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La pratique et la théorie coopérative de Célestin Freinet

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Janvier 1977

Revue trimestrielle du Centre de Recherches et d’Echanges Universitaires techniques Freinet n°2

Mars 77 édité par la CEL à Cannes
 
Michel Launay
 
Dès les premiers pas de son action éducative, Célestin Freinet (1896-1966) a relié le travail scolaire à un pro­jet coopératif à Bar-sur-Loup (Alpes-Martimes), de 1920 à 1928, il parachève son mouvement coopératif qui aboutit à l'installation d'une épicerie, d'une boucherie, d'une boulangerie, et dans son village natal (à Gars), il oriente les habitants vers une modernisation élargie, visant à faciliter tous les faits économiques sous l'angle de la coopération: transactions diverses, construction de routes, électrification, loisirs -il a toute une série de projets qu'il met en chantier à chacune de ses visites, aux vacances. Au point de vue syndical, il devient secrétaire pédagogique du syndicat, et, nationalement, il amorce une large campagne pour la rénovation péda­gogique". (Elise Freinet, Naissance d'une pédagogie populaire, Paris, Maspéro, 1968, p. 38).
Mais c'est surtout dans le domaine scolaire qu'il a apporté sa contribution à l'histoire du mouvement coopé­ratif. Lui-même a précisé à la fois ce qui l'unit au mouvement de la "Coopération à l'Ecole" créé par E. Pro­fit, et ce qui l'en distingue: sa "réserve capitale" concerne d'une part le danger de transformation mercanti­liste et bureaucratique de la coopération scolaire (il se refuse à "imposer à l'enfant une tâche financière qui lui répugne" et parle à ce propos de "coopératives administratives sans idéal") , d'autre part le danger de la dévia­tion misérabiliste ou sacrificatoire (il dénonce toute tentative de "masquer la véritable ladrerie capitaliste" , de "recueillir de l'argent que l'Etat ou la commune se refusent à nous allouer", et "d'organiser l'exploitation des possibilités financières de l'école au détriment de la pédagogie prolétarienne, aux dépens des travailleurs, eux­-mêmes" (ouvr. cité, p. 158-159). Par ailleurs, Freinet a aussi précisé les ressemblances et différences entre son mouvement et celui du "travail libre par groupe" de Cousinet : précisément, c'est la transformation du groupe en une coopérative de production scolaire (production mentale et production matérielle) qui fait l'originalité du travail libre par groupe tel que Freinet le conçoit, c'est-à-dire du travail coopératif aboutissant à la produc­tion d’outils et à un système d’échanges.
Freinet ne s'est pas contenté de travailler au mouvement coopératif dans son village et à la coopérative sco­laire dans sa classe. Dès 1927, il a créé avec 250 autres instituteurs la Coopérative de l'Enseignement Laïc (C.E.L.), pour pratiquer l'inter-coopération libre entre les différentes coopératives scolaires, et pour donner au travail coopératif d'enseignement et de recherche un outil de production et de diffusion national et international. Sa "Première lettre circulaire" du 27 juillet 1927 organise un "échange journalier" et un "échange men­suel" entre les écoles travaillant avec l'imprimerie, et