ce besoin fonctionnel de paix ; c’est parce que nous avons été tellement déçus et trompés que nous nous défions plus que jamais du verbiage pacifiste qui, depuis trente ans, masque, directement ou indirectement, toutes les entreprises dont les guerres sont l’aboutissement.

L'Education et la Paix !

Le mot connu d'un orateur : « Donnez-moi l'éducation pendant vingt ans et je transforme le monde », n’est certainement pas exagéré. Si, par la vertu d’une baguette magique, il nous était possible de faire, d’une génération, une cohorte résolue d’hommes lucides, dynamiques, héroïques, socialement éduqués à même la vie des peuples, capables de prendre leur destin entre leurs mains, il ne fait pas de doute que les forces, de paix triompheraient définitivement.

Mais attention : éduquer une génération ne signifie pas seulement disposer souverainement de l’école, des méthodes qui s’y pratiquent et des livres qu’on y emploie. C’est aussi préparer, dès avant la naissance, les éléments majeurs de son activité et de son dynamisme ; c’est lui assurer des années de première enfance avec une bonne alimentation, de l'air et du soleil dans un milieu « aidant » ; c’est continuer hors de l’école cette atmosphère nouvelle de libre activité individuelle et de coopération sociale que nous tâchons de réaliser dans nos classes ; c’est, éliminer, du milieu où évolue l’enfant, la pourriture et le vice d’un régime qui le corrompt ; c’est, après la scolarité primaire, continuer avec une sollicitude redoublée la formation et la montée de l’adolescence.

Alors, mais alors seulement, si l'éducation était comprise ainsi clans son sens total, elle révolutionnerait le monde et assurerait la paix.

Et les idéalistes d’applaudir ! Mais nous leur disons : Attention ! Le problème de la formation de l’enfant, de sa conception jusqu'à l'entrée à l’école est moins pédagogique que social. La réforme du milieu où baigne et vit la jeune plante à former n’est pas une question pédagogique mais une affaire de régime économique et social. L’éducation et l’adolescence de 15 à 21 ans est dominée sans conteste par les nécessités, actuelles de la production dans un régime d’exploitation sociale. Ce n'est pas la pédagogie qui libérera l'adolescence.

Lorsqu’on construit une maison, on ne se contente pas d’apporter ses soins au premier étage, puis de se mettre à la fenêtre et chanter, en levant les bras vers l'azur : Nous avons réalisé la demeure idéale, l’asile d’humanité et de paix tant attendu par les hommes de bonne volonté !

Pendant ce temps, la construction vacille parce que les fondations n’en étaient pas suffisamment assises. Les murs se lézardent. De l'étage au-dessus, à peine ébauché, tombent des plâtras. Et comme on a négligé de placer un toit étanche et solide, la maison est inondée à la première averse. Vous vous rendez compte alors de la vanité enfantine de votre projet de réaliser l’harmonie et la paix dans notre premier étage en fermant volontairement les yeux sur la construction des parties les plus déterminantes de la demeure, les fondations et le toit. Et vous comprendrez aussi que les générations qui ont été si longtemps victimes de cette myopie ou de cette complicité, soient peu disposées à apprécier le calme factice et l’imprudent aménagement de votre premier étage, qu'elles demandent, qu'elles exigent une reconsidération du problème éducatif, même et surtout si cette reconsidération doit mettre en cause des rapports économiques, sociaux et même politiques aux incidences délicates et complexes.

Je sais : on nous dira volontiers que ce n'est pas notre affaire, qu’il faut laisser les terrassiers asseoir la bâtisse et les couvreurs monter le toit. Comme si, quand viendra l’orage, nous ne serions pas coupables, au même titre que les autres ouvriers, de l’erreur collective et de la catastrophe qu’elle a préparée ; et si nous n'avions pas le devoir de nous refuser à cette complicité et d’exiger la construction solide au sein de laquelle nous réaliserions enfin le splendide premier étage de nos rêves.

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Non, une éducation qui ne déborderait pas le premier étage, qui s’abstiendrait, par inconscience ou timidité, de considérer les fondations, et les échafaudages et la couverture, une telle éducation ne travaillera pas pour la paix. Quelle que soient la générosité et l’idéal qui l’anime, elle risque, au contraire, de travailler contre la paix en perpétuant le déséquilibre, l'illusion et l’erreur qui ne sauraient en être les matériaux.

Oui, nous sommes pour la discussion du thème l'Education et la paix si on sait, si on ose, si on peut l'aborder dans toute sa complexité non seulement psychologique et pédagogique, mais aussi économique, sociale et politique ; si nous avons la clairvoyance, le droit et la possibilité d'étudier les fondations, les échafaudages, les étages supérieurs et la couverture ; si, enfin, architectes, terrassiers et couvreurs peuvent s’affairer avec nous autour de la construction commune dont nous ferons alors, tous ensemble, la grande entreprise de préparation à l’harmonie sociale de demain.

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Naturellement, ceux qui redoutent la complexité et les risques de la construction nouvelle et qui voudraient bien tourner en rond dans leur possible premier étage, ceux aussi qui ont un intérêt majeur à la permanence de l'injustice et de l’erreur, ne manqueront pas de s’élever contre notre prétention en essayant de nous nantir d’une étiquette.

C’est à dessein que nous n’avons, à aucun moment de notre démonstration, prononcé les mots de rationalisme, de matérialisme ou d’idéalisme. Nous nous sommes appliqués à parler bon sens et je ne crois pas qu’on puisse contredire à notre argumentation. Si nous avons aidé, dans ce domaine aussi, à faire briller un peu de soleil, nous aurons rempli notre tâche.

Est-il possible d’aborder maintenant dans sa complexité le problème de l’éducation et de la paix ? C’est la question que nous posons à nos lecteurs dont nous publierons ici même les considérations.

Nous pouvons, tous ensemble, aller très loin dans ce domaine. Nous dirons ensuite aux économistes, aux architectes, aux syndicalistes, aux politiques : Voici des conditions de l’Education au service de la paix, aidez-nous à réaliser l’une, et l’autre.