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Revue en ligne CréAtions n°197 "Carnets de bord" Article déjà publié dans la revue CréAtions du n° 103 au n°107 Collège K.Thoueilles de Monsempron Libos - Enseignant : Hervé Nunez |
Le carnet de bord au collège Le “ carnet de bord ” comme outil individuel dans un fonctionnement collectif
“ Aujourd’hui j’ai fait quelque chose avec du sable. À continuer. (Thibault, élève de 4ème au Collège de Libos - 47). Il avait neigé, un profond silence régnait partout ; je voyais encore ici et là une petite lumière briller à une fenêtre et sur la neige, la silhouette noire d’un veilleur de nuit. C’était la marée haute. Vincent Van Gogh : Lettres à son frère Théo. Gallimard, 1998 - L'imaginaire De ce collège du Lot et Garonne où professe un enseignant en Arts plastiques engagé à l’ICEM pédagogie Freinet nous arrivent par la Poste, trois carnets de bord. L’enveloppe gonflée de l’air emmagasiné pendant le voyage ou bien de la vie que les carnets retenaient, on ne savait encore. On ne tarda pas à savoir. Trois collégiens sont là derrière leur carnet de bord qui en dit long sur la vie dans la classe, dans le collège, la place que les arts plastiques entendent tenir à coup de 55 minutes par semaine. Trois carnets qui passent étrangement en avant plan alors qu’ils sont tout au long de l’année ce qui ne se montre pas ordinairement. C’est vrai qu’on regarde bien davantage le masque d’Audrey ou la sculpture de Thibault encore à l’état de maquette, la vidéo d’Elodie,... Et pourtant, placés là devant, ils en disent des choses. Sur le collégien qui le tient bien sûr, ses préoccupations, ses envies et son regard sur la classe ou la société mais aussi sur la vie de la classe qu’on voit se dessiner en filigrane. Et l’hypothèse s’échafaude presque d’elle-même : ce classeur que tient Thibault tout au long de son année de quatrième comme un véritable outil de recherche pourrait-il exister ainsi dans une classe fondée sur d’autres principes que ceux qu’on devine ici ? On sait bien que toute pédagogie construit les outils et l’organisation qui correspondent à ses intentions, ses idéaux... et dans ce contexte, le carnet de bord trahit sa nature profonde, celle d’un outil de l’élève chercheur qui ne peut exister que dans les conditions d’une construction des savoirs, d’une expérimentation permanente. Le carnet donne à l’élève un statut d’artiste comme ailleurs on lui confère celui de linguiste? (citation in: Apprendre à écrire : comprendre le sens du geste, AFL, 2002, p.31) On a déjà parlé du circuit-court*, journal interne d’un groupe, en tant qu’outil dépendant de la vie du groupe, sans autonomie. Le carnet de bord serait-il lui aussi dépendant... Dépendant de l’existence ou non des conditions d’une situation de recherche.(*Le circuit-court: sa spécificité et ses usages. Nathalie Bois in: Actes de Lecture, n°62, p.35 -39). Voyons...
“ J’ai commencé il y a trois ans... à raison de 55 minutes de cours par semaine avec mes élèves, c’est souvent assez difficile. Je rêve de coopération avec les autres profs... de français par exemple. ” “ Quand il y a consigne de travail, l’évaluation est assez simple. L’élève colle au sujet, l’élève s’en libère, ça se mesure. Lorsque, comme moi, on ne donne pas de consigne de travail autre que de s’investir dans une production individuelle sur l’année, ce n’est pas le résultat qu’il importe de jauger, c’est la progression de l’investissement. Ce que les élèves mettent en terme d’enjeux et d’intentions dans leur production, la capacité à nommer les contenus, la capacité à s’investir dans un projet d’exposition... Dans cette logique, le carnet est pour moi un outil d’évaluation que je mets en relation avec les productions et ce que je vois de la vie de classe. Il remplit un double rôle d’accompagnement de la production d’une part, et d’objet de compréhension des processus de la production pour moi d’autre part.”
