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logo blog Conférences à Oslo, déclencheurs politiques, 1er novembre 1936

Freinet rentre d’un voyage en Norvège : conférence à l’Université d’Oslo ainsi qu’un cours tous les soirs pour initier les enseignants à la technique de l’imprimerie.

C’est dans le bateau qui le ramène qu’il rédige les notes pour l’article « La diffusion mondiale de notre technique » dont un extrait est reproduit ci-dessous.  

Ce cours a obtenu un grand succès : « C’est que ce cours diffère essentiellement des conférences théoriques que des professeurs plus ou moins éminents sont parfois appelés à donner Non pas que notre technique, et surtout nos réalisations, n’autorisent actuellement de longues controverses psychologiques et pédagogiques. Nous aurons bientôt fort à faire dans ces domaines. Mais nos nouvelles conceptions pédagogiques ne doivent point sortir toutes faites de spéculations théoriques ; elles doivent être la résultante d’une technique de travail qui, en changeant les rapporte entre milieu social, milieu scolaire, enfants et éducateurs, bouleverse les enseignements de vingt siècles de scolastique. C’est cette technique de travail, c’est la nécessité subséquente de ces rapports nouveaux que nous nous appliquons plus spécialement à susciter, dans la pratique de nos classes populaires. »

Dès le lendemain de l’arrivée de Freinet, scandale à Oslo ! La réaction fait paraître un article dans un journal fasciste. Une soi-disant interview – réalisée avec des « copier-coller » d’articles de l’Éducateur Prolétarien – le mouvement affirme faire de la politique à l’école et préparer par sa pédagogie  la révolution.
Freinet réaffirme alors les visées d’une pédagogie populaire et libératrice, respectueuse des enfants en refusant tout enseignement dogmatique et idéologique.
Les instituteurs sont des citoyens, et c’est de leur responsabilité d’être parmi les plus clairvoyants, surtout dans une période sombre.

 
Mais partout la réaction veille.
Le bateau n’était pas encore amarré au port d’Oslo que surgissent reporters et photographes, les uns sympathiques, les autres – nous le saurons demain – ennemis de nos progrès, et sans doute d’ailleurs renseignés et prévenus sur la portée libératrice de nos techniques.
Toujours est-il que le lendemain, grand scandale à Oslo. Le journal fasciste « Tidens Tegn » publiait une longue et prétendue interview intitulée : La politique est mauvaise mais le pédagogue est bon.
Dans cet article savamment tiré de nos publications, découpées et commentées à la mode fasciste que nous connaissons, le reporter peu scrupuleux nous faisait affirmer que nous faisons de la politique à l’école et que, par notre pédagogie nous préparons directement l’ère révolutionnaire.
Il a suffi, pour ma défense, de citer la fin de mon article leader du n° 1 de « E.P. », dans lequel je précisais d’avance la position de notre mouvement en face des questions sociales et politiques urgentes – nullement contrarié d’ailleurs de voir un journal fasciste dénoncer l’influence libératrice de nos techniques.
L’événement serait peut-être passé inaperçu en période normale. Mais le lundi suivant les électeurs norvégiens étaient appelés à nommer leurs députés. Comme dans tous les pays, socialistes et communistes mènent là-bas une lutte active pour essayer de conquérir la majorité au Parlement. Et les fascistes ne restent pas inactifs. Rien n’est si dangereux et si délicat en de telles périodes que la position de ceux qui, comme les dirigeants du Groupe d’Éducation Nouvelle, voudraient rester au-dessus de la mêlée.
Nous avons quant à nous, et sans aucune restriction, affirmé notre position de toujours : nous sommes contre tout bourrage de crânes à l’École ; nous pensons que notre besoin d’aller vers la vie ne doit pas nous faire redouter les discussions sincères sur les questions politiques et sociales, mais nous nous en voudrions de pousser nos enfants, par un enseignement dogmatique, vers une orthodoxie de quelque couleur qu’elle soit. Nous nous élevons au nom des mêmes principes sur l’obligation qu’on fait actuellement à l’école publique de servir passivement – et hypocritement – la morale et l’idéologie d’une classe au pouvoir. Le seul fait de prétendre former des hommes – et d’y parvenir dans une certaine mesure – postule aussi que nous préparons nos enfants à prendre demain leur place dans la grande armée de ceux qui réclament et qui luttent pour le triomphe de la démocratie prolétarienne.
Ceci concerne l’école et notre position pédagogique avec les enfants.
Mais, en dehors de l’école, les instituteurs restent des citoyens. Dans les graves conjonctures présentes, ils doivent être parmi les plus clairvoyants des citoyens. Nos amis Norvégiens, paisiblement passionnés à des luttes électorales hors de l’atmosphère tragique qu’est la nôtre, s’étaient quelque peu émus de notre formule « Vaincre ou mourir ». Il nous a fallu leur expliquer que l’avènement du fascisme serait notre mort physique et la fin de notre œuvre et que, face à cette alternative, il nous était impossible, en tant que citoyens, de ne pas prendre position et de ne pas affirmer, même hors de France, la nécessité pédagogique et humaine de la lutte antifasciste.
Nos amis, tout en regrettant que nous, paisibles et constructeurs, en soyons réduits à d’aussi regrettables extrémités, ont compris du moins la rectitude de notre attitude et n’en apprécieront sans doute que mieux la portée générale de notre technique.
Qui dit École nouvelle d’ailleurs ne dit-il pas pédagogie tournée vers le progrès, vers la démocratie, vers la libération sociale, préparation définitive de la libération intellectuelle et morale ? Il y a là un aspect de la pédagogie nouvelle que nous devons, partout et toujours, mettre en lumière. Les pays fascistes, destructeurs impitoyables de toute tentative de libération pédagogique, nous montrent d’ailleurs la nécessité, pour l’Éducation nouvelle, de choisir son milieu et de prendre socialement position.
J’ai dit librement ces choses, tant à l’occasion de mes cours que durant une causerie faite à l’Université à des étudiants norvégiens étudiant le Français sous la direction de M. Gunnar Host. Que les éducateurs qui auraient pu être quelque peu inquiets de cette attitude en fassent responsables les implacables événements dont nous subissons plus qu’eux les dures conséquences.
 
Célestin Freinet
 
L’Éducateur Prolétarien, n° 3, 1er novembre 1936