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logo blog Optimisme raisonné, 15 décembre 1937

Une circulaire donne la formule nouvelle des horaires : les 30 heures d’enseignement deviendront 30 heures d’éducation dont 24 heures d’enseignement, 3 heures pour les « Loisirs dirigés » – classes promenades pour la découverte de la vie et de la nature –, et 3 heures d’éducation physique.
Freinet se réjouit de cette réduction des horaires (L'E.P. n° 5) et de l’influence de l’Éducation nouvelle dans les instructions du ministre de l’Éducation du Front populaire, Jean Zay. 
Mais certains enseignants veulent compenser cette réduction des heures d’enseignement par des devoirs et des leçons à la maison. Le temps de travail journalier de l’écolier augmenterait alors que celui de l’ouvrier diminue !
Un adhérent s’inquiète.
Freinet pense que le mouvement doit s’emparer du problème, mais avec son rôle d’éducateur populaire en convainquant la « masse » des enseignants, pour transformer et harmoniser la grande majorité des écoles populaires. Il montre une grande compréhension envers ceux qui restent traditionnels et conserve tout son optimisme pour leur venue vers les techniques du mouvement.
 

 
Nos précédents articles nous ont valu de nombreuses lettres qui nécessitent quelques mises au point en cette période décisive de notre mouvement.
Nous recevons d’un de nos fidèles adhérents la lettre suivante :
 L’optimisme à petite dose est une chose excellente. Mais il me semble que, dans ton dernier article (n°5 de l’E.P., 30 nov. 37) tu t’en verses un peu trop.
Certes, nos adhérents vont avoir, dans leurs classes, les coudées un peu plus franches ; et je m’en réjouis. Mais comme ils sont encore loin de représenter la masse, il est nécessaire de scruter aussi, soigneusement, les réactions de la majorité des collègues, et d’essayer de parer les chocs en retour.
Le nombre des « Nestor Hallan-Crerouge » (voir un récent numéro de l’École Libératrice) n’est pas encore, malheureusement, négligeable. Tous ces Nestors (des deux sexes) sont très occupés en ce moment. Ils s’exercent au tour d’acrobatie pédagogique qui consiste à résumer les résumés et à faire ingurgiter par leurs patients, en 24 heures, ce qu’ils leur distribuaient en 30 heures jusqu’à ce jour. Ne t’y trompe pas. Ces gens-là sont les « bons maîtres ». Ils occupent les postes importants. Ils battent les records pour les mentions au C.E.P. Ils influeront beaucoup sur les rapports des Inspecteurs d’Académie concernant les « Loisirs Dirigés ».
En général, nos Nestors ont déjà gonflé à bloc leurs 30 heures (problèmes, dictées, résumés de sciences, d’histoire, etc.). Ils ont ensuite débordé (devoirs du soir). Pourquoi ne leur viendrait-il pas tout naturellement à l’idée de faire « rattraper » à la maison les 6 heures « perdues » en classe ?
Et voici l’objet précis de cette note. Puisqu’on lit l’Éducateur Prolétarien dans les hautes sphères, je te demande de rendre publique la proposition suivante :
– Une note ministérielle interdira de façon absolue la pratique des « devoirs à faire et des leçons à apprendre à la maison. »
– Les contrevenants seront passibles des peines suivantes : a) avertissement ; b) réprimande ; c) censure ; d) révocation.
Il est inhumain, et d’ailleurs parfaitement stupide, d’allonger, ou même de ne pas raccourcir la journée de travail de l’écolier alors qu’on réduit les heures de travail de l’adulte.
Pour ceux qui seraient étonnés ou même scandalisés d’une telle proposition, je n’hésite pas à affirmer qu’ils ignorent la profondeur du mal. Les Nestors d’ailleurs ne comprendront que ce langage. Et les autres se croient obligés de les suivre.
Mais je te demande aussi la permission de faire cette proposition sous le couvert de l’anonymat. On me lapiderait et je suis suffisamment abimé pour hésiter à courir ce risque.
Voilà qui nous place au cœur difficile du problème, là justement où nous voulons aller. Car c’est cette masse que nous voulons toucher et convaincre ; c’est cette masse dont nous prétendons transformer les techniques.
Et ce n’est pas d’aujourd’hui que nous entendons ce langage désabusé qui semble nous dire : ne nous mêlons pas de ces gens-là ! Faisons notre petit travail, tranquilles !
Oui, nous savons qu’il serait plus simple de créer et de mener un bon petit mouvement d’éducation nouvelle où n’entreraient que ceux qui auraient montré patte blanche d’éducateur libéré. Cela pourrait être une expérience intéressante. Mais nous ne désirons pas faire une expérience : l’expérience a été faite et répétée, et elle est concluante. Nous voulons, par nos techniques, réadapter et harmoniser la grande majorité des écoles populaires. Il s’agit là d’une entreprise donc nul à ce jour ne peut dire qu’elle soit présomptueuse.
C’est cette conception hardie de notre rôle possible qui fait que nous ne parlerons pas le même langage que notre correspondant anonyme. Il n’y a pas, pour nous, d’un côté notre expérience et nos techniques avec nos adhérents, et de l’autre la masse rétive du personnel. Nous sommes en plein dans notre élément d’éducation populaire et il nous faut bien ou suivre le courant ou réagir.
Nous réagissons.