Ceci posé, le sujet libre peut se déployer. Autre accord implicite : il y aura nécessairement production. Et si les idées ne venaient pas ! Le mythe de l’inspiration se fait tordre le coup avec une liste d’idées affichée dans la classe et alimentée régulièrement par les élèves qui y déversent des projets qu’ils veulent mettre à disposition des autres. Cela pourrait servir à faire germer de nouveaux projets les jours de panne... quoique l’on voit au détour d’un carnet un élève opter pour une autre forme de déambulation : “ je ne sais pas quoi faire aujourd’hui ” [un détournement de publicité de magazine est collé] suit le commentaire : “ je ne sais pas si ça me servira un jour. ”
Les élèves, dans leur carnet, parlent de leur “ œuvre ” ; leur production se voit d’emblée conférer un statut particulier : c’est parce qu’on leur confère le statut de producteur d’œuvres artistiques qu’ils construiront les savoirs et techniques de ce statut. Ceci sera nécessairement un cheminement et se fonder sur ce qu’on sait des artistes experts et des conditions dans lesquelles les uns et les autres, très diversement, travaillent, organise l’environnement des élèves. On est là dans la construction d’un “ artifice pédagogique ” qui conduit l’enseignant à re-constituer, avec sa salle de classe, le CDI et dans un temps limité à 55 minutes par semaine, un atelier d’artiste ou d’artisan. Comme le ferait l’artiste, dans une démarche individuelle, l’enseignant puise aux ressources de la ville et de la région pour alimenter une culture de référence et introduit des moments d’échanges, de rencontres dans le travail avec des artistes en résidence dans la classe.
Les règles d’un fonctionnement de groupe Travailler les couleurs, les matières, le papier et le carton, le plâtre et l’image vidéo,... l’atelier se dessine à travers la liste distribuée en début d’année et collée en début de carnet. Au détour d’un carnet, on sait aussi qu’au fond de la salle, des livres d’art sont là à disposition permettant aux élèves de puiser dans un fonds documentaire qui s’étend au CDI. Chaque cours débute de manière programmée : pas de place pour l’improvisation ! Le groupe de gestion a en charge de distribuer le matériel, les œuvres en cours, de veiller à leur bon état et aux conditions de rangement en fin de séance. Une manière indirecte de savoir ce que chacun fait... “ Cécilia dit que quelqu’un n’a pas fait une œuvre [mais que c’est ] quelqu’un d’autre qui l’a faite. Mathieu dit que c’est important de faire lui-même l’œuvre. Rachel : On ne peut pas apprendre à tout faire. On sait faire des choses comme on ne sait pas en faire d’autres. Aurélie : des idées viennent au fur et à mesure et pas toujours du réalisateur. M. Nunez répond que les choses que l’on n’a pas faites tout seul sont expliquées et ont un sens dans le cahier. ” Construction qu’on voit, également à l’œuvre lorsque Audrey écrit : “ j’ai consacré mon heure à observer les projets de mes camarades. Certains projets m’ont vraiment plu ! J’ai pu remarquer que chacun d’entre nous peut avoir des idées vraiment différentes. J’ai également pris intérêt au projet de Laure A. Et j’ai pu ainsi lui proposer plusieurs idées pour améliorer son œuvre.” Construction qui s’éclaire encore de la responsabilité collective lorsque, s’apprêtant à assumer une fonction de présidence des débats, un élève utilise son carnet pour se préparer : définir le sujet du débat qu’il veut mener, rassembler ses idées et les illustrations sur lesquelles il s’appuiera.
“Aujourd’hui je suis président de la séance. Je veux faire un débat sur les dimensions. J’aimerais de-mander que quand les personnes de cette classe font quelque chose si ils pensent à la dimension. Ou s’ils font suivant ce qu’ils ont. Je trouve que beaucoup de personnes utilisent dans la classe le petit format (24X32) et ce pour qu’on ne voit pas trop la production, parce que tout le monde fait comme ça, cela prend moins de temps. J’ai fait exprès de choisir A4 ou 24X32 pourquoi ne pas avoir choisi un format raisin...
Je montrerai Paul Rebeyrolle. En disant qu’il travaille que sur du grand format et que pour lui, c’est principal dans sa peinture. Elle n’aurait pas autant de force ? Moi j’ai trouvé : ça m’a impressionné vu la taille et les matériaux.”
