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Notre naturisme prolétarien fonction éducative

Décembre 1934

 

L'IMPRIMERIE A L'ÉCOLE
 
Notre naturisme prolétarien fonction éducative
 
 
Nous avons précisé bien des fois que nous ne faisons pas ici de la pédagogie à la petite semaine, nous contentant d'examiner et de résoudre en apparence, dans leur superficialité, les graves problèmes qui se posent à nous. Nous voulons recréer totalement nos théories éducatives et les asseoir sur des bases inébranlables, en remontant à l'origine même des causes que nous jugeons déterminantes, au risque de laisser croire à ceux qui ne comprennent pas encore ce souci essentiel que nous nous occupons de toutes sortes de questions qui débordent les buts pour lesquels nous sommes constitués.
 
C'est ainsi que nous sommes amenés aujourd'hui à justifier à nouveau l'extension prise par notre chronique naturiste, critiquée notamment, par notre camarade Bourguignon qui la trouve trop envahissante et ne l'accepterait dans une certaine mesure que si elle se bornait à l'explication des rapports indubitables entre les soins corporels et le développement de l'esprit, à l'exclusion de foutes considérations et de tous conseils sur l'alimentation, l'hydrothérapie, la gymnastique, etc...
 
Nous aurions, certes, en réponse une justification qui a sa valeur et qui vient aussitôt à l'esprit du responsable de la revue : Jamais, depuis que nous publions l'Educateur Prolétarien, aucune rubrique n'a passionné aussi totalement de si nombreux camarades ; jamais aucun livre lancé, par nous n'avait obtenu ‑ avant même sa rédaction définitive et à la seule annonce - le vingtième des souscriptions reçues à ce jour pour l'édition des Menus naturistes.
 
Il y a là une preuve absolument certaine que notre rubrique répond à un besoin et que, même si elle n'était liée que de loin à nos soucis éducatifs, elle se justifierait tout de même dans une revue coopérative dont le seul souci est de répondre aux besoins de ses adhérents.
 
Mais il y a plus, et nous tenons à le marquer, pour ceux qui se sont engagés avec enthousiasme dans la voie naturiste comme pour ceux qui disent être d'accord avec nous « en principe », mais qui, dans la pratique, persévèrent traditionnellement dans leurs dangereux errements.
 
Il est un fait patent sur lequel nous avons déjà appelé l'attention des éducateurs : notre action pédagogique est partiellement ou totalement impuissante lorsqu'elle s'exerce sur des enfants qui ne sont pas, physiologiquement, en état de faire l'effort que nous leur demandons.
 
L'élève qui a mal dormi dans une chambre à l'air vicié par ses trop nombreux occupants ‑ qui parfois gardent l'unique fenêtre soigneusement fermée à cause du froid, hélas ! ‑ celui qui a avalé trop rapidement une nourriture intoxicante et trop difficile à digérer, qui est excité par une constipation opiniâtre ou l'usage du café, du vin, des sucreries, ne peuvent rien donner de bon au point de vue pédagogique. Ils se fatiguent très rapidement, deviennent apathiques, ou impatients et nerveux.
 
Quiconque les examine alors avec des yeux avertis se rend compte que les trajets nerveux ne jouent plus normalement, gênés dans leur fonctionnement par l'accumulation des toxines. Ils sont lents à comprendre parce que les sensations se transmettent difficilement de la périphérie au centre et que les ordres timidement partis du centre parviennent avec peine aux organes d'exécution. Il arrive parfois même que les sens sont partiellement atrophiés et que le sujet ne réagit que mollement aux excitations extérieures : la pédagogie actuelle traite ces déficients, par les divers procédés sensoriels inventés par des pédagogues de talent, en portant toujours l'accent sur la matière à enseigner, sur les acquisitions et en négligeant presque totalement les aptitudes fonctionnelles des éduqués. Elle impute ensuite les échecs permanents aux défauts et aux déficiences des enfants, à leur paresse, à leur manque d'intelligence, à leur mollesse, à leur instabilité, sans penser que ces tares déterminantes pourraient et devraient être au préalable victorieusement soignées.
 
