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logo blog Nous bâtissons la Pédagogie Populaire, 15 mars 1938

Éducation nouvelle bourgeoise ou éducation nouvelle populaire ?

Freinet répond aux questionnements de l’institution. L’enfant ferait-il que ce qui lui plairait dans les classes Freinet ? L’enfant devrait-il souffrir pour apprendre ?
Enthousiasme, élan, joie, vie… sont des moteurs essentiels que ne comprend pas la scolastique. Pourtant, la compréhension de ce que l’enfant a à faire, l’organisation et le sens des activités qu’il donne au sein d’une communauté coopérative ont montré leur réussite plutôt que l’autoritarisme, l’individualisme, l’obéissance passive et l’obligation.
Les classes Freinet sont modernes par leurs techniques en cohérence avec celles qu’utilise la société.
Convaincre par des discours est insuffisant, l’expérience et l’expérimentation sont indispensables. Freinet insiste pour que les techniques de cette pédagogie populaire ne soient pas figées dans une théorie, car elles ne sont pas établies définitivement. Elles devront évoluer au fil des expériences et des réflexions vers des pratiques plus humaines et plus efficientes, un vaste chantier ! 
L’Imprimerie à l’École est un mouvement entraîné vers l’avenir par la vie.
 
A l’issue de ma conférence de Périgueux, M. l’Inspecteur d’Académie de la Dordogne a tenu à me poser quelques questions qui montrent avec quel intérêt et quelle compréhension il a suivi mon exposé, mais qui marquent aussi un doute que nous devons dissiper au risque de nous répéter quelque peu. Il disait :
Vous avez critiqué fort justement les expériences menées dans les Écoles Nouvelles bourgeoises. Mais l’éducation que vous préconisez n'est-elle pas, elle aussi, essentiellement aristocratique en ce sens qu’elle ne peut convenir à la masse des enfants, puisque vos élèves devraient aller à l’école fort tard pour parfaire leur formation selon notre idéal ?
Vos enfants font ce qui leur plaît... Comment conciliez-vous cela avec les nécessités éducatives de l’école publique ?
 
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Il y a une première erreur sur laquelle nous vouions encore insister parce qu’elle est cause d'une grave méconnaissance de l’esprit pédagogique qui nous anime.
Nous ne disons nullement que les enfants chez nous ne doivent faire que ce qui leur plaît. C’est une déplorable école anarchisante, et dans le plus mauvais sens du terme, qui pose le problème éducatif de façon aussi théorique, et nous ne sommes nullement des anarchistes en éducation. Dans la vie, nul ne fait ce qui lui plaît : nos désirs et nos tendances sont sans cesse en butte à des nécessités économiques et sociales impérieuses avec lesquelles il serait fou de ne pas compter.
C’est justement l’ancienne école qui ignore ces nécessités : elle soumet de bonne heure les enfants, il est vrai, à l’épreuve de l’autorité et de l’asservissement, mais elle ne les prépare point à des réactions salutaires en face des problèmes de l’heure, et c'est en ce sens qu’elle est inactuelle, donc retardataire, d’où réactionnaire et néfaste.
C’est contre cet autoritarisme et cet asservissement que nous protestons. L’expérience a suffisamment prouvé que, en éducation plus encore que dans la vie, l'autoritarisme et l’obligation sont toujours un mauvais calcul. Il faut que l’enfant comprenne et sente la nécessité de faire ce qu’on lui demande, qu’il en discerne le but, qu’il organise lui-même, à son rythme autant que possible, les activités qui y mènent pour qu’il se donne 100 % à sa tâche et que tous les problèmes pédagogiques en soient bouleversés.
C’est la communauté qui réalisera ce miracle.
Éducation anarchiste et aristocratique ? Mais n’est-ce pas là les caractéristiques essentielles d’une école qui ne préconise, ne prône, ne pratique, que le travail individuel, comme si l’enfant était et devait être seul dans la vie, qui isole les individus dans un milieu factice, avec des techniques désuètes, parce que la vie est trop complexe et qu’il est toujours plus simple et apparemment plus sûr de faire en vase clos les expériences dont on veut voir sur le champ la réussite.
Nous allons au maximum vers la vie. Par l'imprimerie, par toutes nos techniques, nous introduisons le plus possible à l’école les normes de la société ambiante ; à l’école même nous ne supprimons pas les problèmes sociaux : nous restons au centre de ces problèmes en travaillant sans cesse au sein de la communauté scolaire. Et c’est cette communauté qui corrige toutes les erreurs d’éducation.
Non, l’enfant chez nous ne fait pas tout ce qui lui plait. Il fait nombre de choses qui lui demandent effort et sacrifice. Mais il sent la nécessité individuelle et sociale de ce sacrifice. Et c’est cette donnée nouvelle qui transforme radicalement l’atmosphère de nos classes et la portée de notre éducation.
Il y a chez tous les adultes et chez les éducateurs aussi une sorte de sadisme inconscient que nous avons maintes fois dénoncé : nous avons tant pâti, physiquement, intellectuellement et moralement, que nous admettons difficilement que des générations nouvelles puissent, de leur propre gré, enthousiastes et gaies, monter aussi haut que nous, aller plus loin encore que notre idéal pour réaliser un jour nos rêves. On veut à tout prix charger l’éducation et l’instruction de l’éternel péché originel qui entraîne la souffrance et la terreur de réaliser « à la sueur de son front ».
Il y a d'autres techniques : la vie et l’élan, l’enthousiasme et la joie construiront un jour ce que l’autoritarisme scolastique n’a pas su entrevoir.
 
