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Les réformes scolaires et le mouvement de l'Ecole Moderne

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Janvier 1959

L'histoire de la pédagogie offre à ceux qui ne manifestent pas, à l'égard de cette discipline, un dédain caractérisé, matière à réflexions encourageantes et bien propres à animer le zèle des novateurs ! Ceux dont on évoque les idées ou les réalisations ont presque toujours été des hommes en avance sur leur temps, incompris, souvent brimés, mais à qui l'avenir a rendu hommage en valorisant leur pensée et leurs travaux.

L'histoire de la pédagogie contemporaine est, à un autre point de vue, plus instructive encore pour tous ceux qui sont lancés dans le dur combat de la régénération de l'éducation scolaire. Que nous apprennent, en effet, les événements d'un passé tout proche, auxquels plusieurs d'entre nous ont activement participé ?
À leur lumière, les voies d'accès à la réforme scolaire peuvent être schématiquement classées comme suit, abstraction faite des penseurs qui ont apporté des vues nouvelles sur le plan des idées : un Montaigne et un Rousseau autrefois ; un Langevin, un Wallon, un Piaget, de nos jours.
1.     Réformes proposées par des psychologues ou des théoriciens de l'éducation et appliquées dans de petites écoles expérimentales créées par eux pour vérifier la valeur de leurs théories, souvent élaborées, du reste, au vu des réactions des enfants : Dewey, M,0B Montessori, Decroly, Claparède, Petersen à Jena, pour ne citer que les plus connus.
2.       Réformes résultant de l'action de grands administrateurs scolaires placés devant la nécessité d'adapter l'enseignement à des besoins nouveaux et s'inspirant des vues des maîtres de la psychologie contemporaine, par exemple : les classes nouvelles de l'enseignement du second degré et les réalisations de l'équipe dirigée par M. Monod ; sur une aire beaucoup plus restreinte : l'école du Mail à Genève.
3.          Réformes résultant de l'activité de praticiens journellement aux prises avec les problèmes de l'instruction et de l'éducation ; c'est là le secteur où il y a eu, où il y a encore, sans doute, le plus d'élan, de bonne volonté, mais, disons-le aussi, le plus de gâchis et d'erreurs ; souvent, de déperdition d'énergie par manque de capacité, parfois ; de collaboration, surtout ; de compréhension mutuelle, aussi.
4.        Réformes issues, au bénéfice de conditions politiques et sociales particulières, d'une entente et d'un désir général de renouvellement unissant dans la même œuvre de redressement autorités politiques et scolaires, psychologues et théoriciens, corps enseignant, familles.
Le plus bel exemple qu'on en puisse donner est celui de la réforme scolaire viennoise. Elle demeurera un modèle dont les possibilités de reproduction risquent fort de ne pas se retrouver souvent. La réforme scolaire yougoslave présente, cependant, bien des traits analogues et doit être suivie avec attention et sympathie (1).
Qu'en est-il des résultats obtenus dans les trois autres cas que j'ai distingués ?
Nous devons saluer et reconnaître comme nos maîtres et nos inspirateurs, même s'ils l'ont été à notre insu, les psychologues qui ont consacré leur œuvre à élaborer une psychologie appliquée à l'éducation et qui ont jeté les fondements théoriques de la réforme scolaire sur lesquels repose la justification de nos travaux. Nous savons, cependant, qu'ils sont fort peu connus des praticiens et qu'il faut des années pour que leurs enseignements les plus sûrs finissent par entraîner des modifications notables de l'action pédagogique: voir ce qu'il en est encore de l'emploi des méthodes, naturelles et globales, d'apprentissage de la lecture et de l'écriture, de l'initiation aux mathématiques, du travail par équipes, ou de l'enseignement individualisé, etc.
La seconde catégorie, celle des réformes inspirées « par en haut », a, à son actif, d'intéressantes réussites et de beaux exemples mais ces réformes portent en elles le principe même de leurs échecs : attitude critique ou négative du corps enseignant, résistance des familles, fluctuations de la politique, etc. Les discussions actuelles auxquelles donne lieu le nouveau plan d'études belge sont significatives à cet égard.
Avec la troisième catégorie, celle des réformes « par en bas », nous abordons un terrain délicat. Il serait facile de disserter longuement sur la liberté laissée ou refusée à l'instituteur de pratiquer la méthode qui lui plaît ou d'en imaginer une qu'il juge remarquable...
