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De la pratique à la théorie

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Janvier 1959

 

Loin de descendre de quelques projets imaginaires ou de théories pédagogiques,

nos techniques montent exclusivement de la base,

du travail même et de la tête des enfants dans nos classes rénovées.

Freinet : L'Ecole Moderne française.
 
Ce titre risque de surprendre. Il va contre une tradition bien établie. Pour un peu il provoquerait le scandale. Aurait-on mal lu ou s'agirait-il d'une simple erreur typographique ? Dans l'emplacement des noms quelque chose tire l'œil. « De la théorie à la pratique » : voilà qui paraît aller de soi. Mais « de la pratique à la théorie » c'est pour le moins paradoxal. Depuis quand met-on la charrue avant les bœufs ?
 
Que se passe-t-il ?
 
La logique s'en mêle en effet : et comme toujours la logique ne badine pas : avant d'accomplir... il faut concevoir, et l'on risque un mauvais accomplissement si l'on ne conçoit pas d'abord en pleine connaissance de cause. Dans tous les domaines le succès n'est-il pas à ce prix ? Au niveau de l'action la plus humble et la plus banale : je ne vais pas tremper mon fil dans l'eau sans savoir pour quel poisson j'ai appâté l'hameçon. A plus forte raison quand il s'agit d'une tâche particulière : quelle récolte si l'horticulteur se mêlait d'émonder ses arbres sans rudiments sur la taille ; et quelle hécatombe si l'officier disposait ses troupes sans notions de stratégie !
 
Dès lors et en vertu de cette même LOGIQUE bien « latine », n'est-il pas naturel de se tourner d'abord vers les principes puisqu'aussi bien tout le reste s'ordonne à leur enseigne ? La réalisation, oui... mais en son temps et une fois réintégrée dans son exacte perspective ! Après tout, cette réalisation n'est jamais qu'une sorte «d'achèvement» dès l'instant qu'il suffit de répertorier tous les tenants et aboutissants pour l'empêcher de déjouer un sort inéluctable. Ce qui est vrai du plus modeste acte de volonté le demeure pour une plus noble entreprise, fût-elle de longue haleine : non seulement on ne dissocie jamais cette phase «d'exécution» de la phase de «décision», comme le veut d'ailleurs cette bonne vieille psychologie des facultés mais surtout on ne se réfère jamais suffisamment à des REGLES ABSOLUES avant d'en venir à tel pauvre petit problème particulier. Plus encore qu'une question de logique, n'est-ce pas une question de dignité pour la pensée ? Une fois la décision prise, quel obstacle matériel résisterait à ses décrets ! A cent coudées au-dessous du « monde des idées », il y a le « monde des choses » et il ferait beau voir que celui-ci ne se plie pas aux injonctions de celui-là ! Depuis Spinoza, nul n'est censé ignorer que l'un et l'autre sont les répliques d'un même modèle et qu'il suffit d'agir sur le premier pour régenter docilement le second.
 

 

Partout la même structure préétablie, qui commande jusqu'il notre destin : Molière l'avait bien dit, a-t-on le droit de mourir autrement que dans les règles ?
 
Ainsi en pédagogie. Ceux qui traitent de cet art l'ont, au moins compris. Pour la plupart ils se gardent bien de s'attaquer ex abrupto aux difficultésréelles. D'ordinaire ils divisent leur ouvrage en deux parties soigneusement équilibrées et consacrent toute la première à des considérations générales. Carenfin il n'est pas logique d'écrire un traité de pédagogie sans se demander d'abord ce qu'est l'Enfant et en quoi consiste l'Education. Et l'on ne peut décemment fixer un cadre à l'organisation du travail sans avoir préalablement défini les caractères principaux d'une méthode qui se doit d'être typiquementcartésienne. Après trente ans de procès, Perrin-Dandin ignorerait-il encore par hasard qu'on ne saurait en venir au chapon sans être remonté au-delà du déluge et surtout que le verdict se passe fort bien de l'objet du litige pour peu qu'on ait cité dans l'ordre tous les prolégomènes ?...
 
... Et, tant pis si, en cours de démonstration, les obstacles réels ont été totalement escamotés ! N'est-ce pas à eux de se modeler sur les Règles initialement formulées et oseraient-ils attenter à la majesté des principes ? Mêmeà la dernière page, Achille n'aura pas rattrapé la tortue puisqu'il en est encore à se demander s'il est bien vrai que la flèche peut se déplacer.
 
