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Table ronde : « Les maths, c'est quoi le problème » (contribution de Bernard Monthubert)...

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Bernard Monthubert

 

Congrès Aix en Provence : Table ronde « Les maths, c'est quoi le problème »

 
J'étais parmi ceux qui tenaient le plus à l'organisation de cette table ronde sur les maths à l'ICEM mais en raison d'un triste événement, je ne peux y participer.
J'essaie donc ici de présenter l'évolution dans l'aventure mathématique Freinet.
Je regrette évidemment de ne pouvoir entendre mes camarades dans ce débat qui mérite clarté, rigueur et engagement.
 
 

Un peu d'histoire pour commencer

Dès les années 30, Freinet s'intéresse aux fichiers Washburne (fichiers de calcul basés sur des expériences américaines) mais ceux-ci sont rapidement critiqués par des camarades qui cherchent alors à réaliser des fiches en accord avec la pédagogie Freinet.
 
En 1949, Freinet insiste sur l'importance de l'estimation et la mesure, base du calcul vivant.
Les pionniers, dans ce domaine du calcul, séparent alors pour les fichiers, ce qui relève de la technique opératoire traditionnelle et ce qui est en lien avec les Centres d'Intérêt.
On cherche à réaliser des fiches problèmes découlant « naturellement » de ces centres d'intérêt (Freinet parle même de complexe d'intérêt, élargissant ainsi l'espace de travail).
 
On arrive donc aux fichiers d'opérations et aux fichiers de problèmes.
Ceci étant toujours en parallèle avec le Calcul Vivant, c'est à dire exploitation des situations de la vie (coopérative, familiale, sociale, matérielle).
 
Dès le début des années 60, le développement de la mathématique moderne, nous amène à élargir le champ d'étude en même temps que les formes d'exploitation des recherches.
On pourra parler de « Mathématique Vivante », pratique qui ne renie en rien le principe pédagogique Freinet du « Calcul Vivant » consistant à s'appuyer sur la vie des enfants, la vie sociale et coopérative plutôt que sur des apports extérieurs conçus par des « experts » qui prétendent connaître la bonne démarche, la bonne progression, pour acquérir les connaissances qu'ils jugent adaptées à l'âge des enfants.
Et quand, dans ce contexte, il est question de connaissances, il s'agit le plus souvent de montages d'automatismes.
 
Le champ d'étude dépassera donc largement la vie pratique, de même que l'expression libre dans les textes ne se limite pas à raconter les événements.
 

Il n'y a pas d'expression libre, sans imagination, sans pensée profonde.

Cela se retrouve dans tous les domaines d'expression, mathématique comme littéraire ou artistique (dessin, peinture, sculpture, danse, musique ...)
 
La réforme de l'enseignement des maths, lancée par le ministère au début des années 70, amènera les enseignants traditionnels à changer de contenu d'étude, sans comprendre que les mathématiciens, promoteurs de la réforme, ne s'attaquaient pas seulement aux contenus mais surtout aux approches, aux modes de réflexion et résolution. Ce qui naturellement (tiens, encore du « naturel » !) aboutira à un échec.
 
La hiérarchie administrative porte là une grande responsabilité mais c'était inéluctable, inconsciemment, peut-être, désiré.
En effet cette réforme avait un esprit libertaire dans la construction de l'individu.
Il ne s'agissait pas de simplement donner aux enfants des savoirs techniques, nécessaires aux bons ouvriers ou employés mais de construire les outils d'analyse et résolution qui leur permettraient d'agir dans une société en évolution.
 
La pédagogie Freinet se retrouvait parfaitement dans ces objectifs et nos échanges avec les mathématiciens furent alors très encourageants. Nous savions que nous étions sur la bonne voie dans le développement de l'esprit mathématique de nos élèves. Il ne s'agissait plus d'apprentissage mais d'éducation !
 
 
Simultanément la mise en avant de l'enseignement programmé provoquera de nouvelles interrogations.
Freinet s'intéressa de suite à ce projet, comprenant ce qu'il pourrait offrir, mieux que de simples fichiers, mais aussi les dangers d'une systématisation des apprentissages.
 
Le secteur mathématique des années 60-70 (dont quelques membres sont encore présents à ce congrès) s'est donc engagé dans des réflexions et réalisations qui tenaient à prendre en compte ces divers aspects de la pédagogie et de la mathématique.
Pour la pédagogie, nécessité de s'appuyer sur l'expression des enfants qui peut être imaginaire ou concrète, qui peut être en relation avec leur vécu ou celui de la classe mais aussi traduction d'une pensée ou d'une observation qui interroge, ou encore création à la marge de la conscience.
 