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Alors, on croit fermement que nos enfants ne pourront point acquérir l’instruction nécessaire si l’école n’est pas là avec ses techniques pour les obliger à toutes ces acquisitions que les pédagogues ont rendues à souhait hermétiques et rébarbatives.
Est-ce en pleurant que l’enfant apprend à parler ? Le gazouillis de bébé au berceau, si délicieusement semblable au gazouillis des oiselets au printemps, n’est-il pas l’exemple émouvant de ce que peut la vie et de la joie qui est naturellement liée à toute conquête ?
Tout notre effort tend à prouver au contraire qu’il y a des techniques de vie qui permettent un maximum d’acquisition et de formation sans obligation scolastique. Et encore une fois l'acquisition merveilleuse et mystérieuse du langage nous en est un éloquent exemple.
Le tout est de découvrir ces techniques et nous nous y sommes employés.
Parce qu’on peine tant, dans les écoles officielles, pour enseigner la rédaction, la lecture, la grammaire, le calcul ; qu’à treize ans, malgré tant d’efforts et tant de déboires, l’écolier quittant l’école n’a pas toujours maîtrisé ces techniques, on en conclue tout de suite qu’on ne fera mieux que si « on se donne plus de peine », si on pâlit davantage sur le livre, si on pleure et si l’on souffre plus encore.
Il est certes un peu humiliant pour des éducateurs d’assister à l’épreuve contraire : sans vos leçons, sans vos exercices tenaces, sans cris, sans pleurs (nous ne disons pas : sans effort), nos enfants iront bien plus loin que les vôtres et plus sûrement, aussi bien en lecture qu’en grammaire, ou qu'en rédaction. Et nous le prouvons : dans nos écoles, nous suivons les programmes et la proportion des élèves reçus du C.E.P.E. et à un rang honorable, est bien plus élevé dans les écoles travaillant selon nos techniques que dans les autres écoles.
Et cela se comprend si on raisonne non plus scolastiquement mais humainement : nous savons bien, par notre commune expérience, qu’un travail imposé est toujours fait avec quelque lassitude et à contre-cœur, même s’il présente un certain intérêt. L’obligation apporte la contre-partie défensive : la tromperie et le sabotage.
Que nous sentions au contraire la nécessité profonde d’une besogne à accomplir : nous sommes capables alors d’efforts surhumains, héroïques parfois... Nous mettons nos enfants à cette école d’héroïsme : tout le reste nous vient par surcroît.
 
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Il est vrai que nous frisons l’aristocratisme.
Nous pensons, en effet, que la possibilité de s'éduquer au cours de toute une adolescence ne devrait pas être le privilège d’une fausse aristocratie qui n y prend que morgue et suffisance. Quatorze ans ne devrait jamais être la clôture d’une éducation mais seulement l’aurore prometteuse d’un épanouissement.
Nous voudrions qu’à cet âge, nos enfants aient acquis, plus qu’un savoir apparemment précis et définitif, la conscience de leur véritable ignorance en face de la vie. Mais nous voudrions aussi que, au seuil de cette vie, ils ne soient pas minés déjà par une mentalité de désabusés et de vaincus ou de révoltés. Nous les voudrions pleins d’allant et d’enthousiasme, intrépides à l’action, parce qu’alors, nous sommes certains qu’ils sauraient s'organiser et lutter pour accéder aux conquêtes réservées aujourd’hui à cette aristocratie.. Quelque peu aristocratique aussi notre souci de faire jaillir en chaque enfant l’étincelle d’idéal de beauté ou de génie qu’on y découvre toujours à quelque degré.
L’École traditionnelle a délibérément refoulé les possibilités enfantines pour sacrifier à ce sadisme de l’effort et de la souffrance.
Nous savons, nous, que la joie vient d un désir intime et profond, souvent inavoué, qui se réalise enfin; que la vie est stimulée et parfois portée à son paroxysme par la satisfaction normale d’un besoin. Et, délibérément, nous recherchons ces désirs et ces besoins et nous nous en servons de leviers pour élever et vivifier nos jeunes enfants.
Il se peut que, dans la société actuelle, l’effort libre et consenti, la réalisation puissante de nos destinées, l’éclosion sacrée de ce que nous portons rie meilleur en nous soient scandaleusement aristocratiques. Nous affirmons que pas nos techniques, et dans le cadre actuel de notre école et rie notre société, les enfants du peuple peuvent déjà en bénéficier.
 
