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L'expression libre peut-elle être un élément de connaissance de l'enfant?

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Janvier 1959

L'expression libre peut-elle être un élément de connaissance de l'enfant ?
par M.-E. BERTRAND

« Ce serait évidemment une erreur, écrivait Freinet récemment, de publier une revue où cohabiteraient, sagement et sans drame, théoriciens et praticiens, chacun parlant une sorte de langage de sourd. Ce serait naturellement plus simple, mais mort.»
C'est dans ce souci d'interpénétrer les influences qu'il faut ici poser de nombreuses questions, des questions pour attendre des réponses et des questions qui posent de nouveaux problèmes.
L'élément majeur de nouveauté que les Techniques de l'Ecole Moderne apportent à la pédagogie, c'est l'Expression libre. Il est bien entendu que nous désignons ainsi une véritable liberté offerte à l'enfant, organisée et dûment protégée par le maître et les autres enfants. II ne s'agit nullement de rejoindre certains thèmes, de coller à certains modèles. La liberté est entière : par le dessin, par les couleurs, par la parole, comme par le chant et la danse, l'enfant peut dire, raconter et exprimer ce qu'il ressent.
Il faut pourtant nous limiter aujourd'hui dans notre propos. En effet, le spectacle que nous offre l'expression libre, c'est celui de la vie même, de la vie tout entière. Et si nos psychologues n'ont encore pu ou su se pencher sur nos techniques de travail et sur nos inépuisables documents qui en sont issus, c'est qu'ils ont devant eux l'image touffue et souvent inextricable de la vie elle-même, pleine de richesses et de promesses. Certes, toute une science n'y suffira pas ! Nous nous limiterons ici, à considérer quelques aspects du dessin d'enfant, ne retenant ni le trait, ni le graphisme, ni la couleur, mais seulement le commentaire du dessin libre. Le trait est trop souvent soumis à des conditions physiques, à des données physiologiques mécaniques ou nerveuses qui réduisent l'aire de la liberté. Et les couleurs dépendent d'une palette, de l'inspiration de l'instant et du groupe...
Plus profonde apparaît l'expression obtenue dans le commentaire du dessin libre, que l'enfant nous confie « d'homme à homme » et que nous pouvons noter sans entrave des deux parties.
Nous voici donc, très nombreux, en fin d'année scolaire, devant un monceau de dossiers renfermant dessins et commentaires. Pour ma part, je n'ai pas bonne conscience. Devant toute cette richesse de documents, je me sens pris de vertige devant un gouffre d'ignorance... Qu'avons-nous fait de tous ces dessins, de tous ces textes ?
Ce n'est pas si mal, certes, d'avoir pu en tirer matière pour apprendre prosaïquement à lire et à écrire et un peu à compter... — quelquefois aussi d'avoir pu réaliser une œuvre qui fait le plaisir de tous. Nous avons pu le faire sans trop nous battre, sans trop nous ennuyer !
Mais nous les sentons riches d'un contenu qui dépasse les simples exigences de la vie scolaire. La personnalité de l'enfant qui y est incluse dépasse le comportement de l'élève qui doit acquérir d'abord, le savoir élémentaire du cycle primaire.
Tous ces dossiers de Michel, de Martine, de Luna... les voilà reclassés et c'est alors que les questions fusent.
Voici justement, dans le dossier de Michel, plusieurs dessins où je retrouve dans le commentaire : « le type a oublié son âne » — « la petite fille a oublié de fermer la porte » — « le petit garçon a oublié d'aller à l'école ».
(Il faut insister, entre parenthèses, sur l'intérêt soulevé par le commentaire parlé qui nous apporte infiniment plus que le simple dessin.)
Pourquoi Michel m'a-t-il si souvent et si longtemps parlé de « types» qui oublient quelque chose ?
Et voici le dossier de Martine avec ses dessins touffus, si fouillés, si brouillons. Les commentaires y sont d'une longueur inaccoutumée : « La petite fille est passée par là, elle a passé la porte, elle a pris le sentier, et elle a passé sous les arbres et elle va au ruisseau, puis elle rentre par là, par l'autre porte, et elle va dans la cuisine mettre ses fleurs dans un pot. »
