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L’organisation de la classe

Octobre 1946

En ce début d’année, j’ai ouvert avec une particulière curiosité les premiers n° de nos grands journaux pédagogiques. Je m’attendais candidement — la candeur est une des maladies dont on se défait le plus difficilement — à y trouver une compréhension quelque peu modifiée de l’aide qu’ils prétendent apporter aux éducateurs. Je me faisais des illusions.

Tous ces journaux en restent à l’ère des recettes de cuisine.

Vous connaissez tous la rubrique Recettes de cuisine des hebdomadaires féminins non pédagogiques. On vous indique là, avec toutes précisions et mode d’emploi comment vous réussirez un veau sauce vin blanc, un poulet truffé, les tripes à la mode de Caen, ou un dessert moka. La cuisinière inexperte et pressée ouvre son journal, suit de son mieux les instructions... et les résultats sont ce qu’ils peuvent, quelquefois désastreux, à moins que la cuisinière sache elle-même parer aux insuffisances et aux erreurs des recettes par sa propre expérience culinaire.

Aux convives déçus, elle expliquera : J’ai suivi les conseils de Tante Martine, mais je n’avais qu’un œuf et il n'était pas frais... On disait d’en mettre trois... J’ai dû remplacer le beurre par de l’huile... On disait : ajouter de l’extrait de café... mais « Tante Martine » ne sait donc pas qu’il n'y a plus de café sur le marché....? J’ai pris de l’ersatz du commerce... Et puis ma casserole ne convenait pas et mon four ne chauffe pas assez... Toutes considérations que n’avait pas prévu « Tante Martine »...

Nos journaux pédagogiques sont des Tante Martine. Ils vous apportent des recettes qui ont réussi ailleurs, dans un autre milieu, avec quelqu’un qui savait y faire, qui avait sous la main ce qui lui était nécessaire... Voici la recette... Débrouille-toi.

Alors toi, dans ta petite école, tu prends la recette. Tu voudrais bien la suivre à la lettre.... Mais cette observation dont on te conseille de partir, tu ne peux pas la faire chez toi, où elle sera si différente que les conclusions en seront changées.. Tu ne possèdes pas ce livre... Tu en prendras un autre..., mais ce n’est plus la même chose... Il te manque tel appareil... Et puis tes gosses ne s’intéressent pas à ce sujet aujourd’hui : tu parleras dans le vide... Tes convives feront la grimace... Ils mangeront mal. Ils iront manger ailleurs ou auront une indigestion de ce qu’ils auront mangé contre leur gré et leur appétit. Et tu seras le cuisinier déçu qui s'est donné beaucoup de peine pour échouer...

Tu peux, comme d’autres l’ont fait avant toi, te dire : ma foi, je vais suivre les recettes de « Tante Martine » qui sont conformes à la règle académique. Qui pourra me le reprocher...? Tant pis pour mes convives !...

Tu n’accepteras pas ce raisonnement parce que ton travail, tu veux le faire, d’abord, pour l’enfant. Au diable les recettes!..

Nous allons prendre l'affaire par un autre bout : Nous allons te procurer ou te permettre de réaliser un bon foyer, des tables et des outils pour la préparation des aliments et les produits qui te serviront de base pour cette préparation. Nous te dirons comment d’autres, en des circonstances semblables, ont procédé. Tu es assez intelligent et suffisamment ingénieux et dévoué pour faire, avec ces bons matériaux, la nourriture qui conviendra à tes convives — qui travailleront avec toi d’ailleurs pour la préparation des mets dont ils sentent si décidément la nécessité.

Et tu as là tout notre plan de travail, différent tu le vois, de celui des Tante Martine :

Nous attachons une particulière importance à l’aménagement des locaux et à la recherche et la préparation des matériaux de travail (fiches, livres de la B.T., revues) films fixes et animés, prospection du milieu, disques et radio. La qualité de ton travail sera directement fonction de ces éléments et il est regrettable qu’on continue à t’amuser avec des considérations technologiques aussi prétentieuses et superflues que le serait le discours d’un technicien ès- machines agricoles pour le paysan qui ne possède que sa bêche, et ce qui lui reste de bonne volonté...

Nous te dirons aussi ce que d’autres, munis de ces éléments de base ont réalisé dans leur classe. Tu n’auras qu’à t’inspirer de leur exemple. Et tu réussiras dans la mesure où tu auras pu te procurer les outils et la technique indispensables.

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Je voudrais aujourd’hui attirer tout spécialement l’attention de nos lecteurs sur deux points de notre programme : l’aménagement des locaux et les plans de travail.

L’aménagement des locaux. J’en ai parlé longuement dans mon livre l’Ecole Moderne Française. J’ai dit comment locaux et mobilier devraient naturellement être construits et aménagés en fonction des techniques de travail dont nous avons montré l’efficience.

