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Les méthodes, les techniques et l’homme

Dans :  Techniques pédagogiques › organisation de la classe › 
Mars 1947

Les « humanistes » qui, on ne sait pourquoi, lient leur destin à la scolastique, se défendent.

Dans le Manuel Général du 25 Janvier 1947, André Ferré, sous le titre : « La Méthode et l’Homme », semble condenser tous les arguments, bons ou mauvais, que la réaction pédagogique mobilise en barrage contre la montée de l’Ecole Nouvelle.

« L’affirmation des néophytes de la réforme, écrit André Ferré, a pour envers une négation : celle de l’importance de la personne de l’éducateur, de sa qualité humaine. Voilà ce qu’il y a de plus redoutable dans leur mystique...

...La qualité d’une éducation, affirme d’autre part A. Ferré, tient infiniment moins à celle des méthodes employées qu’à celle de l’homme qui les emploie ; on s’étonne qu’une constatation aussi banale ait besoin d’être proclamée comme une découverte et prenne presque figure de paradoxe. Les méthodes pédagogiques les plus traditionnelles, quand elles sont l’instrument d’une âme naturellement noble let d’un esprit d’envergure, donnent des résultats surprenants. Il est à craindre que les méthodes les plus hardiment novatrices, maniées par des êtres vulgaires, ne surprennent dans un tout autre sens. On se demande s’il ne serait pas plus sage de laisser à ceux-là, et de laisser aussi aux, tièdes, aux timorés, l’usage des méthodes de tout repos et qui ont fait leurs preuves quoi qu’on dise.

La vraie, la seule réforme, ce serait de ne confier l’œuvre d’éducation qu’à des hommes et des femmes de grand cœur, de savon étendu et de haute intelligence. »

Malentendu et faux raisonnement. Raisonnement de philosophe traditionnel, qui argumente dans l’absolu, sans se rendre compte des incidences totalement différentes de la réalité sociale. Nous aussi, nous disons avec l’auteur : s’il était possible de trouver, pour éduquer la masse de nos enfants, des hommes et des femmes de grand cœur et d’un profond savoir, peut-être alors considérerions-nous le problème sous un autre angle.

Mais il est un fait, hélas ! incontestable : ces éducateurs d’élite ne sont qu’une infime minorité et ce n’est pas sur eux que nous pouvons aligner méthodes et techniques. Admettons qu’ils constituent le dixième du personnel — estimation, je crois, généreuse. Ce dixième n’a pas besoin de nos sollicitudes. Nous sommes l’immense aimée des neuf dixièmes, nous sommes de ces tièdes et de ces timorés tout juste aptes aux méthodes de tout repos. Nous repoussons l’aumône qu’on voudrait nous faire d’une tranquillité de passivité et de mort et nous prétendons améliorer le rendement non seulement technique mais aussi humain de notre travail.

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Il faut avoir connu l’inhumanité du travail paysan dans les vallées que n’a pas encore modernisées la technique actuelle pour comprendre le progrès que représente l’usage de certaines machines agricoles : l’homme n’est plus une bête aussi malheureuse que les bêtes qu’il soigne ; le rendement de son travail s’améliore et son standard de vie augmente. Le paysan qui quitte son chalet et sa terre ingrate et sa ferme nue, descend dans la vallée, conduit les chevaux, mène un tracteur ou une auto... Il ne retourne plus dans sa vallée...

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Sans matériel moderne, avec la seule ressource du verbiage comme outil et comme technique, l’instituteur moyen — un de ces neuf dixièmes — est comme le paysan qui se désespère à gratter la terre avec un outil de bois qui s’émousse et ne parvient pas à atteindre en profondeur la terre à remuer. Le rendement est presque nul et le travailleur est doublement puni, par le sentiment déprimant de son impuissance, et par son rendement insuffisant qui le repousse obstinément vers la combe noire de la misère.

Donnez à cet instituteur des outils qui permettent à ses élèves de travailler : un jardin, un atelier, une imprimerie, des fiches, des disques, la radio, des voyages. Peine moindre et rendement amélioré, confiance en soi, réussite, bien-être et dignité.

Pour nous préparer à ces techniques, pour nous enseigner l’usage des outils modernes, on prévoit des revues, des démonstrations, des stages... On évangélise, dit A. Ferré, comme si on évangélisait les paysans parce qu’on leur fait suivre des cours pour leur enseigner les nouvelles techniques de travail.