Et tant d'autres où la petite fille de Martine suit toujours un itinéraire très précis et très tourmenté. C'est la première fois que je relève tant de détails dans le récit des trajets et des déplacements des personnages.
Est-ce que ces éléments de l'expression enfantine — qui, dans ces cas, touchent à l'obsession ou, tout au moins, à un intérêt répété, persistant et permanent — est-ce que ces éléments ne seraient pas des éléments de connaissance et de découverte de l'esprit enfantin ? Ne pourrions-nous pas y trouver une aide, entrevoir par cette fenêtre ouverte sur un spectacle neuf, la possibilité, en nous référant à de nombreuses autres études, de mieux diriger notre action ? Car il s'agit là d'éléments nouveaux et sincères, originaux et précis, qui, loin d'être les témoins d'un vagabondage de l'imagination, sont des traces très nettes d'une libération qui doit avoir une signification... Laquelle ?
Tout cela, ce n'est peut-être pas de la psychologie (si je me réfère à ce que l'on m'a enseigné à l'Ecole Normale, je ne trouve pas le chapitre où cela pourrait se caser...) C'est peut-être de la psychanalyse. Je ne sais. Pourtant, il s'agit bien de la science de l'âme !
Mais ce que je sais, c'est qu'il y a de nombreux éléments de découverte de la personnalité enfantine que, d'un côté — le nôtre, celui des praticiens — nous laissons totalement en friche (alors que nous en aurions tant besoin), et que, de l'autre — celui des psychologues — on ignore totalement comme une terre inconnue dont la présence est insoupçonnée. Pourtant, n'y a-t-il pas là des matériaux beaucoup plus puissants, beaucoup plus profonds que ceux recueillis jusqu'alors à l'aide des tests artificiels, « témoins de l'oiseau en cage ».
L'expression libre peut-elle être au niveau des cinq, six ou sept ans, surtout dans le commentaire du dessin — un élément de connaissance, un matériau aidant l'éducateur et le psychologue à mieux aider la personnalité enfantine à se construire et à s'affirmer?
Le dessin libre n'est-il vraiment que l'expression d'un vagabondage de la pensée fantaisiste de l'enfant ? N'est-il qu'une gratuite activité promenant tel personnage en tel lieu pour un geste quelconque ou, au contraire, est-il une libération consciente ou inconsciente, une découverte — une mise à nu— une brèche sur l'obscure nuit du psychisme ? Dans quelle mesure ? Comment reconnaître le vrai moment où l'enfant exprime son drame ?
Comment pourrions-nous dépasser ce stade de l'intuition où nous stagnons ? On reconnaît parfois que le dessin libre est une technique « utile s. Peut-il être un diagnostic ou une thérapeutique î Ne sera-t-il jamais, pour l'enfant normal, qu'une activité naturelle comme marcher, manger et dormir ?
Par quel biais allons-nous pouvoir étudier ces problèmes qui se posent et résoudre la difficulté, définir le rapport qui existe entre ces éléments dominants que l'on trouve dans le dessin libre d'un enfant qui, justement, par ailleurs, ne peut pas écrire sur les lignes, ne parvient pas à lire et se révèle comme attardé ? Car il y a un rapport : la vie n'est-elle pas une ?
Si toutes ces questions sont déjà trop complexes ou trop particulières ou trop restreintes, ne pourrait-on s'attarder à répondre à celle-ci uniquement : l'enfant qui ne dessine pas est-il, dans son comportement, semblable à un enfant entraîné à l'expression libre ? Pouvons-nous le comprendre et le connaître aussi facilement ? L'enfant de l'expression libre est-il aidé ? Comment ? Et l'autre n'est-il pas frustré î
Il va sans dire que ces questions ne peuvent être posées qu'à l'appui d'un dossier conséquent dans lequel la fréquence de certains symptômes peut être rattachée à des conditions d'affectivité et de milieu social. Nous aimerions proposer à des psychologues, à des pédagogues d'expérience, certains de nos dossiers pour que soient solutionnés les problèmes qui dominent la personnalité des émotifs, des nerveux, des violents, des pervers qui déterminent l'atmosphère de nos classes.
Nous avons l'impression qu'il y aurait là une entreprise originale et hardie à mener et qui saurait porter ses fruits.