Proposer une éducation idéale : d'accord. En déduire certaines conséquencespratiques : peuh ! à la rigueur. Mais depuis qu'au monde il y a des faiseursde systèmes pédagogiques et précisément parmi les plus illustres, en trouve-t-on beaucoup qui aient eu comme modeste et surtout comme premier objectif,d'aider l'éducateur dans sa tâche? Et n'y a-t-il pas lieu d'être surpris si de nosjours, entre une théorie de plus en plus sophistiquée et une pratique forcémentconquérante, plus que jamais la contradiction s'exaspère ?
 
A tout esprit non prévenu le mouvement pédagogique de ces dernières décades offre un spectacle pour le moins paradoxal : jamais n'a été proclaméeaussi haut la nécessité de ne pas dissocier l'école d'avec la vie ; et cependantjamais les théoriciens ne se sont montrés aussi impuissants à rendre compte,par leurs propres systèmes, des progrès les plus marquants réalisés concrètement sur le plan des méthodes éducatives. Autant leurs professions de foiparaissent réalistes et font preuve de généreuse audace quand il s'agit de faireprendre pour des règles réelles d'action des souhaits plus ou moins pieux,autant leur argumentation manque soudain de vigueur et surtout de précisiondès l'instant qu'il importe de fournir une justification à l'expérience quotidiennedans son devenir effectif. Jamais les désirs apparents n'ont été aussi loin desréalités et tout se passe comme si le seul but véritable de toute philosophie del'éducation était en dernier ressort de se prendre elle-même pour une fin... etd'atteindre ainsi à une forme suprême de mystification.
 

 

A quoi me chaut ce bel agencement de considérations générales si celles-ci font place à des recettes totalement empiriques lorsque chaque matin me voilà confronté avec la troupe des enfants qui viennent de franchir le seuil ? Car n'en déplaise aux théoriciens, il y a un moment où je me trouve en face des enfants... et ce moment n'est nullement imaginaire. Les encriers sont pleins, le tableau noir épongé : la porte qui se referme appelle les premières initiatives. « L'Enfant », où est-il ? « L'Education », par quoi commence-t-elle ? Nous n'allons tout de même pas prolonger cette minute d'inaction sans les pires conséquences pour la discipline. Gérard ouvre sa trousse pour, s'apprêter à écrire ; René au contraire se croise les bras afin de mieux entendre ; et déjà un sourire narquois chez Alain, scandalisé chez Jacques. Le manuel avait bien pris soin d'indiquer qu'il faut rendre les élèves actifs et à ce sujet il me revient encore, par bouffées, d'admirables formules dont je truffais naguère mes dissertations. Oui : mais comment ? En cette minute de vérité tout peut encore être remis en question et plus d'une fois un étrange désir m'a pris. L'espace d'une seconde j'ai été tenté d'entreprendre Michel sur ce hanneton qu'il a fait disparaître prestement dans une boîte. Et il m'a bien semblé que toute la classe se piquerait au jeu si je demandais un dessin du cirque qui installe en ce moment son chapiteau ou si je faisais trouver pourquoi à la fontaine du village le jet s'est allongé depuis l'orage de la veille au point d'éclabousser l'imprudent Daniel. Mieux encore : comme en un éclair il m'est apparu que l'intérêt ainsi capté engendrerait lui-même l'effort collectif et qu'en stimulant les recherches, s'affermirait naturellement entre les enfants et moi un type de relations infiniment mieux fondé.
 
Seulement, que deviendrait la « leçon » dans tout cela ? N'est-ce pas à ce cadre préalable qu'il me faut recourir ? Et puis-je renoncer quand on m'a recommandé si fort de débiter le programme par tranches journalières prédigérées afin de rendre mon enseignement progressif et méthodique ? D'ailleurs une telle aventure ne va-t-elle pas tourner court ou me laisser dangereusement perplexe et désarmé faute d'une documentation appropriée à une activité si insolite et surtout faute d'instruments dont je n'ai même pas idée ?
 
« Loin de descendre de quelques projets imaginaires ou de théories pédagogiques, nos techniques montent exclusivement de la base, du travail mêmeet de la vie des enfants dans nos classes rénovées », écrit Freinet.
 