Nous avons retourné aujourd'hui le problème éducatif : nous ne sommes pas loin de penser que, si nous en avions la liberté dans nos classes mieux vaudrait ne jamais forcer à nos besognes scolaires des enfants qui n'en sentent ni besoin ni nécessité. La vie ‑ hors de l'école, hélas ! - est assez large et assez complexe, et assez riche aussi, pour légitimer et autoriser quelque intérêt spontané sur lequel nous devrions alors nous appuyer.
 
Peine perdue en tous cas que d'essayer d'inculquer des notions scolaires à un enfant qui n'éprouve peut-être aucun désir d'effort intellectuel : on ne parvient qu'à désorganiser l'individu en donnant naissance à de graves névrosés dont les suites sont incommensurables.
 
Laissons les livres et l'étude ‑ si nous le pouvons ! ‑ et soignons ces enfants ; non pas par des procédés chimiques qui stimulent anormalement certaines fonctions au détriment des autres, mais par une désintoxication profonde qui redonne aux différents organes du corps leur jeu normal et naturel, donc subtil et parfait ; adoptons un mode de vie qui réserve au corps tout son élan, et un élan qui s'harmonise totalement avec les forces puissantes de la nature au milieu de laquelle nous vivons.
 
Nous sommes en mesure de prouver maintenant, grâce à des expériences plusieurs fois répétées avec un plein succès, que c'est là une voie autrement sûre et naturelle que les systèmes compliqués des pédagogues modernes.
 
Nous n'essayons pas de modifier a priori l'ordre ou l'intensité des excitations sensorielles externes : par l'exercice bien compris, une hydrothérapie réactionnelle et surtout une alimentation adéquate nous rendons aux divers organes toute leur souplesse originelle. Et, à mesure que nous y parvenons, le corps reprend de la vie dans, son rythme cosmique ; nous voyons renaître merveilleusement les dispositions éducatives que nous recherchions en vain par les voies intellectualistes : les sens s'aiguisent, l'enfant sent, voit, entend ce qu'il n'enregistrait naguère que confusément, il obéit avec précision aux ordres venus de son cerveau ; il devient au plus haut degré vivant et actif, éprouvant enfin ce besoin impérieux du travail et de l'effort ; son esprit à reconquis cette faculté peu commune aujourd'hui de comprendre sans fatigue et de participer merveilleusement à cette acquisition normale et non scolaire ‑ qui fait partie du processus de vie.
 
Parvenu à ce degré, tout enfant est intelligent dans ce sens qu'il est apte à saisir et à créer ; tout enfant est travailleur à condition qu'on ne lui demande pas un effort anormal, arythmique par rapport à son harmonie constitutive.
 
A ce stade alors l'enfant est susceptible de se saisir du monde avec audace et enthousiasme, sans que nous soyons obligés, pour l’y inciter, d'avoir recours à toutes les inventions de la scolastique moderne.
 
Nous sommes tellement sûrs aujourd'hui ‑ et nous citerons sous peu des documents plus précis ‑ de la réalité des faits que nous avançons ici que, dans l'école nouvelle que les événements vont nous contraindre à ouvrir sous peu, nous placerons au tout premier rang de nos préoccupations cette régénération physiologique ‑ plus que physiologique cependant : cosmique et humaine ‑ persuadés que nous sommes qu'on ne peut demander un travail actif, vivant et personnel qu'aux individus qui ont suffisamment d'élan vital pour réaliser virilement leur destinée.
 
A ces enfants ainsi régénérés humainement, nous offrirons alors un milieu social pleinement éducatif et la possibilité, par ce qu'on appelle l'école et que nous voudrions baptiser d'un nom tout à la fois plus technique et plus vaste, de se saisir au maximum, grâce aux outils divers que nous mettons à sa disposition, du monde qu'ils sont appelés à maîtriser et à transformer.
 
Oui, dira-t-on, mais dans nos classes pouvons-nous entreprendre semblable renversement des valeurs et de leurs considérants ?
 
