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logo blog La cause est gagnée, 1er mars 1938

Un « rapport d’activité » de l’Imprimerie à l’École. Un bilan qui projette l’avenir et affirme que la pédagogie Freinet n’est ni une méthode finie ni un dogme, mais bien un mouvement. Un projet ambitieux toujours en construction qui doit réunir tous les éducateurs soucieux d’efficience pédagogique certes, mais aussi d’éducation émancipatrice.
Pour Freinet, tout éducateur devra mener de front l’action pédagogique libératrice et l’action sociale et politique.
La menace du fascisme plane sur l’avenir…   


Après le beau Congrès de l’an dernier, qui avait montré la vitalité et l’allant permanent de notre mouvement, il ne faisait pas de doute que nous allions certainement commencer à nous épanouir.

Le Congrès International de l’Enseignement a été une première étape dans cette voie.

A Paris, nous avons bien senti autour de nous une grande curiosité et une ardente sympathie. Aussi notre Conférence sur nos techniques – celles de Boyau sur le Cinéma, celle de Davau sur les Disques et la mienne sur la technique Freinet – furent-elles d’incontestables succès. Des centaines d’éducateurs, parmi les plus conscients, étaient là. Ils ont pu, à ce moment-là, faire connaissance avec notre mouvement. Et, pendant toute l’année, nous sentions, jusque dans les coins les plus reculés, la répercussion heureuse de nos conférences au Congrès.
On sait aussi toute l’importance que nous accordons au milieu, au climat, pour l’épanouissement, à un moment donné, d’initiatives latentes. Les récentes mesures officielles : éducation physique, réduction d’horaires, loisirs dirigés, classes d’expérimentation, scolarité prolongée, ont sans nul doute contribué largement à créer un climat favorable à l’éclosion de nos techniques.
Nous sentons maintenant le réveil de toute une couche d’éducateurs que nous croyions insensibles et qui, brusquement, par nécessité, se sont mis au pas de l’éducation nouvelle, tacitement ou même parfois formellement encouragés dans cette voie par les autorités elles-mêmes.
Conséquence naturelle : en un an, notre chiffre d’affaires a presque doublé malgré les augmentations constantes de prix. Depuis août dernier, nous avons livré plus de cent presses, ce qui fait une centaine d’adhérents nouveaux puisque nos presses sont si solides qu’on ne les remplace jamais !...
Des camarades qui, pour des raisons accidentelles, avaient dû abandonner nos techniques, y sont revenus. Et nous sommes heureux de constater que, avec notre presse, dans la presque totalité des cas, ce n’est pas un vulgaire matériel didactique qui entre à l’école, mais bien aussi une techniques, des besoins et des possibilités nouveaux dans la ligne pédagogique que nous avons toujours préconisée et défendue.
[…]
 
*** 

Le mouvement de l’Imprimerie à l’École et les officiels
 
Nous n’avons jamais recherché les honneurs et nous ne les recherchons pas. Nous ne ferons aucun sacrifice idéologique ou pédagogique pour plaire à qui que ce soit.
Notre mouvement se présente tel qu’il est. Nous insistons seulement pour que nul n’en déforme ni la portée ni les moyens d’action.
Mouvement d’instituteurs travaillant dans leurs classes, nous nous méfions toujours quelque peu de ceux qui ont monté en grade et qui, directeurs ou inspecteurs, sont déjà, plus ou moins haut placés, des contre-maîtres ou des directeurs assez loin de la masse des instituteurs, assez loin des enfants aussi, et incapables, de fait, de mener à bien l’adaptation que nous préconisons.
Nous affichons formellement cette défiance. Ce qui ne signifie point que nous ayons a priori, d’autres parti-pris vis-à-vis des Inspecteurs notamment.
Nous savons combien leur tâche est délicate, combien elle a été délicate au temps surtout des pouvoirs réactionnaires. Alors même que les puissances ennemies cherchaient à nous abattre, nous devons à la loyauté historique de dire que, dans la presue totalité des cas, les Inspecteurs ont gardé vis-à-vis de notre mouvement une neutralité sympathique qui nous a permis de continuer notre travail en marge des règlements.
Maintenant cette cause est gagnée. Le Plan d’Études Belge, les nouvelles directives espagnoles, préconisent nos techniques. Les récentes directives officielles françaises nous sont totalement favorables. Du coup, les Inspecteurs Primaires ont la possibilité d’exprimer leurs préférences et nombreux sont ceux qui encouragent ouvertement nos adhérents ou nos futurs adhérents.
Dans nos conférences, ces mêmes Inspecteurs, en général très compréhensifs, viennent apporter aux éducateurs rassemblés le poids de leur autorité.
Nous nous en réjouissons sans réserve, disposés que nous sommes à œuvrer loyalement avec tous ceux qui comprennent la nécessité de l’action à laquelle nous avons tant sacrifié.
 