Evangélisation du travail !

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On nous dira peut-être que l’amélioration des techniques de travail n’a rien à voir avec la formation humaine qui préoccupe à si juste titre les philosophes scolastiques. Ceux-ci invoqueront la permanence de la valeur et de la culture et la longue tradition de l’Université Française.

Mais nous savons bien, nous, que les hommes ne vivent pas, n’agissent pas et ne pensent pas à l’ère de l’artisanat préindustriel comme ils le feront plus tard avec l’avènement de la grande industrie. Ce n’est pas pour rien qu’on parle d’une civilisation de la pierre, du bronze, du fer, de la vapeur ou de l’électricité. Vous trouvez que nous pouvons fort bien continuer à apprendre à nos enfants à filer la quenouille et à fondre des bougies pour les préparer à vivre dans un monde qui ne connaît plus ni l’une ni les autres. Sommes-nous si illogiques ou si présomptueux de penser qu’il y a mieux à faire qu’à s’obstiner dans les pratiques, qu’on peut regretter peut-être, mais que nos enfants ne connaîtront plus et dont ils n’ont que faire.

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Nous préparerions, au dire de Ferré, l’âge de l’anonymat, l’âge des masses, prélude menaçant à l’ère des mornes termitières, où les individualités humaines ne compteront plus pour rien !

Parlez-nous de ces bonnes classes traditionnelles, caporalisées à l’extrême, où les enfants, méthodiquement dépersonnalisés, deviennent des numéros juste aptes à lire et réciter, tous, les mêmes textes, avec la même intonation de prière, où l’individu n’a jamais l’occasion de s’exprimer et de se réaliser avec originalité ! Une telle école exaltait la valeur humaine ! Par quel miracle donc, si ce n’est par celui des prêches dont nous connaissons la vanité ?

Et c’est nous qui prônons et pratiquons l’expression libre, le travail d’équipe, l’œuvre originale — en littérature comme en dessin ou en théâtre — ; nous qui mettons en valeur cette parcelle d’humanité et de génie qui sommeille en tout être, c’est nous qui préparerions la termitière ? Pourquoi ne pas nous rendre responsables, à retardement, des termitières inhumaines que sont les vastes usines capitalistes, subtilité d’une philosophie qui ne s’embarrasse pas de dialectique raisonnable ni scientifique !

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Nous préparons les outils de travail et nous mettons au point des techniques qui exaltent la valeur personnelle des éducateurs.

Elise Freinet a fort bien dit : QUELLE EST LA PART DU MAITRE ? réagissant ainsi contre la tendance extrémiste qui se glorifiait de laisser les enfants réaliser sans aide du maître textes et dessins.

Notre camarade J. Boissel nous écrit à ce sujet :

Il me semble qu'il y a contradiction entre ce que vous dites de la part du maître et cette autre idée que nos méthodes sont valables pour tous les maîtres, les bons et les... moins bons.

Pour avoir de beaux poèmes, il faut que le maître soit poète. S’il y a la spontanéité enfantine à la base du poème, il y a aussi la main du maître pour rectifier un détail, un mot, un son : ex. (Educateur n° 8, p. 183) : « surnaturel » ne me semble pas faire partie du vocabulaire d’une enfant de neuf ans et demi ; la disposition typographique de « Printemps mouillé » a bien dû être suggérée.

De même pour obtenir de belles choses en travail manuel comme mon ami Pailhès, il faut que le maître soit un bricoleur enragé.

Pour avoir un journal bien illustré, il faut que le maître soit un bon dessinateur et sache graver le lino (même s’il n’illustre pas lui-même, comme Magneron).

Pour enseigner l’histoire comme Fontanier, il faut que le maître soit passionné d’histoire locale et qu’il ait le temps de faire des recherches.

Pour étudier la flore et la faune locales, il faut que le maître soit ferré en botanique et zoologie.

Alors ? Quel est le maître qui réunira toutes ces conditions ? Et n’y a-t-il pas de
quoi se décourager un peu en entendant parler de classes passionnées d'histoire, de poèmes d’enfants ou en recevant des journaux d'une présentation magnifique et bien illustrés, alors qu’on se sent incapable d’en obtenir autant ?