propose comme objectif de ces échanges l'édition d'un livre. Toujours en 1927, un contact avec Pathé permet aussi la production d'un film présentant les élèves de Bar-sur-Loup au travail, en même temps qu'est lancée La Gerbe, coo-revue d'enfants. A l'issue du Congrès de Tours de la C.E.L., en 1927, sont créées aussi une Cinémathèque Coopérative et une revue destinée aux enseignants, L 'Imprimerie à l'école, bulletin mensuel de la Coopérative d'Entraide "L'Imprimerie à l'école ».
La pensée de Freinet étant, de propos délibéré, concrète et même matérielle (il parlait de "matérialisme sco­laire" et de pédagogie de l'outil opposée à la pédagogie de la salive ou du verbiage), il semble nécessaire, pour préciser sa contribution à l'histoire du mouvement coopératif, de ne pas la présenter sous la forme d'un seul texte d'allure théorique, extrait de son ouvrage essentiel sur ce thème, La Coopérative scolaire (Dossiers pédagogiques, no 33-34, Cannes, C.E.L., 1968), mais par une série d'articles jalonnant les différentes étapes de sa recherche-action.
La définition de départ
"La GERBE est l'oeuvre et la propriété des écoles travaillant à l'imprimerie, qui y collaborent librement, la gèrent elles-mêmes et à leur seul bénéfice, assumant toutes les tâches de composition, d'impression, d'illustra­tion, de reliure, de propagande et de vente. Afin d'obtenir un format rigoureusement uniforme, le papier nécessaire est fourni gratuitement par l'administration de La GERBE" (bulletin de décembre 1927, ouv. cité, p. 63). A première vue, donc, l'accent est mis sur la coopérative de production, non sur la coopérative de consommation. Cependant, la coopérative de production ayant elle-même besoin de fournitures, le point de vue des consommateurs ne tarde pas à être présenté et défendu par Freinet lui-même : "Après une période difficile au cours de laquelle Bordes (Saint-Aubin) s'est dépensé sans compter, nos presses sont actuellement fabriquées par un excellent ébéniste qui nous livre un matériel parfait. Malheureusement cette presse seule nous revient à 50 F, prix auquel il faut ajouter le rouleau presseur. J'ai indiqué 75 F pour la presse complète, et à ce compte la Coopérative ne fait guère qu'échanger son argent". (bulletin de 1927-28 ; ouvr. cité p. 67.68).
Au 2e congrès de l'Imprimerie à l'Ecole, à Paris, en 1928, "la Cinémathèque, la Radio, l'Imprimerie fusion­nent en une coopérative unique, par raison d'économie, de propagande, d'unité pédagogique, éditant un bulle­tin mensuel rénové: L'Imprimerie à l'Ecole, le Cinéma, la Radio et les techniques nouvelles d'éducation popu­laire, revue pédotechnique mensuelle", organe de la C.E.L., qui elle-même "travaille en liaison constante avec les syndicats de l'Enseignement dans lesquels elle s'intègre". En février 1929, Freinet lance aussi le "Fichier Scolaire Coopératif", première source de la future Bibliothèque de Travail (les B.T., encyclopédie coopérative pour enfants et adolescents) et du Fichier de Travail Coopératif (F.T.C.). En 1930 est créée la Discothèque, qui se développera par la Bibliothèque de Travail Sonore et par les Disques-Documents de l'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne (I.C.E.M.).
 