Ces techniques, elles ont nom : « texte libre », « calcul vivant », « conférences », « travail au plan »... C'est-à-dire non pas des fantômes plus ou moins inconsistants et insaisissables, aux contours encore vagues : d'authentiques réalités, aussi clairement définies qu'originales, qui, loin de laisser l'éducateur démuni en l'acculant tôt ou tard à la « leçon », donnent un cours révolutionnaire à la vie scolaire grâce à l'emploi d'un matériel chaque fois adapté aux fins envisagées : « imprimerie à l'école », « bibliothèques de travail », « fichiers »...
 
Et voici le fait nouveau : ces techniques ne tombent pas d'un ciel plus ou moins constellé comme un deus ex machina, elles prennent naissance au contact des nécessités de la vie journalière ; elles ne se présentent pas comme la conséquence impeccablement et irréfutablement déduite de règles antérieurement posées, elles s'inspirent directement des difficultés quotidiennement rencontrées et doivent jusqu'à leur forme à la façon dont elles en ont épousé le modelé. Ce n'est pas la théorie qui les enfante, c'est la pratique, Quel paradoxe !
 
Mais encore mieux : de cette même théorie, la pratique ne prétend pas seulement se passer, elle pousse l'audace jusqu'à vouloir l'engendrer. Qu'on en juge : « Nous ne vous dirons jamais : « Pratiquez la méthode du texte libre » mais « Procurez-vous un matériel d'imprimerie à l'école ou à défaut un limographe, avec les accessoires indispensables ; vous orienterez alors votre éducation vers les activités que ces outils permettent et pour lesquelles nous vous donnons toutes indications » (1). Autrement dit : les indications en question ne constituent pas un corps de doctrine, elles sont tout au plus un mode d'emploi. Ce n'est pas l'instrument — imprimerie à l'école, limographe, etc. — qui est mis au service d'un dessein préalable, c'est l'usage de cet instrument qui, à lui seul, doit placer maître et élèves dans l'état d'esprit requis. Quel scandale !
 
Scandale tellement nouveau, à vrai dire que « depuis qu'il y a des hommes, et qui pensent », ... il en a toujours été ainsi !
 
Car ce n'est pas depuis « six mille ans » que les hommes « pensent», comme l'estimait La Bruyère, mais depuis quelque six cent mille comme l'assure le père Teilhard de Chardin. Et s'ils sont parvenus péniblement à dominer le hic et nunc au moyen de représentations de mieux en mieux élaborées, c'est assurément pour des raisons d'ordre mystique comme Wallon l'a fort bien montré (2) mais c'est aussi et surtout pour des raisons d'ordre technique.
 
Historiquement l'homme s'est distingué des animaux à partir du moment où il ne s'est pas contenté de se servir des objets tel que la nature les offre mais les a apprêtés pour faire des outils. Et l'on peut dire que sa pensée a grandi dans la mesure où il a transformé le monde. Ce n'est point par hasard que l'on définit les civilisations préhistoriques d'après le degré de perfectionnement technique de leurs instruments de travail : l'âge de la pierre taillée, de la pierre polie, du bronze, du fer. L'homme est devenu l'homme en fabriquant des outils. C'est un fait historique incontestable que l'astronomie est née du besoin d'une détermination exacte des saisons nécessaire à des peuples de pasteurs et d'agriculteurs et du besoin de faire le point dans la navigation maritime ou la traversée des déserts. Ce n'est pas par hasard que l'arithmétique, puis les rudiments de l'algèbre, sont nés et se sont développés chez les peuples commerçants du bassin méditerranéen, depuis les Phéniciens et les Grecs jusqu'aux conquérants arabes. A l'époque de la Renaissance, la géodésie et l'optique reçurent une impulsion définitive des besoins commerciaux. Et plus près de nous, lorsqu'il fallut extraire davantage de métal, la mécanique dut son essor notamment à la machine à vapeur de Newcommen, elle-même perfectionnée par Watt, d'abord pour évacuer l'eau des mines.
 
Si les hommes du mésolithique s'étaient contentés de contempler un épi de blé, sans doute n'auraient-ils jamais obtenu d'abondantes moissons : la « connaissance » du blé est devenue authentique du jour où il a fallu inventer puis perfectionner des instruments encore grossiers pour enfouir ce blé dans le sol et où l'invention aussi bien que l'emploi de ces instruments ont requis le concours de tous. « Le travail a créé l'homme », écrivait Engels (3). Entendons par la que le travail a réussi à faire de l'homme un être social. Les hommes ont eu à s'organiser autour de tâches urgentes et impératives. Grâce aux instruments progressivement mis au point, c'est l'effort collectif pour vaincre l'obstacle qui a réussi à les transformer. Et l'obstacle n'aurait pas été vaincu ni même appréhendé en tant qu'obstacle si l'effort n'avait pas été collectif.
 
