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Janvier 1959
Si les Techniques de l'Ecole Moderne connaissent aujourd'hui un tel succès,si elles permettent aux éducateurs de donner l'enseignement en profondeur quimanque si totalement à nos élèves, si elles paraissent avoir de telles vertus degénéralité comme le montreront ici même nos collaborateurs, c'est probablementqu'elles sont assises et se sont développées sur des bases sûres et conséquentesdont cette revue doit justement mesurer la valeur et la portée.
Quelles sont ces bases ? Quel est l'élément essentiel du retournement pédagogique que nous avons opéré ? C'est ce que nous voudrions essayer d'expliquerdès ce premier numéro, pour introduire les discussions qui ne vont pas manquerde s'instituer sur ces innovations, puisqu'aussi bien ce sont ces discussions qui sont la raison d'être de la présente publication.
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Nous avons bousculé non seulement la forme mais le fond de la pédagogietraditionnelle parce que nous avons mis en valeur un processus nouveau ducomportement que nous disons naturel ; comme une nouvelle source d'énergieque nous avons découverte et exploitée et dont les vertus se révèlent toujoursplus importantes et plus décisives à mesure que nous en généralisons l'usage.
Cette découverte — et le fait n'est pas, croyons-nous, sans importance — nousl'avons faite en praticiens non conformistes. Nous avons osé mettre en doutel'universalité des méthodes que nous avons subies, en réfléchissant d'abord sur notre propre comportement en face de la scolastique. Notre expérience personnelle n'est-elle pas, d'ailleurs, dans tous les cas, le premier échelon de la recherche scientifique, d'autant plus valable qu'elle est confrontée avec d'autres expériences semblables où elle se répercute ?
Nous avons donc examiné notre propre cas, en le dépouillant autant quepossible de ce qu'il avait de trop subjectif, pour n'en garder que les enseignements qui, par une enquête qui se poursuit depuis 35 ans, se révèlent commeétant communs à la masse des individus en général et des éducateurs en particulier.
Comme tous nos camarades, nous avons pendant quinze ans étudié des leçonset fait des devoirs. Certes, nous avons, de ce fait, ingurgité un certain nombrede notions qu'on peut considérer comme un acquis scolaire, sanctionné par desexamens qui ont leur valeur et leur sens dans le milieu scolaire. L'enseignementqu'on nous a donné nous a permis en effet de pénétrer dans un milieu spécial,comme dans un cloître dont nous aurions appris avec plus de maîtrise les loiset les règlements.
Nous ne disons pas que tout soit négatif. Il y a du positif aussi dans la viedu cloître, mais seulement pour les âmes marquées par la grâce et qui sontdestinées à continuer leur vie monacale, hors des incidences et des complications séculières.
Il se peut — c'est même certain — que l'Ecole dont nous sommes amenés àfaire la critique ait formé ainsi un certain nombre de personnalités de choix,qui ont d'ailleurs continué par la suite à mener au mieux leur vie scolastique monacale. Et nous avons tous d'ailleurs incontestablement bénéficié de certains aspects au moins de cette culture qui nous a faits ce que nous sommes, avec nos qualités et nos erreurs. Ce qui ne nous empêche point d'en user et d'en dénoncer les faiblesses. Le progrès est à ce prix.
Quand je m'examine moi-même, je constate donc que pour la connaissance du français notamment, toutes les règles de grammaire qu'on m'a fait étudier ont été parfaitement inutiles puisque je ne les connais guère mieux qu'un candidat au C.E.P.. Je sais pourtant écrire normalement. La facilité que j'ai pu acquérir me vient donc, nécessairement de ma propre expérience dans ce domaine, au contact d'écrivains et d'éducateurs qui m'ont montré la voie, bien plus que des études grammaticales, des analyses de textes et des lectures expliquées qui, au cours de ma vie scolaire, ont failli bien souvent me décourager au seuil d'acquisitions dont je sentais pourtant l'éminence.