Il faut que nous influencions la construction, afin que les architectes n’édifient plus des salles de classe modèle 1900, faites pour la leçon magistrale, les devoirs et les leçons. Il nous faut la salle de classe modèle 1946 permettant le travail complexe des enfants selon nos techniques avec, d’abord, salle commune pour les travaux collectifs, munies de tables mobiles avec chaises (ou tabourets). Nous recommandons la table de lm x 0m60, genre table de cuisine, avec dessus en matière plastique lavable. Cette table permet de travailler très confortablement à deux (sur les extrémités), chaque élève disposant de 0m50 x 0œ60 ; ou même à quatre pour certains travaux d’équipe. Ces tables alignées permettent une exposition. Groupées sur double rangée, elles font une confortable table de milieu pour dessins ou autres travaux. On peut les emporter dans un coin de la salle ou dans les ateliers, pour travaux individuels ou d’équipes.

On peut, enfin, les entasser facilement pour libérer la pièce.

Chaises ou tabourets auront le même avantage de mobilité.

On peut, si on les croit indispensables, prévoir des tiroirs. Nous leur préférons les casiers individuels contre les murs. Des encriers inversables (faciles à construire) seront disposés sur une étagère spéciale.

Nous faisons remarquer en passant que cet ensemble : table, chaises ou tabourets est d’un prix de revient au plus égal à celui des pupitres traditionnels.

L’estrade est supprimée. Une table ordinaire suffit.

L’installation de la salle sera complétée par un tableau noir sur chevalet, un ou deux tableaux noirs ou vert foncé sur les murs, quelques panneaux d’expositions, l'installation pour la projection, pour le théâtre et le guignol, un ou plusieurs classeurs pour fiches.

Mais cette salle commune devra être obligatoirement complétée par un système d’ateliers (de 4 à 8 pour le matériel et les travaux de base) — voir mon livre.

Nous laissons aux architectes le soin de prévoir l’aménagement de cette classe complexe. Nous leur posons seulement le problème à résoudre : ces ateliers doivent permettre l’installation, en un coin bien éclairé, du matériel indispensable : établi, imprimerie, fichiers, couture, cuisine, etc... L’enfant doit pouvoir y travailler sans que le bruit qu’il peut faire incommode les équipes voisines, et vice-versa. Ces ateliers ne doivent cependant pas être totalement isolés afin que l’instituteur puisse aller et venir de l’un à l’autre et continuer à diriger l’usine en activité.

Il y aura à étudier aussi la construction, répondant à nos buts, des écoles à deux classes, où certains ateliers pourraient, entre les salles, être communs aux deux classes.

Enfin, nous voudrions bien que tous les architectes et toutes les personnes compétentes s’attaquent au problème de la construction et de l’aménagement des écoles à classes nombreuses.

Un des plus graves obstacles à la modernisation actuelle des classes de villes est ce compartimentage avare en classes qui ne sont plus extensibles et dont on tirera difficilement parti. Il s’agira pour nous de voir si nous n’aurions pas avantage à étudier tout de suite la réorganisation des écoles de villes sur la base des trois classes dont notre ami Lesvesque a dit à diverses reprises ici les avantages. Peut-être alors pourrait-on prévoir, sous certaines réserves architecturales, des ateliers communs à ces trois classes.

A moins qu’on s’oriente, pour chaque classe, vers le système décrit ci-dessus.

Nous aimerions qu’une discussion s’engage sur ce point, à laquelle pourraient participer concurremment instituteurs, inspecteurs et architectes. Nous serions heureux de publier les projets qui nous seront soumis.

Pour l'aménagement éventuel des classes existantes, il n’y aura qu’à s’orienter selon les indications données ci-dessus. La transformation est d’ailleurs en cours. De nombreuses écoles de campagne utilisent pour les ateliers une classe désaffectée ou une annexe autrefois négligée. Ailleurs, on aménage des couloirs ou même un pavillon dans le jardin. Nous continuerons à publier des plans de réalisation dans ce sens. Renseignez-nous.

Pour l’installation intérieure : l’estrade et la chaire sont en voie de disparition. Le branle est sérieusement donné. La vague iconoclaste progresse : avec l’estrade on fait : une table supplémentaire, une table à fichier, une armoire.... Et tout est très bien ainsi.

On tente de tirer parti des vieux bancs inclinés. Ce ne sera pas commode. Sectionner la surface pour la rendre horizontale n’est qu’une solution à demi satisfaisante puisque l'enfant reste emprisonné sur son banc. Que faire ? Et que faites-vous ? Les instituteurs de notre groupe sont suffisamment ingénieux. Ils trouveront bien une solution.

En tous cas, toutes les fois qu’il s’agit de fabrications nouvelles, orientez- vous vers la table décrite ci-dessus. Mais nous demandons à nos camarades d’étudier cette question pour que nous soyons en mesure d’offrir aux Pouvoirs publics et aux architectes des projets prévus en fonction des besoins de nos élèves dans l’Ecole moderne que nous leur préparons.