Par ses attentes exprimées en début d’année, le professeur agit sur le rythme de production : au premier trimestre, les élèves doivent produire 1, 2 ou 3 travaux. Au cours du deuxième trimestre le projet doit généralement s’inscrire dans une exposition ce qui représente des contraintes particulières (thématiques, de conditions d’exposition, de format,...). Et enfin au troisième trimestre, il s’agit de revenir sur les productions du premier trimestre. La nourriture de la production de l’élève pendant cette année, outre les échanges formels ou informels dans la classe, prend la forme de visites (musées, expositions en ville), de rencontres avec des artistes ou des visiteurs,... et qui, selon les élèves, sera ou non présent dans les carnets (brochures, prospectus, cartes postales représentant des œuvres exposées,...). C’est le cas lorsque le carnet est pensé comme l’outil personnel d’une recherche, quand on a conscience que celui-ci n’est pas seulement un outil d’évaluation pour l’enseignant. Dans la plupart des cas les avancées sont très lentes, les retours en arrière font écho à des perturbations personnelles ou scolaires, des réflexes scolaires et des stérilisations... dont les carnets témoignent, comme le montrent des élèves qui cherchent à répondre à l’attente du professeur,... La libération ne passe pas seulement par le discours contenu dans le carnet mais aussi par le choix des productions : puisque le sujet est libre, l’observation de celui que se choisit l’élève est en soi marqueur du rapport qu’il entretient avec le système scolaire et plus précisément ce qu’il comprend de l’injonction posée en début d’année : s’investir dans une production individuelle. Ainsi, Elodie, qu’on voit dans son carnet énoncer à partir d’une phrase déclencheur de l’artiste Olivier Leroy “ si tout le monde y croit, c’est possible ” pose une idée qui n’est pas encore une œuvre au sens d’un produit de matière, d’intentions et de travail. “ Je pense que le monde entier repose sur cette phrase, c’est-à-dire que tout commence par quelque chose d’irréel (ex : les fêtes de familles, les rêves, l’entraînement des militaires,...) Moi, je vais m’intéresser à l’entraînement des militaires car en ce moment si cela n’aurait pas exister les pays n’auraient pas pu se défendre. Les militaires s’entraînent à affronter quelque chose de bien réel en faisant quelque chose d’irréel (ils jouent à la guerre comme le font les petits enfants. (15 novembre) Un projet est posé, donné à mûrir. Et quelques mois plus tard : “ Ce trimestre je vais concrétiser mon idée en réalisant un court métrage. J’ai donc fait passer le message ; quelques personnes ont été d’accord pour participer au court métrage ou bien pour me prêter le matériel nécessaire. ” Et lorsque vient le moment de réaliser, s’opère aux yeux du professeur l’extraction du carcan scolaire : l’élève passe aux autres élèves de la classe une commande publique de participation : venir costumés pour le tournage (tenues de camouflage, tenues militaires) et garder leur costume toute la journée dans l’établissement. Elle fait la demande d’autorisation oralement auprès du principal et du principal-adjoint pour expliquer son projet : elle veut dire à tous que le collège, comme la société, est un lieu où s’expriment des comportements guerriers parfois. L’administration refuse aux élèves de la classe de venir costumés toute une journée. Le papillon sorti fraîchement de sa chrysalide manque d’arme pourtant... Pour le présenter à l’administration, l’écrit aurait tellement mieux soutenu ton projet, lui dit son professeur ! Le carnet est outil de cette libération. Il est la mémoire en action, en matérialisation. Il est à la fois gestation et objectivation de ce qui se produit. Mais quels élèves, combien d’élèves cherchent par le biais d’activités métacognitives,... un outil de leur émancipation ? Dans certains cas, le carnet s’extirpe de sa forme la plus habituelle, “ un cahier d’école à carreaux ” pour devenir classeur petit format, en plastique pour résister aux fréquentations des expériences avec la matière de Thibault. Alors la chronologie des notations, des croquis et esquisses, des réflexions et des collages explose. Le foisonnement et le va-et-vient plus que l’ordonnancement. L’élève a fait abandonner à son professeur l’idée même de pouvoir observer une progression chronologique ; il est ailleurs que dans un rapport à la scolarité, il cherche. Avec un autre élève, très en difficulté par rapport à l’écrit, une autre forme est expérimentée : l’enregistrement vidéo. Un autre encore, tente de tenir son carnet malgré d’extrêmes difficultés. “ C’est très descriptif ” commente le professeur. La tentation est vite écartée de compter sur “ l’ordre naturel des choses ” : Je pourrais montrer des carnets d’artistes, des carnets d’élèves pour faire exister des images en référence,... pour que les élèves s’appuient sur un existant mais je redoute qu’ils les prennent comme des modèles. En fait j’aimerais que ça vienne grâce aux conditions d’entraide mais ils ne voient pas tout de suite à quoi ça sert. Ils voudraient passer les 55 minutes de cours à produire. 10 minutes de débat leur paraît déjà une amputation. Mais je pourrais essayer de faire avancer cette question en mettant certains carnets de bord en commun, en observation, en faire le sujet d’un débat...