Je sais que bien des clercs révoqueront en doute mon témoignage en disant au contraire tous les avantages qu'ils croient avoir tirés d'une semblable formation. Ce qui d'ailleurs reste à discuter. Mais l'épreuve sera à faire aussi avec la masse des individus que l'enseignement formaliste a laissés indifférents et qui se sont par la suite enrichis, à même le milieu, d'une culture originale et précieuse. Il y aurait lieu d'examiner de même objectivement si la culture scolastique, du seul fait qu'elle se poursuit en milieu fermé, n'entraîne pas comme un rétrécissement de la vie des individus, une pauvreté dans le comportement vital, une sorte de sécheresse née de la grégarité du milieu. Il se peut que les auteurs qui semblent avoir exceptionnellement bénéficié de l'enseignement scolastique écrivent un français pur, où toutes les règles traditionnelles sont respectées (et même est-on bien sûr qu'ils connaissent encore ces règles et ces normes ?). Mais l'intérêt de leurs œuvres n'est jamais le fruit de cette scolastique. La sève vivante, nous irons la chercher plus souvent chez les personnalités qui ont su, ou pu, soit négliger la scolastique, soit la dépasser, pour atteindre ou retrouver un autre processus autrement bénéfique, celui de la création et de l'expression originales qui vivifient les règles.
Cette preuve elle-même d'une relativité des valeurs sera certes toujours difficile à faire parce que nous n'isolons jamais de son complexe vital la pureté démonstrative. Nous avons appris à marcher d'une façon qui n'est pas naturelle et les jambes nous en sont restées quelque peu tortes, ce qui ne nous empêche pas de nous tenir droits tout de même, parfois avec élégance. Il arrive que la vie redressant ou dépassant les erreurs de formation, fasse un athlète d'un enfant qu'une éducation mal comprise avait handicapé.
Mais c'est à l'origine même, chez nos élèves, que nous trouverons plus facilement les éléments majeurs de notre démonstration. Il nous suffirait de comparer les résultats obtenus dans les épreuves de rédaction du Certificat d'Etudes Primaires par les enfants formés selon la scolastique et par ceux qui se sont entraînés chez nous à écrire comme ils parlent avec la même étonnante facilité. Les premiers semblent dominés par leur souci de recoller les éléments dont on leur a fait étudier la mécanique. Les pièces parviennent tant bien que mal à être juxtaposées selon les règles mais la machine ne fonctionne pas sans à coups parce qu'il y manque la vie. Plus typiques sont encore à ce sujet ces écrits d'Africains qui ont appris à l'école les éléments de la langue française et qui font un montage baroque des connaissances acquises, sans parvenir à un minimum d'expression sensible.
Nous pourrions aussi — et ce ne sera peut-être pas inutile — citer longuement le cas d'enfants qui nous arrivent connaissant à la perfection les règles de grammaire les plus académiques, mais qui sont incapables de produire le moindre petit texte signé de personnalité, constellant leur prose insipide de fautes d'orthographe, ce qui serait bien la preuve évidente et indéniable d'une erreur de méthode, d'un défaut de montage, qui condamnent à eux seuls toute la scolastique.
Comme nous pourrions évoquer le cas plus fréquent qu'on ne croit d'enfants qui lisent parfaitement, parfois même avec une intonation qui semble mettre en valeur le sens et la sensibilité des mots et qui, à l'épreuve, ne comprennent absolument pas le texte qu'ils ont lu avec une toute apparente facilité. Ils ont appris la mécanique, mais une mécanique détachée de la vie, que nous ne parvenons parfois plus à ranimer.
Et nous invoquerons également un autre fait d'expérience. On ne fait plus passer, je crois, d'examens de recrues en France, ou du moins nul n'en fait plus état, statistiquement et socialement parlant. Peut-être considère-t-on comme résolu le problème de l'instruction et de la culture puisqu'a disparu une certaine forme primaire d'analphabétisme. Mais ces examens existent en Suisse où des pédagogues en analysent périodiquement les conclusions.