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Notre mouvement et le Syndicat national 
 
Nous n’insisterons pas à ce sujet puisque nous avons donné longuement notre position dans un récent n° de l’E.P.
Nos adhérents sont parmi les meilleurs militants. Et nous ne demandons pas mieux que de nous intégrer au maximum dans la grande famille du Syndicalisme universitaire.
Notre action d’avant-garde nous place, certes, dans une position parfois difficile, pas toujours comprise de la masse : et cette incompréhension est et restera peut-être longtemps encore le plus gros obstacle à la parfaite collaboration que nous souhaiterions.
Nous sommes disposés aussi à braver cette incompréhension pour continuer notre action d’avant-garde, même si elle doit parfois nous faire suspecter par ceux qui ne comprennent pas la lutte ardente que nous avons engagée.
 
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Notre mouvement et le Groupe Français d’Éducation Nouvelle
Pendant longtemps, nous avons essayé de rassembler autour de nos techniques tous ceux qui s’intéressent à la rénovation de l’enseignement, à ce qu’on appelle, d’un mot aujourd’hui admis : l’éducation nouvelle.
Pour ce rassemblement, la collaboration et l’appui du Groupe Français d’Éducation Nouvelle se sont révélés comme les plus efficaces. Partout où des sections de ce Groupe ont été fondées, nos camarades n’ont eu qu’à s’en féliciter : des réunions ont été organisées, des filiales prévues, une heureuse campagne pédagogique entreprise.
Nous continuons donc notre action au sein du Groupe Français.
Cela ne signifie pas que nous devons nous contenter dans cette association d’un rôle passif pour lequel, on le sait, nous sommes peu disposés. Mais nos suggestions, nos critiques, ne seront jamais des attaques et nous espérons que les dirigeants du Groupe sauront y voir ce que nous y mettons nous-mêmes : notre ardent désir de faire vivre en France un mouvement d’Éducation nouvelle capable d’impulser et d’harmoniser nos efforts communs.
Nous entendrons à Orléans les divers camarades qui, dans les départements, ont travaillé à l’organisation de sections. Nous demandons à Mlle Flayol d’assister à nos discussions.
De notre Congrès sortiront des directives qui vont, au cours de l’année à venir, nous aider à répandre encore davantage nos idées pédagogiques au sein du personnel enseignant.
 
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Ce long exposé de notre activité répond d’avance aux critiques à courte vue de ceux qui avaient cru voir dans nos réalisations une méthode trop tôt définie et déjà dogmatique.
Nous ne sommes pas à la recherche d’une méthode. Nous sommes un « mouvement » pour la modernisation de notre école et l’amélioration pédagogique et technique de nos conditions de travail.
Ce que nous avons déjà bâti n’est rien à côté de ce qui nous reste encore à réaliser. Nous avons pleinement conscience et c’est pourquoi nous affirmons des projets grandioses pour lesquels nous travaillerons méthodiquement et avec persévérance jusqu’à ce que nous ayons atteint nos buts essentiels : introduire à l’école des outils et des techniques de travail si bien adaptées aux nécessités de l’heure que les éducateurs qui se joignent à nous puisent dans ces activités nouvelles de puissantes raisons de vivre, pour que l’école aussi acquière de ce fait un rendement et une efficience jamais égalés.
Nous avons posé le problème, jeté les bases de la solution à trouver. Tous ensemble, nous aboutirons.
 
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Nous avons mis comme titre : La Cause est gagnée…
Et la plus avait écrit spontanément au-dessous : si…
La cause est gagnée si les conditions sociales, économiques et politiques continuent à être favorables à l’évolution de nos techniques ; si le « climat » dont nous avons parlé autorise la continuation de nos efforts.
Et il n’y a qu’une conjoncture qui pourrait changer ce climat : c’est le triomphe du fascisme.
Nos techniques libératrices ne survivraient pas à la défaite de la démocratie, à l’asservissement du peuple. L’expérience des pays qui ont sombré dans la réaction nous en donne la triste assurance. La lutte qui se poursuit en Espagne nous montre, elle aussi, où sont nos amis et nos défenseurs.
C’est pourquoi, sans vouloir aborder dans ses détails la question si délicate des luttes politiques, nous affirmons encore une fois la nécessité pour les éducateurs de mener de front et l’action pédagogique libératrice et l’action sociale et politique antifasciste. La réaction serait la mort de notre mouvement ; le triomphe progressif du gouvernement du peuple est la garantie de notre épanouissement.
Nous lutterons à fond pour le triomphe du peuple.
Célestin Freinet