Ce qui est vrai pour le développement de l'humanité l'est également pour le développement de l'individu. Même si l'on tient compte du milieu artificiel qui influe dès la naissance, une étude approfondie des rapports entre phylogenèse et ontogenèse montre sur ce point l'analogie du processus. Pendant près de 600.000 ans les hommes se sont contentés de passer près d'épis de blé etc'est en l'enfouissant de mieux en mieux, à l'aide d'un bâton, d'un pic en bois de cerf puis d'un soc d'araire en pierre et enfin en métal (4) qu'ils ont appris à le connaître.
 
De même c'est en se servant d'une balance ou mieux encore en la mettant eux-mêmes au point dans un dessein nettement motivé que les enfants s'initient vraiment aux pesées... Et c'est en maniant l'imprimerie ou en dépouillant des BT qu'ils satisfont l'intérêt initial et en utilisant des fichiers qu'ils consolident le mieux les mécanismes adéquats.
 
A dire vrai, pas plus qu'il n'y a cheminement unilatéral et irréversible de fa théorie à la pratique, pas davantage il n'y a cheminement irréversible et unilatéral de la pratique à la théorie : une fois le processus enclenché, les deux sont intriqués sous forme d'un incessant dialogue.
 
La pratique a besoin de la théorie qui a elle-même besoin de la pratique. C'est ainsi en particulier que la technique ne cesse de poser des problèmes à la science qui ne cesse de chercher la confirmation de leurs solutions dans la technique. La pratique n'est pas un degré de connaissance, elle est indissolublement liée à tous les degrés de connaissance. « Sitôt que j'eus acquis quelques notions générales touchant à la physique..., elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances fort utiles à la vie, et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, des airs, des astres, des cieux et aussi de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », écrit Descartes (5). C'est ce va-et-vient dialectique de la pratique empirique à la pratique scientifique en passant par la théorie, qui caractérise la démarche fondamentale du progrès.
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Mais la pratique n'en demeure pas moins le véritable point de départ. Et le domaine de l'éducation n'échappe pas à la règle. Deux preuves entre autres :
 
La formation professionnelle. — On s'est étonné qu'au C.A.P. les succès des remplaçants soient parfois plus nombreux que ceux des normaliens. Et pourtant il leur faut faire la classe tout en se préparant à l'examen alors que le normalien, en dépit des stages, n'est que trop tenté d'envisager les notions professionnelles seulement sous leur aspect spéculatif, sans que le baccalauréat introduise à cet égard une rupture dans son comportement. Comment s'intéresser en effet, dans l'esprit requis, à « l'emploi du temps » ou à « l'apprentissage de la lecture » tant qu'on ne s'est pas heurté soi-même à ces difficultés ? Au contraire pour peu qu'il lui soit donné de passer toute la seconde partie de l'année scolaire en stage dans une E.N. et sous réserve d'avoir bénéficié d'une brève initiation dans la classe de son « conseiller pédagogique » ainsi que de la possibilité de faire de temps à autre le point grâce aux « journées pédagogiques », le remplaçant se trouve placé à tout instant dans l'optique la plus indiquée. Et même si des améliorations demeurent souhaitables, du moins le processus pratique-théorie-pratique... se trouve respecté.
 
2" Les conférences pédagogiques. — On surprendrait beaucoup de maîtres en rappelant qu'elles ont été instituées pour informer non point la base de ce que veut le Ministère mais le Ministère de ce que souhaite la base : règlementairement l’I.P. en est le président, pourvu d'assesseurs, et comme pour toute assemblée, les débats inscrits à l'ordre du jour doivent aboutir à un rapport, transmis ultérieurement, en vue de renseigner qui de droit sur ce qui a été élucidé ; d'une telle organisation il subsiste parfois un vestige dans les questionnaires préalablement diffusés à cette fin... et si souvent assimilés à des pensums. Mais la vérité venant d'en haut, on s'est acheminé conjointement de plus en plus vers la formule de « l'exposé » au point que, désormais, l'LP. scandaliserait la grosse majorité de l'assemblée s'il voulait y renoncer. On peut le regretter...
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Pour cela l'essentiel est que le dialogue entre la théorie et la pratique puisse se développer librement.
 