Il résulterait de leurs observations et de celles, moins précises, que nous faisons en France, que le rendement de l'Ecole traditionnelle reste bien faible, sî l'on considère les acquisitions intellectuelles, techniques ou morales qui s'incorporent aux individus pour les enrichir et les mûrir. Malgré la généralisation de l'Ecole un fait reste tragiquement regrettable : la grande majorité des jeunes gens qui parviennent à l'âge d'homme ne savent ni lire ni écrire, nous voulons dire qu'ils sont incapables de lire couramment un texte qu'ils comprennent et sentent au fur et à mesure qu'ils le lisent. Ils ne savent pas écrire parce qu'ils sont très rarement en mesure d'exprimer par la plume leurs pensées ou leurs désirs. Nous dirons, pour reprendre une image devenue chez nous classique, qu'on leur a bien expliqué comment fonctionne la bicyclette, mais ils ne savent pas rouler avec sûreté quand ils sont livrés à leurs propres forces. A moins que, par nécessité vitale, ils se soient entraînés et rééduqués par le seul processus valable : l'expérience.
On dira peut-être : c'est normal. On oublie l'accessoire mais l'essentiel demeure et imprègne, et conditionne la vie. Herriot ne disait-il pas que la Culture c'est ce qui nous reste quand nous avons tout oublié ?
Encore faut-il que quelque chose ait du moins marqué profondément l'individu pour subsister. Car nous n'oublions que ce qui ne s'est pas intégré, organiquement, à notre comportement.
La preuve sera facile à faire, définitive : la méthode scolastique d'enseignement de la langue est déficiente. La méthode naturelle que nous préconisons a un rendement incomparablement supérieur.
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Le processus d'acquisition scolastique est plus nettement en défaut encore lorsqu'il s'agit de sciences.
J'ai personnellement étudié pendant six ou sept ans, dans des manuels fort complets les caractéristiques des insectes ou des mammifères, la qualité des roches, la fabrication de l'oxygène, de l'hydrogène ou du chlore, ou les vertus de l'électricité. J'ai appris beaucoup de mots qui, parce qu'ils n'étaient que des mots non intégrés à mon expérience et à mes techniques de vie, ont été oubliés comme le sont, heureusement, tous les mots inutiles. II m'en est resté si peu ! Et encore je ne suis pas sûr que ce peu ne soit pas l'acquis de mon expérience personnelle hors de l'Ecole, plutôt que l'apport de celle-ci. Et j'étais dans les têtes de classe !
Mon cas n'est, hélas ! pas unique. Notre impuissance commune à dépasser les définitions et les théories nous handicape tous dangereusement dans les efforts que nous faisons pour assurer à nos élèves cet enseignement d'efficience dont nous avons été frustrés.
La même constatation pourrait être faite pour toutes mes acquisitions : en calcul, en histoire, en géographie, en musique, en gymnastique...
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En comparant la déficience spectaculaire de ces méthodes scolastiques avec la permanence des acquisitions obtenues expérimentalement par la vie, en me rappelant comment j'ai appris à parler et à marcher, puis à bêcher, à labourer, à pêcher à la ligne, et l'indestructible richesse qui m'en est restée, je me suis persuadé qu'il y avait nécessairement quelque chose de faussé dans les processus d'enseignement de l'Ecole, quelque chose qui faisait que pour nous la machine fonctionnait très mal, avec un rendement infime.
Et je me suis appliqué, en dehors de la scolastique, à chercher d'autres voies.
J'ai consigné l'essentiel de cette recherche dans mon livre Essai de psychologie sensible appliquée à l'éducation (1) dont je voudrais indiquer au moins les principes de base, ceux sur lesquels il y aurait peut-être lieu de discuter pour vérifier, ensemble, si la nouvelle Voie est effectivement meilleure, plus juste et plus efficiente que celles suivies depuis tant de siècles.