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Nous ne nous faisons cependant pas d’illusion. Il ne nous suffit pas de faire des discours, ni même de convaincre nos collègues (l’expérience seule d’ailleurs peut préparer cette conviction).
Il ne suffit pas non plus de bâtir théoriquement une technique.
Il nous serait facile, certes, de mettre aujourd’hui sur le papier une méthode définitive et brevetée peut-être et de dire comme de prétentieux inventeurs : ceci est notre méthode, nul n’a le droit de la modifier... Qui l’applique doit l'adopter intégralement, et avec notre matériel complet et breveté...  
Non, notre méthode n'est pas dans la théorie. Théoriquement, nous n’avons pas découvert grand chose. Nous n’avons peut-être même rien découvert du tout, mais nous avons certainement apporté dans la compréhension pédagogique un bon sens et une honnêteté qui auront raison un jour prochain de tous les savants verbiages.
Nous avons certes une ligne libératrice qui nous permet d’adapter de plus en plus parfaitement aux besoins enfantins nos essais et nos réalisations.
Mais notre méthode elle est avant tout dans l’organisation nouvelle de la vie de l’école et du travail des enfants et dans la réalisation toujours plus poussée du matériel qui permet cette organisation. C’est cette mise au point permanente, ce constant effort d’adaptation qui sont nos caractéristiques essentielles.
Alors, nous nous gardons, bien sûr, de dire que notre technique est enfin établie définitivement. Ce serait là un non sens. Nous avons déjà obtenu des résultats certains, mais ce que nous avons réalisé, n est rien à côté de l’immense besogne qui nous reste à faire et dont nous avons pleine conscience.
Et c’est justement parce que notre technique est avant tout pratique et matérielle qu’elle peut se réaliser par étapes et qu’elle apporte, morceaux par morceaux, jour par jour, aux éducateurs qui s’engagent dans notre mouvement, des satisfactions sans cesse accrues. On introduit l’imprimerie à l’École... Pour imprimer deux fois par semaine. Puis on imprime tous les jours... On ne pratiquera pas les échanges cette année... Et l’on s’y met immédiatement sous la poussée des enfants eux-mêmes... Le fichier : c’est trop long et trop compliqué... Et puis on se met à sa réalisation... Puis les fiches autocorrectives s'imposent... On essaye des conférences, des plans de travail... on fait de la gravure à un rythme accéléré... L’adaptation et la modernisation de l’école, timidement amorcée, prennent de l'ampleur et, sans heurt, sans « cobaye », sans anarchie ! (par l’organisation au contraire), la joie et la vie reviennent dans nos écoles populaires. Et les programmes eux-mêmes que nous trouvions autrefois exagérés et prétentieux, deviennent moins inaccessibles, une fois la délimitation faite entre les acquisitions normales et les quelques obligations antipédagogiques qui persistent, en histoire surtout....
Cette adaptation, cette montée progressive vers des pratiques plus humaines et plus efficientes, cet effort incessant pour l’amélioration de notre enseignement, avec, à la base, notre découverte expérimentale de l’importance primordiale de l’expression libre par l’Imprimerie à l’École, c’est cela notre mouvement, c’est cela notre technique. Elle est, nous l’avons dit, mouvement et avenir parce qu’elle est vie.
 
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En présence de la faveur croissante que nos techniques rencontrent auprès du public et même auprès des autorités, nous sentons venir le moment où des ouvriers de la onzième heure, plus profiteurs que réalisateurs, essaieront de monnayer ce que nous avons créé avec tant de dévouement et de désintéressement collectifs.
Mais non, nos techniques ne pourront pas être exploitées tant que nous leur garderons ce caractère dynamique que nous avons tâché de préciser aujourd'hui encore.
Des traités théoriques ou même pratiques, d’autres pourront en écrire ; des éditeurs pourront les susciter et les diffuser. Mais ces traités eux-mêmes, comme leurs prédécesseurs, ne seront encore une fois qu’une désillusion pour les éducateurs s'ils sont une résurrection du verbiage d’éducation nouvelle
Le travail effectif de mise au point du matériel et des techniques, nous seuls pouvons le mener parce que nous sommes le seul groupe de travail œuvrant effectivement, et non théoriquement, pour l’adaptation de l’École. Et comme ce travail nécessitera encore de longues années d’efforts et de sacrifices, on nous en laissera longtemps encore l’honorable privilège.
Et on nous suivra dans la mesure où nous réaliserons; on se détachera des belles théories pédagogico-littéraires pour aborder toujours davantage la vie dans la mesure où nous saurons faire triompher les principes de bon sens, de compréhension humaine et d’effort collectif qui, seuls, assureront la rénovation de notre école populaire.
Le succès présent nous encourage certes. Il est pour nous aussi, et de ce fait, une obligation morale à continuer dans cette voie, quels que soient les sacrifices répétés qu’entraine notre conception nouvelle de la lutte pédagogique.
Célestin Freinet