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LES PLANS DE TRAVAIL :

Une de nos réalisations est en train de conquérir la pédagogie française : le texte libre. Mais se basant sur cette expression de texte libre, on en déduit malencontreusement que notre pédagogie est basée sur l’activité libre de l’enfant; que donc elle frise l’anarchie et nécessite des éducateurs suffisamment experts pour saisir au vol pour les utiliser tous les caprices de la vie.

Nous sommes autrement réalistes. Nous savons que rares sont ces éducateurs ; et ce n’est pas pour eux que nous construisons.

Notre pédagogie est basée sur le travail de l’enfant, travail motivé, répondant aux besoins profonds de l’individu, et que nous rendons possible par nos réalisations techniques.

Dans nos classes, nous ne travaillerons donc pas au hasard, selon le caprice de l’enfant, mais au contraire avec une sûre méthode, d’une extrême souplesse, à la mesure des enfants eux-mêmes.

Si vous voulez réussir il vous faut trois choses ;

— Aménager le plus possible votre classe en ateliers de travail (ce qui ne veut pas dire en atelier de travail manuel) avec ; travail du bois, du fer, du papier, couture, cuisine, et aussi imprimerie, documentation, dessin, musique, etc.

— Obtenir la motivation permanente par la correspondance interscolaire, dont la réalisation selon nos techniques suppose l’édition d'un journal scolaire. Qu’on ne croie pas cela secondaire. C’est l’essentiel : sans cette motivation vous serez obligé d’en rester ou de revenir au système des leçons et des devoirs. Par la correspondance, c’est le tirage décisif qui est établi.

— Organiser le travail : le texte libre n’est valable que pour nous indiquer, le matin, le centre intérêt principal de la journée. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas dans la journée d’autre travail que celui se rapportant à un centre d’intérêt.

Nous rappelons la conception complexe de notre technique. Notre travail doit répondre à tous les besoins. Comme dans la vie, vous aurez l'anarchie si vous ne réglez d’avance l’activité par des plans de travail établis avec la collaboration des enfants eux-mêmes.

Pour rétablissement de ces plans, nous distinguerons deux sortes de travaux : les activités profondes, qui sont plus particulièrement éducatives, et visent au développement et à l’épanouissement des sens scientifique, artistique, mathématique, social, — et les activités techniques, qui mènent à la maîtrise des mécanismes : lire, écrire, compter, mesurer, etc...

Les premières sont à longue échéance et à mensuration délicate ; les secondes sont, par contre, plus faciles à consigner sur un plan de travail .et à mesurer : travaux manuels, fiches de calcul, enquêtes, etc.

Nous recommandons l’usage de plans de travail mensuels, dont nous donnerons sous peu des exemples, et de plans de travail hebdomadaires pour lesquels nous pouvons fournir les imprimés.

Nous donnerons également des modèles d’emploi du temps pour les diverses classes. Mais nous donnerons pour aujourd’hui, en ce début d’année, ces quelques conseils généraux qui vous guideront dans l’organisation de votre classe.

Nous recommandons : le matin, à l’arrivée, après une séance salutaire de chant, lecture des textes libres et choix du sujet qui constituera la page de vie de la journée.

Puis travaux de chasse aux mots et de grammaire, liés à ce texte, Etablissement du Plan de travail de la journée dans le cadre des Plans de travail hebdomadaires.

Séance de travail libre : composition à l'imprimerie, préparation de conférences, d’expériences, études du milieu, individuellement ou par groupes, avec ou sans la participation directe de l’instituteur.

Après la récréation, travail vivant de calcul et travail libre s’y rapportant.

L’après-midi est réservé de préférence à des travaux moins intellectuels : enquêtes individuelles ou par groupes, histoire, géographie, expériences scientifiques. Lecture de textes et correspondance. Tirage à l’imprimerie. Travail en atelier.

Avant la récréation : demi-heure de bouche-trou.

Après la récréation : Réponses aux questions, conférences, cinéma, coopérative, chant, théâtre, etc...

Vous n’avez qu’à établir sur ces bases votre emploi du temps, en équilibrant à votre gré les temps à prévoir, en vous rappelant aussi que, selon l’esprit — et la lettre — des Instructions ministérielles, il suffit que les temps accordés à chaque discipline soient respectés hebdomadairement.

Nous tâcherons, dans les n° qui suivront, de vous apporter des directives complémentaires pour vous permettre de travailler avec ordre et méthode selon les techniques modernes.

Nous l’avons dit bien des fois : l’enfant aime l'ordre, la discipline, l’organisation du travail, toutes les fois qu’ils servent son besoin de création et de conquête. Mais ne confondons pas avec l’ordre, la discipline et l’organisation qu’il exècre comme nous avons exécré et combattu l’ordre hitlérien qui n’était pas sans avantages « techniques ».

Et si même, l’ordre et la discipline que vous réaliserez, ne sont pas parfaits, dites-vous bien qu’ils valent mieux que l'autoritarisme de parade sous lequel bouillonnent tous les appels essentiels à la libération.

C. PREINET.