Or ce n'est guère le cas dans l'enseignement traditionnel. Car on s'accommoderait à la rigueur des considérations qui ouvrent les ouvrages de pédagogie si elles n'avaient pas la prétention de régenter par voie de conséquence le travail quotidien. Mais le malheur est qu'invariablement et inéluctablement elles aboutissent à la justification et à la consolidation de la « leçon ».
 
Et dès cet instant le mal est consommé. Si pertinentes que soient les recommandations faites, une option a été prise qui méconnaît le type même de relations tout prêt à se nouer entre l'instituteur et les enfants. La situation réelle n'est plus appréhendée en soi, elle l'est au nom de principes qui en masquent pour jamais l'originalité.
 
Et pourtant, dans quelque domaine que ce soit, le chercheur borne-t-il son étude aux phénomènes qui sont conformes à ses vues et a-t-il la prétention d'imposer aux autres un cours défini ? A-t-on déjà vu un savant qui ne commence pas par envisager les faits objectivement et qui formule des théories hors de leur contact et sans le dessein d'en rendre compte ? Et le technicien ne construit-il pas ses instruments en quelque sorte sur mesure, quitte à les perfectionner éventuellement en fonction des obstacles dressés par la réalité ?
 
Pour sa part, Freinet prend en charge cette situation globale telle qu'elle se présente initialement, c'est-à-dire avec des échappées encore ouvertes aussi bien du côté de la théorie que de la pratique. Et il la prend en charge non pas dans un processus de contemplation mais dans un processus de création, dans son mouvement interne en quelque sorte. Par delà l'écorce prête à éclater, il retrouve la sève nourricière, avec ses exigences comme avec ses caprices... Et du même coup il débouche sur toute la richesse et la profondeur de la réalité non plus artificiellement sclérosée mais vivante.
 
Car les règles ne sont point dressées au début ou au terme d'une façade postiche encore que très symétriquement édifiée ; elles se trouvent charriées par la vie qui se fraye son propre cours : c'est là qu'il faut les chercher, c'est là qu'elles gardent leur signification.
De la sorte non seulement le processus éducatif se trouve engagé dans la Véritable voie (6) mais il devient riche de vérités profondes.
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Qu'on nous entende bien : loin de nous l'idée qu'à ce processus ainsi libéré, le seul objectif assigné soit de faciliter la tâche de l'éducateur!
Jusque là de hardis faiseurs de systèmes ont construit sur le sable en ne se souciant que secondairement des modalités d'application. Se préoccuper désormais uniquement d'obstacles immédiats constituerait un excès non moins dangereux. Il ne saurait être question d'éliminer toutes visées à long terme sous couleur qu'on ne peut préjuger des voies adoptées. Loin de se clore sur elle-même, l'éducation n'a pas d'autre fonction que de former l'homme de demain. C'est-à-dire non pas un être de raison qui se trouve partout et nulle part. Mais un citoyen adapté à une société particulière où il soit en mesure de jouer son rôle, et par conséquent façonné à cette fin dès ses premiers pas. Dans cette mesure la feuille ne saurait cacher la forêt : pour qu'ils se dessinent fatalement à l'horizon, certains objectifs des plus légitimes ont besoin d'être pris très tôt en considération.
 
Mais de deux choses l'une : si de telles valeurs sont déjà infuses dans la société en question, ne doit-on pas donner la palme au système éducatif qui permet de s'en imprégner à tout instant puisqu'aussi bien (7) l'exploitation du milieu ambiant y joue un rôle capital ? Et s'il s'agit de valeurs pas encore répandues mais qu'il importe de promouvoir dès l'enfance afin de transformer cette société dans le sens souhaité, suffit-il, certaines exigences étant posées, de faire appel à la logique pour en déduire infailliblement les moyens concrets qui s'imposent à l'éducateur ?
 
C'est contre cette dernière prétention que nous nous élevons. Autre chose est de s'assigner certains buts, autre chose de préjuger des méthodes qui permettent le plus sûrement de les atteindre. S'il est bon que l'éducateur sache exactement quels résultats on attend de lui, encore faut-il qu'il soit libre d'y parvenir par les techniques qui lui paraissent le mieux appropriées. Or ce que nous nions, c'est la possibilité de les déceler autrement que par la pratique.
 