Quand on sent que tout bois peut faire du feu ! tout est là, dans le carnet... “ photocopie de signes chinois qui pourrait me servir pour la sculpture ” On met de côté des signes, des photos, des idées exprimées en deux mots,... Accumulation pas nécessairement organisée mais accumulation sélective car on n’y trouve pas tout. Comment savoir que les signes chinois photocopiés “ pourraient servir ” ? Parce qu’on a un cap, une visée. Or c’est justement l’objectif qu’assigne ce professeur à ses élèves : qu’ils réussissent à se construire un projet de quelque chose à faire et à dire avec la transformation de la matière, avec l’esthétique... Le carnet est donc un lieu où quelqu’un peut lentement s’aider à comprendre ce qu’il aurait à dire avec ce médium que sont les arts plastiques. Un lieu pour voir se construire une image de plus en plus nette de l’intention, un lieu pour se voir en train de construire cette image. “ Enfin un débat qui m’apporte quelque chose. M. Nunez montre un travail d’une autre classe et demande à partir de cela: que pourrait-on faire?" Voici mon nouveau projet : Je veux faire un dictionnaire de mouvement. Ce qui est en rapport avec le travail d’un autre élève et en rapport avec celui des figurines en fil de fer. ” Que serait leur production s’ils n’y réfléchissaient pas, s’ils ne s’interrogeaient pas sur ce qui fait le Beau, ce qui fait légitimité de l’artiste, comment l’artiste pense son rapport au public, comment il pense sa place dans la société,... ? Aussi faut-il que l’organisation pédagogique permette d’introduire cet espace pour penser l’art. Luttant contre la montre, le professeur introduit 10 minutes de débat chaque semaine, fait cohabiter les élèves une semaine par an avec un artiste en résidence dans le collège, organise des visites d’expositions, et parfois les liens se font avec la vie privée dont le carnet témoigne : “ Comment choisir ce que l’on veut exposer ? (...) le plus original, le plus rare, celui qui signifie le plus de chose. Il faut exposer celui qui te ressemble. Quelle beauté, dit H. Celui qui est bien fait. M. Nunez parle d’un texte sur un brouillon que l’on doit exposer. Ce qui est beau c’est d’arriver à son but. Et on peut exposer un brouillon. Silence. On te mettrait pas au journal de vingt heures dit M. Nunez au président. Le président ferme le débat. ” “ Joachim* que j’ai rencontré dans la semaine m’a servi pour beaucoup de choses. D’abord il m’a montré que l’on pouvait faire de l’Art sans avoir de la technique. C’est ce qu’on veut montrer qui est important. Mon dictionnaire des mouvements montre bien ce que je veux faire voir mais sans détail. Ceci est mieux. Sa vision de l’art est assez particulière j’en ai débattu avec quelqu’un qui me disait en l’ayant vu que ce qu’il faisait n’était pas de l’art car dans la définition de l’art il y a beau. Qui est beau. Et ceci pour lui, ce n’est pas beau. Moi, je lui ai dit que le principal n’est pas ‘‘que c’est beau’’ mais que ‘‘ce soit beau pour l’artiste’’. Pour moi, l’art sert à éprouver un sentiment, technique ou pas. À débattre ! ! ! ” (*L'artiste Joachim Mogarra est resté une semaine au collège avec trois objectifs : concevoir une production pendant sa résidence, proposer des investissements aux élèves, aider à la concrétisation de leur propre projet). Ce qui se consigne ici encore une fois n’est ni un compte rendu précis, ni une relation des conditions du débat ou de la conversation mais bien une sélection très personnelle et difficile à caractériser : les positions qui s’opposent dans une discussion et que l’on veut conserver pour soi parce qu’on sait qu’elles nous font avancer dans un chemin personnel non achevé ; ce qu’on veut garder pour le sourire que cela provoquera : “ On te mettrait pas au journal de vingt heures ”... Caractéristique de ces écrits propres aux travailleurs de la matière qui cherchent et qu’évoque le préfacier de la conversation épistolaire entre Vincent Van Gogh et Théo son frère: Et Vincent n’a pas cessé d’écrire. “ Évidemment mes lettres n’ont pas la prétention d’être toujours bien frappées, ni de toujours expliquer exactement les choses. Oh non ! je gaffe souvent. ” Vincent écrit non parce que ses lettres, comme celles d’épistoliers, doivent être lues à voix haute dans un salon mais parce qu’il doit écrire.(Vincent Van Gogh : Lettres à son frère Théo. Gallimard -L'imaginaire) “ Depuis quelques séances j’aborde un sujet sur les paysages. Je suis passé par différentes étapes. J’ai commencé à faire une centaine de paysages sur des feuilles A4. J’ai l’intention d’aborder ce sujet tout au long de ce trimestre. J’ai continué sur un très grand carton. Et j’y ai ajouté de la couleur avec des pastels et des feutres. Aussi j’ai pris une image de paysage et je l’ai modifié. Je veux les exposer avant la fin de l’année. ” et puis encore :
“ Cet outil est sous-employé à cause des conditions de sa réalisation. Le manque de temps, d’espace, d’outils langagiers. Le manque de relation entre les enseignements et l’insuffisance de sens que prennent nos enseignements quand devoirs et évaluations prennent le pas. Nathalie BOIS de l'Association française pour le lecture (AFL).
Le carnet de bord de Thibaud
Carnet de bord d'élèves, écriture, dessins, collages, etc. |