Pour la mathématique, domaines de recherche ou exploitation sans limites, dépassement du seul champ numérique qui de plus à l'époque se réduisait au calcul, apport ou construction d'outils mathématiques jusque là ignorés ou pour le moins, méconnus et inexploités.
 
Expression libre qui implique de suivre la création de l'enfant sans domaine de connaissance préétabli et outil programmé qui suppose au contraire succession d'activités pensées par les auteurs.
Accorder tous ces objectifs pédagogiques et mathématiques, avec en plus la notion de programmation, pouvait sembler à certains, impossible et contradictoire.
 
Et pourtant certaines classes ont bien prouvé qu'il n'en était rien.
On peut partir des apports des enfants qui, si on leur offre la possibilité d'expression libre, nous entraînent dans des voies beaucoup plus larges et plus riches que ce que les « experts en didactique » nous proposent dans leurs manuels.
Si ensuite on pratique ce que personnellement j'appelle la recherche « collectivisée » (les apports ne s'ajoutent pas seulement les uns aux autres, ils interfèrent et s'enrichissent) on se rend compte rapidement que les limites formelles n'ont aucun sens.
 

J'insisterai sur un point : A un enseignement mathématique, acquisition de connaissances pré-définies, proposé par l'Ecole traditionnelle ou encore rénovée, active ou nouvelle, nous substituerons une éducation mathématique, construction d'outils intellectuels qui s'impriment au niveau cérébral.

 
Alors que les connaissances disparaissent si elles ne sont pas entretenues régulièrement, les constructions cérébrales perdurent et s'enrichissent. On peut oublier la formule qui permet de calculer la vitesse en vélo en fonction du nombre de tours de pédalier à la minute, du diamètre de la roue et des nombres de dents des pédalier et pignon, et cela, qu'on l'ait apprise par coeur ou même qu'on l'ait découverte dans une recherche ; en revanche si des situations mathématiques du même type ou proches ont été explorées par les enfants, qu'elles aient abouti ou non à des formules précises, les outils cérébraux construits dans ces occasions, seront mis automatiquement en action pour répondre aux interrogations.
 
Pour l'apprentissage de la langue, on ne donne pas une collection de phrases toutes faites mais on favorise l'expression véritable qui met en place ces circuits cérébraux de la pensée et la parole, pour les maths il en est de même.
 
 

On doit combattre l'idée que les maths ce serait une science construite par d'autres, que l'on devrait en apprendre les résultats (définitions, formules, théorèmes ...) et simplement les appliquer.

Cette idée est trop souvent véhiculée même dans des milieux spécialisés. Alors dans les écoles c'est pratiquement la règle.
 
Dans le mouvement Freinet, si on a ressenti vite la nécessité de s'appuyer sur la vie, on cherchait à réaliser des fiches qui en découlaient « naturellement » et à mettre en place des automatismes et ceci jusqu'aux années 50.
Cette position s'expliquait et se justifiait, d'une part en raison de la société de l'époque (nécessité de formation pratique pour les enfants sortant de l'école à 14 ans) , d'autre part en raison de la méconnaissance du fonctionnement cérébral (les travaux actuels, avec l'imagerie numérique notamment, permettent de comprendre des comportements fonction des formes d'apprentissage).
 
Ce sont alors tous les domaines de la mathématique qui pourront être explorés, y compris celui du calcul numérique, base de tous les apprentissages, qui semblait n'offrir aucune contestation tant il était communément établi.
 
Pourquoi les enfants pratiquant les techniques opératoires que nous proposions en remplacement des algorithmes traditionnels ne faisaient-ils plus d'erreurs d'opérations dans des situations problèmes si ce n'était parce que le sens primait sur l'automatisme (on peut d'ailleurs mettre cela en relation avec ce que Olivier Houdé, chercheur en psychologie, propose dans son livre « Apprendre à résister » (aux automatismes)

 
Pourquoi les enfants travaillant avec des livrets programmés pouvaient-ils être très créatifs dans des recherches personnelles si ce n'est en raison de la confiance acquise en leurs possibilités et de l'ouverture vers des domaines ou des démarches qu'ils n'auraient pas abordés seuls.
 