En étudiant mon propre comportement et celui de mes enfants et élèves, je me suis rendu compte que nous n'agissons jamais en nous référant à des notions théoriques, à des règles ou à des lois, même si les livres d'auteurs importants nous en disent la permanence. Quand j'apprends à marcher, je n'ai que faire des notions d'équilibre que nul d'ailleurs ne s'avise jamais de donner. C'est par un autre processus expérimental que nous avons appris et que tous les enfants du monde ont appris à marcher.
Les pédagogues et les psychologues se sont-ils jamais posé la question de savoir par quels cheminements mystérieux des enfants se saisissent, en deux ou trois ans, de leur langue maternelle, quelle qu'en soit la complexité, et pourquoi se sont toujours révélées inutiles et superflues toutes autres méthodes d'acquisition ?
Et vous-mêmes, tous, amis lecteurs qui avez étudié si longuement la grammaire et vous flattez d'en connaître les lois, examinez votre comportement quand vous écrivez un texte et vous vous rendrez à l'évidence : à aucun moment vous n'avez recours à ces connaissances formelles pour écrire correctement et sans faute. Il y a, à la perfection dont vous vous glorifiez, une autre origine, l'apport d'une autre méthode dont vous avez bénéficié, malgré l'Ecole.
Admirez maintenant la sûreté et l'élégance du maçon fignolant son œuvre, du menuisier manœuvrant amoureusement la gouge ou le rabot, la virtuosité du bicycliste et la décision du conducteur d'auto. Aucune de ces acquisitions n'est le fait d'une méthode scolastique. D'autres procédés seuls ont joué, que nous semblons ignorer systématiquement, que nous ne voulons pas connaître parce que nous les disons non scientifiques, comme le médecin ne veut pas connaître le talent incontesté mais non scientifique de certains rebouteux, même si ceux-ci guérissent là où il est lui-même impuissant.
C'est ce problème que j'ai essayé de reconsidérer pour étudier la réalité, les principes et les lois des processus véritables d'acquisition, qui ne sont absolument pas ceux qu'a enseignés la science pédagogique officielle, et que mesurent pour leur donner un vernis d'authenticité les psychologues contemporains.
A nos lecteurs de voir et de dire si les processus de formation et d'acquisition scolastiques sont vraiment erronés, comme je le prétends, ou du moins en défaut, (Nous qualifions de scolastiques tous les comportements qui ont été formulés en partant d'apriorismes soi-disant scientifiques, qu'on enseigne dans les écoles, qui ont, de ce fait, prestige et dignité et dont seuls quelques iconoclastes osent contester la validité.)
Y a-t-il un autre processus d'acquisition, de conquête et de mûrissement ? Et lequel ?
La question est, on le voit, d'importance.
Si les processus dont nous croyons avoir révélé la permanence répondent vraiment à la réalité de notre vie, alors oui une partie importante de ce qui a été enseigné et s'enseigne encore dans les écoles sera controuvé ; la psychologie classique se trouvera en défaut ; les mesures et les statistiques de processus erronés seront elles-mêmes sans valeur.
Si cela est nous aurons à rebâtir notre nouvelle psychologie, notre nouvelle philosophie, bases d'une pédagogie qui s'est déjà renouvelée expérimentalement.
Nous semblons avoir opposé jusque-là l'expérience à une théorie qui peut apparaître parfois cependant comme le résultat d'expériences concluantes menées par les chercheurs qui nous ont précédés et dont on juge raisonnable de nous faire faire l'économie.
Il ne suffit pas de dire qu'on acquiert par l'expérience, et par l'expérience seule, car l'expérience ne porte pas forcément en elle-même les éléments de progrès. Elle doit être placée dans un contexte vital qui nous reste à définir et qui n'est pas une simple opposition de la théorie à la pratique.
Par quels processus l'individu enrichit-il son comportement ? Est-ce par la vertu des facultés classiques, selon le principe des essais, des réussites ou des erreurs ? Ou pouvons-nous aborder une nouvelle conception du comportement humain ?