LES LIMITES DE L'ACTION COOPERATIVE ET DE L'ACTION PEDAGOGIQUE
 
A partir de 1930-1931, à Saint Paul-de-Vence, se heurtant à des rudes obstacles politiques et administratifs, Freinet a précisé les limites de l'action coopérative et de l'action pédagogique, et il amis en garde ses collè­gues et camarades contre les illusions "coopérativistes" ou "pédagogisantes" :
"Nous avons, il est vrai, perdu cette illusion toute intellectualiste qui confère à l'éducateur un immense pou­voir de création de forces neuves et de libération. Nous savons que dans notre sphère réduite tous nos efforts les plus désintéressés, les plus méthodiques, n'arriveront pas à transformer nos écoles nouvelles prolétariennes. Même dans les cas exceptionnels où des inspecteurs sympathiques à l'idée nouvelle laissent à nos camarades entière liberté dans nos classes, tant en ce qui concerne les programmes que pour les horaires et méthodes, nous ne saurions d'avance nous réjouir. Nous mettons même ces camarades en garde contre le danger véri­table qu'il y a à s'épuiser pour essayer de réaliser des rêves d'écoles nouvelles incompatibles avec la condition véritable du prolétariat, pour tenter de donner forme à des espoirs toujours déçus, pour contribuer à mainte­nir parmi les éducateurs l'illusion réformiste de l'école, instrument souverain et pacifique de l'évolution sociale.
Mais dénoncer cette illusion n'implique pas, pour les éducateurs, la pratique retardataire d'un immobilisme pédagogique qui servirait encore mieux nos maîtres. Il est de notre devoir de tenter d'arracher les éducateurs du peuple à leur servile orthodoxie; nous devons les aider à se dégager de l'autoritarisme capitaliste qui se traduit à l'école par une pédagogie de faux libéralisme et de jalouse domination; nous devons montrer la nécessité pour les éducateurs de se mettre au service des enfants du peuple, première étape qui conduira la plupart d'entre eux à se mettre au service du peuple. Et c'est la raison d'être de nos recherches diverses d'édu­cation nouvelle: dégager au maximum les enfants de l'autorité irrationnelle des adultes, montrer à ceux-ci les voies nouvelles de l’épanouissement individuel et social, lier toutes les questions pédagogiques aux grands pro­blèmes humains qui les conditionnent et redonner ainsi à l'action sociale et politique une place de premier plan dans les préoccupations éducatives" (L'Imprimerie à l'école, revue; ouvr. cité, p. 128 et 129)
"Prétendre définir à l'avance, pour les élèves, la société dans laquelle nous voudrions les voir vivre plus tard, est un non-sens pédagogique et historique, tellement sont importants et déterminants les multiples éléments d'appréciation et d'action qui échappent aux pédagogues et que les sociologues les plus avertis ne sauraient eux-mêmes, sans outrecuidance, prévoir et préciser.
Nous pouvons certes -nous devons -avoir un idéal pédagogique, un idéal humain. Et sur la conception de cet idéal tous les hommes sincères devraient être d'accord, sans pouvoir pour cela imaginer la réalisation prochaine d'un rêve plusieurs fois millénaire. Il ne peut y avoir comme but à nos efforts que la société (...) d'où sera exclue toute exploitation de l'homme par l'homme (...).
(...) Il ne s'en suit pas que nous devons directement préparer les enfants pour cette société. C'est plutôt sur la direction à suivre que nous avons à nous mettre d'accord, le but à atteindre important d'ailleurs moins, pour l’instant, que la marche suivie, que l'orientation donnée aux jeunes individualités encouragées et virilisées (...)
Droit de l'enfant à vivre pleinement sa vie d'enfant, acquisition de capacités, formation intégrale de la person­nalité, certes. Mais, pour le pédagogue, ces préoccupations ne sauraient être une fin séparée de la grande fin sociale et humaine.
 
Seule l'éducation bourgeoise, individualiste à l'excès, peut se poser de semblables problèmes, fonctions de l'ex­ploitation et de l'asservissement sociaux. Nous pensons que, au lieu d'une formation intégrale de la personna­lité qui autorise souvent les pires des anomalies, nous devons viser la réalisation de l'harmonie individuelle dans l'harmonie sociale.
Si nous parlons plus particulièrement de l'enseignement au premier degré qui est notre véritable rayon d'action ­les questions se compliquent d'ailleurs étrangement aux deuxième et troisième degrés par suite des nécessités sociales entraînant la spécialisation rapide, même dans le domaine philosophique -nous dirons que la connais­sance des faits, l'acquisition de capacités ou d'aptitudes particulières, la formation des opinions même -si fra­giles à cet âge -sont des préoccupations mineures de notre pédagogie.
L'enseignement à ce premier degré n'est qu'une initiation, un point de départ, la justification et la virilisation d'un élan. Garder au fils du peuple tout son élan individuel et social prometteur de réalisations futures devrait être notre souci principal.
Nous ne devons pas sacrifier davantage à un régime d'exploitation pour lequel l'enseignement du premier
degré n'est qu'un préapprentissage des formes modernes de travail capitaliste, régime qui ne sait d'ailleurs nul­lement prévoir et coordonner les grandes forces éducatives qui, au cours de l'adolescence, durant toute la vie, devraient faire épanouir les individualités dont nous aurions, nous, admiré et encouragé les promesses. Nous réprouvons d'avance pour ce degré toute forme d'enseignement systématique dont l'acquisition est le souci central annihilant les forces vitales (...)
A notre avis, la vie de l'enfant au milieu de ses camarades, avec l'aide bienveillante des éducateurs et l'appui coordonné des parents, de la société et de toutes les merveilles que la science pourrait et devrait mettre au­jourd'hui à notre disposition, cette vie suffirait amplement à donner, sans leçons spéciales, sans aucun dogma­tisme, sans ruses scolaires, l'éducation et l'instruction qu'on peut demander à un enfant de 13-14 ans sans que soient refoulées et réfrénées les forces vives et créatrices.
 