Je ne conçois pas l'activité de l'instituteur sans que celui-ci ne dispose de la pleine liberté de ses moyens d'action, mais je conçois encore moins que l'on puisse accepter que n'importe qui enseigne et éduque n'importe comment ! La liberté n'est pas licence ni anarchie et le devoir premier de tout instituteur est de ne pas nuire aux enfants qui lui sont confiés.
Le plus grand tort causé aux méthodes nouvelles et à leur saine compréhension dans les milieux extérieurs à l'école l'a été par des instituteurs incapables, qui n'en avaient pas saisi l'esprit et n'avaient pas acquis la formation indispensable.
D'autre part, combien d'essais individuels, de réalisations intéressantes ont été perdus pour la collectivité parce que leurs auteurs étaient isolés ou gardaient jalousement pour eux le résultat de leurs expériences !
A côté des techniques remarquables que nous devons à Freinet, je ne suis pas loin de croire que son apport essentiel à la pédagogie moderne réside dans ce tour de force qu'il a été le premier à réaliser avec un tel succès : faire collaborer des centaines et des milliers d'éducateurs ; créer une véritable coopérative pour la réalisation et l'échange de moyens, de techniques transformant la conception traditionnelle de l'activité scolaire. C'est cette création et son essor qui donnent à son effort sa vraie valeur et sa richesse. Là est la base solide des mouvements de l'Ecole moderne dont il est l'animateur. C'est cette même collaboration d'instituteurs convaincus et décidés qui a assuré le démarrage de la réforme viennoise. Il est dès lors possible de tirer de ces deux exemples la condition première de toute réforme pédagogique efficace et durable.
Aucune réforme de l'éducation scolaire ne peut aboutir si, dans son esprit et dans ses techniques, elle n'est pas propulsée par un groupe important de praticiens coopérant entre eux pour en assurer l'application adéquate et le perfectionnement constant.
La seconde pourrait s'exprimer comme suit :
Toute réforme scolaire visant à la libération et à la culture de l'être humain ne peut aboutir si ses méthodes et ses techniques ne prennent pas en considération les enseignements de la psychologie appliquée à l'éducation, psychologie génétique et psychologie sociale, comme ceux de la pédagogie expérimentale.
Qu'il suffise, à titre d'exemple, de rappeler ce que le docteur Decroly avait revendiqué au Congrès de la Nouvelle Education, tenu à Calais en 1921 :
1.        Ecoles établies dans un milieu naturel, où les enfants puissent journellement assister aux phénomènes de la nature et aux manifestations de la vie des êtres vivants.
2.        Co-éducation.
3.        Organisation interne des locaux scolaires de façon à favoriser le travail en commun ; suppression des classes-auditoires.
4.        25 élèves par classe et organisation de classes homogènes.
5.        Entraînement au travail collectif, par la collaboration des élèves entre eux, et au travail personnel, par l'activité individuelle.
6.        Suppression des horaires cloisonnés et de l'enchaînement de leçons de caractères différents.
7.        Régime de discipline éducative et de liberté relative dans le choix de certains travaux.
8.        Création de classes et d'écoles expérimentales.
On peut résumer sa méthode en trois mots :
Observation (avec la mesure et l'expérimentation) ;
Association ;
Expression.
Son programme : appel aux intérêts de l'enfant.
On sait, d'autre part, l'importance qu'il a attachée à la fonction de globalisation.
Par intuition, sur bien des points, Freinet est arrivé aux mêmes conclusions. Il y a eu, en quelque sorte — et c'est vrai pour d'autres efforts — marche parallèle, inspiration semblable, dans des conditions de travail et des milieux différents. Il est intéressant de noter cette convergence des mouvements de rénovation de l'Ecole et de réfléchir sur les résultats qu'ils ont permis.
Pour tous les tenants des mouvements de l'Ecole moderne, ce doit être une satisfaction et un encouragement, une sécurité aussi, de se sentir en accord avec un des maîtres de la psychologie contemporaine et de savoir que, travaillant sur des plans différents, avec des points de vue différents aussi, théoriciens et praticiens soucieux de l'avenir de l'enfant se rencontrent et bénéficient, mutuellement, de leur apport respectif.
 
(1) La pédagogie soviétique, qui marque un effort considérable d'adaptation aux nécessités techniques et sociales de l'éducation dans le monde contemporain, sera étudiée séparément dans des textes à venir. [n.d.L.R.]