On ne le dira jamais assez : la pédagogie, pas plus que la psychologie d'ailleurs, n'a strictement rien à voir avec la logique. Trop longtemps on a cru qu'il suffisait d'une vision claire de quelques grands principes à respecter pour être en droit de décider superbement des méthodes particulières, et cela au nom des valeurs que de tels principes étaient censés incarner... Mais la distinction étant faite, de quoi désormais ces principes peuvent-ils bien tirer leur vertu, sinon de l'expérience elle-même ? Et en est-il beaucoup qui résistent à une telle épreuve ?
 
Ainsi un principe apparemment aussi inébranlable que celui de la nécessité d'un enseignement méthodique et progressif. Il semble si évident qu'en son nom, d'innombrables prescriptions ont été édictées. Et pourtant, quand il met au centre de tout, le « tâtonnement expérimental», Freinet le bat en brèche.
 
Et combien d'autres encore à réviser ou à faire surgir ?
 
... « Au lieu de cette philosophie spéculative..., on peut en trouver une pratique... », écrivait Descartes (8).
 
En pédagogie cette philosophie manque terriblement. Et il est urgent de la mettre au point.
 
D'ordinaire, sitôt qu'il se trouve dans sa classe, l'instituteur se préoccupe à peu près uniquement de procédés empiriques. Ce n'est pas qu'il nie la possibilité et l'intérêt d'une « philosophie » de son art. Mais justement celle-ci lui a paru jusqu'à présent si confuse et si décevante qu'il se contente de lui adresser parfois de loin un coup de chapeau, quitte à l'oublier face à ses élèves.
 
Si nous avons jugé bon de consacrer ce premier article aux rapports de la théorie et de la pratique afin de mieux démolir certains préjugés, c'est parce pour des raisons que nous éluciderons plus tard, que nous connaissons nombre d'enseignants fort sympathiques qui spontanément se sentent attirés par les « techniques Freinet » et qui intuitivement ont le sentiment de leur bien-fondé mais qui se laissent encore impressionner par des principes jugés intangibles qui ne cadrent guère avec elles. Avant tout il fallait les mettre à l'aise.
 
Dans la mesure où elles constituent un acte authentiquement créateur, les « techniques Freinet » sont grosses d'une philosophie implicite. Le but de la présente revue est de les expliciter ; et dans les articles qui suivront c'est la tâche que nous nous fixerons.
 
 

De R. LALLEMAND (Ardennes)

Au début de l'Education du Travail, il est une constatation qui a, je crois, tant du point de vue philosophique qu'en matière d'éducation une portée énorme. Je puis la retrouver rapidement, je ne l'ai pas ici, mais la voici en substance:
« Les gens qui se posent le plus de problèmes sur la vie, le sens de l'existence sont ceux qui ont manqué leur propre vie, qui n'ont pas trouvé leur équilibre ».
Il faut alors trouver un justificatif (une consolation jamais définitive aussi) à leur échec.
C'est au moment où l'on vit le plus sainement, le plus intensément, qu'on se pose le moins de problèmes théoriques ; c'est au moment où l'enfant agit fonctionnellement qu'il se pose le moins de problèmes théoriques comme celui de la discipline.
 
 
« La question du bonheur peut-elle être posée », nous écrit Le Bohec ?
« Techniquement, dans notre pays du moins, il semble qu'un certain degré de confort matériel puisse être atteint. Il va bientôt être possible de philosopher».
Nous en discuterons dans nos prochains numéros.
 
(1) Freinet : L'Ecole Moderne Française, page 125.
(2) a L'occulte est une catégorie, ouf plutôt c'est la matrice des catégories par l'intermédiaire desquelles l'homme s'est efforcé, pour agir sur l'univers, de le penser, de le connaître, en le tenant pour distinct des simples situations qui appartiennent à l'expérience immédiate et brute, en lui supposant une réalité plus profonde que les apparences du moment, en y cherchant autre chose que la simple occasion de ses propres conduites accoutumées ou impromptues, i De l'Acte à la Pensée, Flammarion. 1945, p. 115-116.
(3) Engels : Dialectique de la Nature, p. 122. Edition» Sociales, 1952
(4)    BeRCOUGNIOUX : La Préhistoire et ses problèmes, p. 326. Fayard, 1958.
(5) Descartes : Discours Je la Méthode, VIe partie.
(6) Les succès de L'Ecole Moderne Française sont là pour l'attester.
(7) Pour des raisons que nous éluciderons plus tard,
(8) Op. cité.
 

 

 

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