Il serait peut-être bon de rappeler, à l’usage de tous, l’essentiel : un maître qui se croit mauvais obtiendra au moins autant par nos techniques que par les méthodes traditionnelles et il l’obtiendra d'une manière plus agréable pour lui et pour les élèves. Et s’il y a des maîtres d’élite qui obtiennent des merveilles supplémentaires, on peut les admirer sans croire qu’ils sont la majorité.

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Il est exact d’abord que, par nos techniques, un maître qui se croit mauvais obtiendra au moins autant que par les méthodes traditionnelles, et il l’obtiendra d’une manière plus agréable pour lui et pour les élèves.

Et c’est déjà une assurance qui compte.

Elle ne nous suffit pas.

Toutes nos réalisations s’inscrivent en faux contre cette croyance que, pour avoir de beaux poèmes dans nos classes, il faut être poète ; dessinateur ou graveur émérite pour réussir dessins et linos ; qu’il faut être passionné d’histoire pour faire du travail passionnant dans ce domaine.

Nos techniques exaltent les aptitudes natives ou acquises de nos élèves et font se révéler dans nos classes, des tempéraments de poètes, d’artistes, d’historiens ou de naturalistes. Les élèves ainsi touchés par la grâce, parviennent alors, très souvent, à faire mieux que le maître dans leur spécialité : poètes qui produisent des œuvres que nous n« risquerions pas d’égaler ; — graveurs de haut talent ; passionnés d’histoire, qui fouillent fichier, dictionnaire et archives ; amoureux des bêtes et des insectes, qui voient ce que vous ne soupçonniez pas ; dessinateurs admirables dont vous vous enorgueillissez.

Pourquoi cela se produit-il dans nos classes et pas dans les classes traditionnelles ? Parce que nous avons mis à la disposition des enfants un matériel de travail, que nous avons su leur donner les conseils techniques qui leur permettent de surmonter les difficultés qui les rebuteraient ; parce que nous avons su, techniquement, mettre en valeur l’œuvre réalisée, par l’imprimerie, les échanges, les conférences. Et c’est dans la mesure où nous réalisons cette aide technique, — intelligente et sensible — que nous permettons l’explosion du miracle.

Bien sûr, si l’instituteur est lui-même poète, artiste, historien ou naturaliste, il pourra faciliter encore cette éclosion. Je dis : " il pourra " ; car il arrive aussi que l’artiste pense à son œuvre et y subordonne les réussites de ses élèves qu’il éblouit par sa virtuosité ; que le naturaliste ou l’historien trop autoritaires découragent au lieu de tes entraîner, leurs élèves hésitants. Nous avons tous eu, au cours de notre scolarité, des professeurs qui étaient passionnés — et souvent éminents dans leur spécialité, mais qui, par défaut de technique, ont rabattu au lieu de l’exalter, notre naissant enthousiasme.

Non, le maître qui réussira le mieux selon nos techniques, ne sera pas forcément celui qui aura des qualités artistiques, scientifiques, ou techniques exceptionnelles, mais celui qui aura compris notre souci essentiel de mettre à la disposition des enfants les outils et les techniques, y compris, le cas échéant, la technique personnelle non négligeable de l’éducateur — qui leur permettront de se réaliser puissamment.

C’est à enseigner aux éducateurs les modalités de cette aide technique et humaine que nous devons nous appliquer. Les articles d’Elise Freinet sur l’art sont un exemple de la besogne qui nous reste à faire pour mettre au service des enfants et notre science, et notre valeur artistique, et notre sensibilité humaine.

Au camarade Boissel et à ceux qui, comme lui, doutent encore, nous voudrions montrer les milliers de journaux scolaires que nous recevons et qui sont tous d’une valeur pédagogique et technique que nous n’avions jamais approchée, avec partout de la poésie, de l’histoire, des sciences, des linos artistiques, de la vie... Les maîtres qui ont réalisé ces journaux se réclament tous des neuf dixièmes, avec, parfois, quelques talents particuliers et, toujours, une ardente bonne volonté, exaltée par les horizons nouveaux que nous leur avons ouverts.

Demain, il y aura des milliers et des milliers d’écoles et de journaux semblables. Un jour prochain, la grande majorité des éducateurs aura rejoint nos techniques. Et vous verrez alors ce que savent donner ces neuf dixièmes pour le triomphe de l’Ecole moderne française.