C'est ce comportement que nous avons défini Tâtonnement expérimental que nous voudrions exposer et discuter dans les premiers numéros de notre revue car il est évidemment l'élément de base de notre nouvelle pédagogie.
Au cours des premiers chapitres de mon livre j'ai présenté les données nouvelles dans un certain nombre de lois dont nous ne reproduisons ici que le libellé :
Première Loi ; La vie est.
Tout se passe comme si l'individu — tout être vivant — était chargé d'un potentiel de vie, dont nous ne pouvons pas encore définir ni l'origine, ni la nature, ni le but, qui tend non seulement à se conserver, à se recharger, mais à croître, à acquérir un maximum de puissance, à s'épanouir et à se transmettre à d'autres êtres qui en seront le prolongement et la continuation. Et tout cela, non pas au hasard, mais selon les lignes d'une spécificité qui est inscrite dans le fonctionnement même de notre organisme et dans la nécessité de l'équilibre sans lequel la vie ne pourrait s'accomplir.
2ème Loi : Le sens dynamique de la vie.
La vie n'est pas un état, mais un devenir. C'est ce devenir qui doit expliquer une psychologie que doit influencer notre pédagogie.
3ème Loi : De l'instinct à l'éducation.
L'instinct est la trace qu'ont laissée en nous — transmise à travers les générations — les tâtonnements infinis dont la réussite a servi la permanence de l'espèce.
Les variations du milieu obligent l'individu à modifier ces traces par de nouvelles expériences. L'adaptation qui en résulte est l'essence même de l'éducation.
4ème Loi :
C'est dans la mesure où l'individu est fort, psychologiquement et physiquement, dans la mesure aussi où la nature autour de lui, les adultes, les groupes constitués, l'organisation sociale tout entière, facilitent son besoin de puissance au service de l'exaltation de la vie que l'être se réalise dans ' te bonheur individuel et l'harmonie sociale.
5ème Loi : De la réaction physiologique mécanique à une impuissance fonctionnelle.
Chez le nouveau-né, l'impuissance est exclusivement physiologique et physique. Il essaie d'y parer par des réactions et des recours exclusivement physiologiques et physiques.
Il n'y a pas, à l'origine, de tare psychique susceptible de motiver des réactions complexes.
Pourtant, dira-t-on, n'y a-t-il pas, dans les premières réactions de l'enfant, dans ses premiers gestes, un peu de logique, une lueur de compréhension supérieure et d'intelligence, résultant de certaines aptitudes héréditaires et de son éminente destinée d'homme.
Nous ne le croyons pas. La grande loi que nous trouverons toujours au centre de tous les recours humains, c'est la loi du tâtonnement.
La source naissante doit se frayer un chemin entre les pierres. Si la pente est suffisante et si nul obstacle ne s'oppose à son cours, elle s'en va délibérément par le sillon que lui a révélé le hasard. Mais si la pente est faible, si aucune ligne ne se révèle parmi les herbes et les mousses, l'eau se renforce un instant, les gouttes s'ajoutant aux gouttes, jusqu'à ce qu'elle soit assez forte pour repartir, en s'insinuant de ci, de là, contournant une pierre, butant au barrage d'un monticule de terre, se répandant ailleurs jusqu'à ce qu'elle ait découvert la fissure par où elle pourra continuer sa route. A la voir ainsi évoluer sans heurt, sans remous, on la dirait intelligente et douce, et c'est pourquoi sans doute les hommes ont chanté et parfois divinisé sa pureté et sa mobilité. Pourtant, à y regarder de plus près, il n'y a vraiment là que tâtonnement mécanique : en vertu du principe de pesanteur et de fluidité, l'eau coule vers la pente, d'autant plus vivement que la pente est plus forte. L'obstacle refoule le flot naissant, dont le niveau s'élève pour partir à la recherche de nouvelles failles.