 

Il ne faut pas que la technique tue la vie mais nous devons mettre la technique au service de la vie, disait Freinet en 1949.

Cette réflexion reste valable mais l'évolution des connaissances, des outils, nous amène à opérer une translation dans les domaines des recherches et des applications (à notre niveau de l'enseignement primaire on n'osera pas parler de mathématique fondamentale et mathématique appliquée mais on peut s'en inspirer.)
 
Les outils informatiques et plus largement numériques, loin de remettre en cause notre conception de l'éducation mathématique sont un support permettant de dépasser, dans la recherche, les limites que nous imposait notre capacité de réalisation.
 

Le cerveau allait plus vite que la main, actuellement les machines vont plus vite que notre cerveau.

 
 
Le sous-titre de cette table ronde « Quelle culture mathématique ... » peut laisser penser que la formation mathématique de niveau élevé pour les enseignants devrait résoudre le problème de l'échec de l'école sur ce plan. Je suis loin de le croire.
 
Le niveau de la recherche mathématique fondamentale en France est très élevé et ce n'est bien sûr pas ce que mesure le rapport PISA.
 
On peut, d'une part, se poser la question de l'adéquation d'un tel rapport avec la vraie éducation mathématique, d'autre part, s'interroger sur ce qu'on propose aux élèves, dressage, formation ou construction de l'esprit mathématicien ?
 
Si la formation est un dressage, le contrôle de celle-ci sera désastreux pour celui qui navigue en dehors des clous.
Que le niveau en mathématique soit faible chez les candidats professeurs des écoles n'a rien de surprenant, sachant que les jeunes de meilleur niveau se dirigent vers d'autres professions.
Mais ce qui est grave, c'est que de jeunes adultes, après des années d'études soient si faibles en ce domaine.
 
Notre pédagogie qui se veut populaire ne pourrait accepter une formation élitiste réservant la vraie éducation à quelques-uns et offrant aux autres ce qui serait conçu comme un minimum vital pour la société actuelle.
 
NON ! Notre éducation doit permettre à chacun de vivre la mathématique comme on tient à faire vivre la langue, c'est à dire permettre à chacun de s'exprimer, d'analyser, de percevoir ce qui est sous-jacent dans les informations qui, sous un air scientifique, traduisent en fait des opinions techniques ou politiques. Les présentations de graphiques les soirs d'élection, les résultats de sondage, les « expertises » ne sont pas neutres et il est important de les juger, pas seulement de les comprendre.
 
Expliquer aux enfants ce que signifie un graphique, les abscisses et ordonnées est utile mais sa découverte et sa construction, lors de recherches individuelles ou collectives, montrant comment certains choix dans la présentation influent sur la perception de cette information, c'est cela qui est indispensable.
 
Le tâtonnement expérimental cher à Freinet, à Berteloot, à Lémery ou encore à Le Bohec, s'appuie sur l'élan vital qui amène chacun à rechercher la réussite par lui-même. Ce n'est donc pas simplement sortir de sa mémoire un mode d'emploi pré-inscrit et l'appliquer mais devant une situation nouvelle mettre en oeuvre la diversité de ses capacités.
 
Je laisse à mes camarades intervenants, le soin de montrer comment l'expression libre des enfants produira de façon naturelle des créations riches de concepts mathématiques.
S'intéresser à ces créations est essentiel pour que l'enfant entre en mathématique.
 

Toutefois il ne suffit pas d'entrer, il faut pénétrer plus avant, ne pas rester sur le seuil.

Deviendrait-on spéléologue sans pénétrer dans les grottes ?
 
 

Ensuite jusqu'où irons-nous ? Quelle part du maître ? Ecoute, incitation, impulsion, prescription ?

 
J'espère que les témoignages ici permettront de comprendre qu'il n'y a pas besoin d'être un mathématicien hautement formé pour que les enfants construisent des mathématiques, que l'écoute et l'attention dans les démarches les plus divergentes permettent d'éliminer les inhibitions et de prendre du plaisir dans les moments de mathématique comme dans d'autres plus facilement reconnus (langue, art, expériences scientifiques, découverte documentaire...).
Un maître accueillant et en recherche lui-même, apportera plus aux enfants que celui qui tient à tout prix à transmettre sa « science ».
 
Bernard Monthubert 19/08/15
 
 
 
 
 
 
 




[1]On retrouvera son intervention sur le site http://informaticem.net/soft