Nous le pouvons certainement à condition d'avoir nous-même fait loyalement l'expérience pour donner au mot santé un sens autrement vaste et puissant et pour envisager avec d'autres, éléments ce que devrait être notre effort scolaire.
 
Nous disons que tout instituteur pourrait et devrait acquérir cette nouvelle conception matérialiste de l'éducation.
 
Mais la première des conditions c'est de devenir naturistes nous-mêmes, de nous désintoxiquer, au propre d'abord, au figuré ensuite ; d'acquérir cette philosophie nouvelle qui enlève à l'intellectualité son anormale suprématie pour glorifier le respect quasi religieux de l'harmonie naturelle. Et cette harmonie naturelle exclut l'impatience devant les événements, la colère devant l'impuissance à dominer les faits ; elle exclut même l'entêtement et l'erreur, et cette hypocrisie et cet égoïsme qui sont les pivots de notre société d'exploitation. Par la régénération que nous recommandons, et vers, laquelle vous pouvez tous tendre effectivement, vous marcherez vers la « sagesse » ; non pas une sagesse sceptique et rébarbative, mais vers la sagesse naturelle de l'homme qui se sait, qui se veut élément actif d'un cosmos qu'il n'essaiera plus de dominer prétentieusement.
 
A mesure que vous approcherez de cette sagesse que nous appellerions organique pour bien montrer que quiconque s'y passionne peut l'atteindre, vous serez transformés dans votre classe. Vous verrez vos enfants avec d'autres yeux : vous prendrez l’habitude d'interpréter sur la plan matérialiste l'énervement de l'un, la paresse de l'autre, les vices anormaux de tels déficients. Vous n'essaierez plus de lutter par le prêche ou par une instruction sans vigueur contre ces déficients et vous serez avec les enfants d'une extraordinaire indulgence : mieux, vous aurez de la pitié souvent pour ces pauvres êtres qui, vous le sentirez alors, auraient avant tout besoin d'air, d'alimentation vitaminée, d'exercices et d'harmonie et à qui vous êtes contraints d'imposer ces ersatz d'humanité : vos leçons, vos formules et votre barbare discipline.
 
Vous vous tournerez alors, non plus dogmatiquement mais avec tout votre être vers le régime, vers les maîtres du régime qui soumettent des générations sacrifiées à un mode de vie ‑ une alimentation, un logement, un travail ‑ qui sont absolument contraires à ce que vous savez être les conditions indispensables du renouveau pédagogique ; vous cesserez d'user vos nerfs au spectacle lamentable de vos échecs ; vous lutterez en toute conscience pour l'avènement d'un ordre social susceptible de donner à nos efforts éducatifs les assises profondes et stables, conformes à notre philosophie nouvelle.
 
Voilà pourquoi nous accordons une aussi primordiale importance à notre chronique de naturisme prolétarien.
 
Il ne s'agit pas seulement pour nous d'aider un tel à guérir sa maladie de foie et tel autre sa tuberculose, mais de montrer la voie nouvelle vers une conception profondément matérialiste de la vie.
 
Et c'est en ce sens surtout que notre naturisme prolétarien diffère du naturisme à la mode, thérapeutique moderne pour la reconquête égoïste de la santé. Nous voudrions faire comprendre aux éducateurs d'abord, aux élèves et aux parents d'élèves ensuite, comment, physiologiquement bien plus qu'idéologiquement, s'opère l'asservissement capitaliste et pourquoi il est urgent de réagir contre cette intoxication générale qui produit, dès le plus jeune âge, une sorte d'anéantissement des forces vitales, l'annihilation des facultés de réaction qui sont le propre des générations viriles et neuves.
 
Montrer le mal véritable, ses origines profondes et ses conséquences d'autre part indiquer la voie sûre de salut ; préciser enfin les obstacles qui s'opposent à notre triomphe afin que nous n’usions plus inutilement nos forces à lutter contre des ennemis apparents lorsqu'il est urgent de tendre toute sa volonté pour lutter contre les véritables responsables du désordre actuel : le capitalisme hypertrophié et sa forme aiguë, le fascisme.
 
C. FREINET.