Il y a de même, à l'origine, chez l'enfant, un pur tâtonnement mécanique, suscité par une force qui est l'équivalent de la pesanteur pour l'eau de source : c'est ce besoin inné et encore mystérieux de vie, ce potentiel de puissance qui pousse l'être à monter, à aller de l'avant pour réaliser une destinée plus ample.
L'expérience, qui n'est en définitive, nous le verrons, qu'une systématisation et une utilisation du tâtonnement, commence. C'est elle qui est à l'origine du psychisme, et non le psychisme et une hypothétique pensée à la base de cette première manifestation dynamique de la vie.
L'enfant a faim : s'il avait une quelconque faculté intelligente, il irait d'emblée vers la solution efficace. Il n'en est rien : il tâtonne tout à fait comme la source. Il esquisse le geste de succion qui ne le satisfait pas : il essaye d'une autre réaction, il remue bras et jambes. Et si aucun résultat sensible ne se produit, il crie.
Quand la lumière trop crue l'incommode, il cligne des yeux. Si ce réflexe ne produit pas une atténuation suffisante de l'impression désagréable, il essayera d'autres solutions : il remuera la tète, ou il la tournera, ou il criera, ou pleurera.
Remarquez d'ailleurs que l'ordre des réactions n'est pas immuable pour une même espèce : il dépend de la puissance de vie, d'une part, et, d'autre part, des obstacles ou des circonstances qui peuvent gêner ou faciliter la satisfaction de ces besoins.
Ne concluons pas de cette réserve que le tâtonnement soit anarchique. Si l'eau tâtonne dans telle direction, si elle s'infiltre sous cette mousse, c'est que l'attraction de la pesanteur l'oriente pour l'instant dans cette direction. Et elle va dans le sens où l'attrait de la pesanteur est le plus fort, où la brèche est le plus propice à l'écoulement. L'enfant aussi esquisse les gestes qui, au moment où ils sont exécutés, sont possibles et il se tient à ceux qui ont réussi. Ces gestes ne sont nullement dus au pur hasard : ils sont motivés par tout le complexe fonctionnel de l'individu et par le milieu extérieur sur lequel cet individu réagit. Mais ils ne sont pas, à l’origine, des réactions intelligentes, menant à un résultat clairement prévu et sûrement atteint. Si nous connaissions parfaitement et le milieu et la nature de l'enfant à un moment donné nous pourrions en déduire avec certitude l'ordre de ses tâtonnements qui ne sont donc, en quelque sorte, que des réactions mécaniques d'une simplicité primaire.
Nous énoncerons alors notre
6ème Loi : Du tâtonnement mécanique.
A l'origine, les recours physiques et physiologiques ne sont chargés d'aucun contenu cérébral ou psychique. Ils s'effectuent par tâtonnement, ce tâtonnement n'étant lui-même à ce stade, qu'une sorte de réaction mécanique entre te milieu et l'individu à la poursuite de la puissance vitale.
Afin de situer le problème dès ce premier numéro nous anticipons quelque peu sur les discussions à venir et sur leurs conséquences pédagogiques ; nous mentionnerons aujourd'hui les lignes générales de la reconsidération annoncée et dont nous étudierons plus en détail les données et les incidences.
1° Si l'intelligence est la sensibilité à l'expérience, si le tâtonnement expérimental tel que nous en avons défini les bases est le processus naturel et exclusif de la croissance de tout être (animaux compris), nous cultiverons cette intelligence, nous enrichirons les vies en permettant aux enfants le maximum d'expériences dans tous les domaines.
2° Les idées ne s'inscrivent dans notre comportement et dans notre vie que si elles ont des bases dans l'expérience complexe des individus. C'est comme un canal au courant irréversible. Toute explication, toute théorie qui prétendrait faire l'économie de l'expérience ne serait qu'une fausse piste, qui peut, dans certaines conditions, creuser un sillon parallèle, comme c'est le cas pour la scolastique, mais un sillon séparé des sillons de vie, qui donc ne s'inscrira jamais en véritables Techniques de vie.