Et nous conservons notre optimisme parce que nous avons appris à considérer, par delà les personnalités que nous côtoyons, d’autres questions essentielles de milieu et d’organisation qui suscitent toujours une très grande indulgence.
Nous connaissons le danger que signale notre camarade ; nous savons que les méthodes traditionnelles ont encore d’innombrables fervents et que, quelle que soit l’ampleur prise par notre mouvement, presque tout reste à faire. Mais avons-nous pensé jamais que, sous l’effet d’une quelconque baguette magique, l’école ancienne allait disparaître, et avons-nous vraiment tort de considérer que le cercle que nous avons tracé va s’élargissant à un rythme et avec une sûreté et un enthousiasme qui nous donnent pleine satisfaction ?
Quant aux autres, à ceux qui n’ont pas encore compris, nous ne leur jetons pas la pierre.
Sommes-nous d’ailleurs bien sûrs qu’ils n’aient pas compris ? Et n’avons-nous pas d’excellents camarades que les conditions déplorables de l’école retiennent contre leur gré dans une voie dont ils sentent la malfaisance ? N’avons-nous pas même des adhérents qui, après avoir respiré l’air libre de nos techniques ont dû retourner à la mort des pratiques traditionnelles et qui ne trouvent parfois pas d’autre remède que de fuir un jour, à nouveau, un milieu impossible pour planter leur tente dans un village où on travaille enfin !
Oui, nous osons dire que, dans cette masse que stigmatise notre camarade, il y a une immense majorité d’éducateurs qui subissent le carcan, qui ont conscience du renouveau que nous annonçons et qui viendront à nous dès que les circonstances le leur permettront.
Mais le problème est plus complexe et nous nous trompons, et nous trompons nos camarades si, pour des commodités de raisonnement, nous le simplifions arbitrairement.
Il y a l’atmosphère de la caserne dans les grandes villes, il y avait les programmes – pour lesquels un pas vient d’être fait ; il y a le certificat d’Études que nous œuvrons à rendre le moins malfaisant possible. Il y a aussi les parents qui ne comprennent pas toujours, qui ont été tellement déformés par l’école qu’ils ne voient que l’acquisition et sont prêts à tout lui sacrifier, même la santé de leurs enfants.
Il ne faut pas dire qu’on peut, dans tous les milieux, transformer sa classe. Cela n’est pas vrai. Il faut travailler avec méthode et persévérance, et dans tous les domaines d’activité, à transformer les conditions qui sont faites à cette école afin que nos techniques puissent accomplir leur mission : locaux scolaires, décharge des classes, éducation des parents, etc.
Incriminons-nous les éducateurs qui tentent cette impossibilité de condenser en 24 heures ce qu’ils avaient déjà condensé en 30 ?
Mais leur avait-on proposé une technique qui rende inutile cette condensation ? Depuis des années l’école concentre sans cesse des acquisitions ; un dernier acte vient de se jouer : on ampute l’horaire, mais on n’a point dit aux éducateurs par quel moyen il était possible de solutionner ce problème insoluble : la société, les parents, réclament toujours une meilleure formation, toujours de plus solides connaissances. Ils ont raison ? A nous les professionnels de trouver les moyens d’y parvenir sans danger mortel pour les enfants.
Or, ce serait faire injure au corps enseignant que de supposer que, dans la presque unanimité, il ne se rend pas parfaitement compte des tares de l’école. Il voit bien que le bourrage épuise maîtres et élèves, et sans grand profit. Mais quel autre chemin ! Ces éducateurs sont comme de pauvres soldats engagés dans un boyau : obus et mort en avant, impossible de reculer, impossible d’en sortir. Alors on continue : nous connaissons l’atmosphère et de meilleurs que nous sont allés ainsi, pendant des années, où ils ne voulaient point finir…
Que nous disions à ces éducateurs :
« Vos enfants vont à leur travail sans enthousiasme et sans espoir, comme le soldat dans son boyau. Mais il existe d’autres techniques de travail qui permettent le même rendement et parfois un rendement supérieur et qui donnent aux enfants confiance et enthousiasme. Vous pourrez alors réduire les leçons et les devoirs, réduire l’horaire. Nul ne sera lésé. »
L’instituteur dressera l’oreille. Et s’il est sûr de ce que nous avançons ; si un voisin qui a tenté l’expérience, lui affirme que cela est possible, neuf fois sur dix il quittera progressivement la tradition pour nous suivre.
Mais il faut travailler encore davantage à mettre définitivement au point nos techniques ; il faut mettre à la portée de tous le matériel nouveau. Il en est de même de toutes les inventions : tant que l’auto présente trop d’inconvénients, on garde la voiture avec son cheval. Le jour où l’auto est moins chère, plus facile à manier, moins dangereuse et plus pratique que la voiture à cheval, tout le monde abandonne la tradition. Combien en voyez-vous qui dans ce domaine, restent fidèles à la tradition parce que c’est la tradition ?
Les éducateurs restent fidèles à la tradition, parce qu’ils ne peuvent pas, pour l’instant, faire autrement. Le jour où nos techniques auront vraiment conquis leur place à l’école, les leçons, les devoirs, les manuels auront vécu.
Et d’entrevoir la réalisation possible, même lointaine, de ce rêve libérateur, nous est un très grand réconfort.
Célestin Freinet
 

L’Éducateur Prolétarien, n° 6, 15 décembre 1937 dans son intégralité