3° Transposée sur le plan éducatif cette conception naturelle des processus du comportement condamne les méthodes scolastiques qui partent de la pensée, de la vie, des connaissances des adultes dont l'enfant n'aurait qu'à se saisir comme si leur quintessence était magiquement transmissible par voie professorale.
La pédagogie moderne part de l'enfant qui progresse dès lors par le tâtonnement expérimental jusqu'à se saisir avec efficience de toutes les données de la vie nouvelle.
4° Mais il ne suffit pas de partir de l'enfance, c'est le processus de tâtonnement expérimental qu'il faut faire fonctionner pour normaliser l'éducation. Cette nécessité suppose une conception nouvelle de la formation, tant dans la famille qu'à l'école, avec, d'une part, obligatoirement, les possibilités d'observation et d'expériences effectives, et d'autre part l'attitude aidante des parents ou du maître.
Ceux-ci ne peuvent plus en effet se contenter de communiquer leur savoir et de contrôler s'il y a eu compréhension et mémorisation ; ils doivent organiser techniquement le tâtonnement expérimental des enfants dans tous les domaines, ce qui suppose de leur part une attitude totalement différente, nécessitant une rééducation qui ne peut se faire elle aussi que par tâtonnement expérimental.
La scolastique nous a préparés à parler, à expliquer, à démontrer ; elle ne nous a pas entraînés à travailler, à observer, à expérimenter, à réaliser. Elle a cultivé en nous l'attitude du professeur qui interroge, contrôle, sanctionne et nous a fait perdre le don naturel des mamans qui préparent et suscitent les réussites, qui ouvrent des brèches par où, dans l'enthousiasme, passe la construction active de la vie.
5° La pédagogie traditionnelle est une pédagogie de l'échec, une pédagogie de la faute ou de l'erreur que l'Ecole sanctionne dans l'espoir d'améliorer le comportement, comme on sanctionne le délinquant avec l'illusion qu'il sera guéri de ses travers quand il sortira de prison.
Nous saurons, nous, que l'échec, dans tous les domaines suscite toujours un choc, suivi d'un refoulement et que la douleur physique ou morale qui en résulte constitue comme un barrage rebutant à tous les efforts nouveaux.
Ce tâtonnement expérimental, démarche naturelle de tout comportement vital se poursuit au contraire par les brèches suscitées dans le monde complexe que nous avons à affronter. Ces brèches sont comme un appel puissant aux bonnes volontés qui cherchent à se réaliser.
Une bonne éducation devrait se schématiser en une sorte de chemin qui irait sans cesse en se ramifiant et se diversifiant, et qui comporterait ses feux rouges — les échecs plus ou moins définitifs — et les feux verts de la création et de la vie.
Le rôle de l'éducateur sera justement d'abaisser les barrières à surmonter ou d'établir les escaliers qui permettront d'y accéder sans crise par une succession de réussites, d'ouvrir les brèches favorables, de renforcer les barrages sur les chemins interdits.
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Ces quelques explications préliminaires ne sont qu'un rapide schéma destiné à faire comprendre que notre psychologie et notre pédagogie ne prennent pas une suite, mais supposent un retournement décisif qu'il nous appartient d'étudier, de préciser et de préparer.
Ce processus de tâtonnement expérimental, s'il est exact comme le montrent nos réalisations, est général et universel. Il n'est pas valable seulement à l'Ecole, pour la psychologie et la pédagogie des enfants à l'Ecole. Il est valable dans toutes les circonstances de la vie, pour tous les individus, pour tous les êtres vivants. II affecte alors la philosophie même de la vie et c'est là un des aspects majeurs que la présente revue devra étudier aussi, dans un synthèse et une unité qui pourront désormais conditionner nos techniques de vie.
(I) Editions de l'Ecole Moderne, C.E.L. Cannes, 400 fr.
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