Mais il faut pour cela -nous l'avons dit bien des fois -réaliser d'abord une société dans laquelle puisse être victorieusement efficace l'action éducative, et c'est pourquoi la plupart de nos adhérents  sont des militants syndicalistes et politiques.  Il faut mettre à la disposition de l'enfant les matériaux et les  techniques qui leur permettront de vivre à l'école et de s'éduquer en vivant. Nous nous sommes  appliqués à cette tâche avec nos réalisations, l'Imprimerie à l'Ecole et la correspondance inter-scolaire, le fichier scolaire coopératif ,l'initiateur mathématique, etc­
En attendant l'appui sympathique d'une organisation sociale nouvelle, nous restons des éducateurs officiels asservis à des programmes, à des horaires et, en partie même, à une idéologie. Nous sommes donc contraints de compter avec nos obligations administratives: d'où nos recherches d'auto-instruction (fiches de calculs par exemple) qui n'occupent dans notre esprit qu'une place tout à fait accessoire et qui deviendraient inutiles le jour où disparaîtraient les raisons qui les ont motivées.
Le fait même que deux cent cinquante écoles ont introduit dans leurs classes d'Imprimerie à l'Ecole employée comme nous l'avons préconisé avec l'utilisation rationnelle des échanges, que des centaines d'autres classes ont établi le fichier dont nous livrons les éléments fondamentaux, montre que ce compromis est pratiquement réa­lisable et prépare -dans une certaine mesure l'école nouvelle libérée.
Nos buts sont loin encore d'être atteints. Il nous suffit du moins de penser et de sentir que nous sommes sur la bonne voie".
("Les buts, et les moyens de l'Education populaire", dans L 'Imprimerie à l'école, n° d'avril 1931, ouvr. cité p. 129-132).
 
En octobre 1931, la revue L 'Imprimerie à l'école ouvre une rubrique régulière, "Pédagogie coopérative", et Freinet écrit en 1932 les deux articles fondamentaux, " La coopération scolaire" (L 'Imprimerie à l'école de mars 1932) et "Vers l'avenir: pédagogique coopérative" (L'Educateur prolétarien, de mai 1932) :
"L'école est durement atteinte par la crise. On nous présente un palliatif: la coopérative scolaire.
Nous publions justement ce mois-ci, un Extrait de La Gerbe caractéristique: "Notre coopérative", qui montre les naïfs espoirs des élèves de Saint-Marc-du-Cor (L. et C.) un des aspects de la vie et de l'activité nouvelles suscitées par l'organisation coopérative -document spontanément rédigé, tranches de vie d'une classe qui inci­teront élèves et maîtres à réfléchir, sans les enthousiasmer peut-être... Il y a eu, autour de la coopération sco­laire, un tel battage officiel ou semi-officiel, on a eu à déplorer de tels abus; l'idée est cependant si neuve, si originale et si fertile en avantages pédagogiques, qu'il est indispensable que nous l'examinions attentivement, loyalement, avec notre seul parti-pris de pédagogues prolétariens.
Théoriquement, si elle est comprise comme un moyen pratique, pour des enfants, de s'organiser librement et a gérer leurs propres intérêts, d'améliorer même leurs conditions de travail, la coopérative n'est-elle pas entière­ment recommandable et ne peut-on vraiment saluer cette initiative comme un essai pratique de réaliser l'auto-­organisation des écoliers ?
Pourquoi, si l'idée jaillit d'eux-mêmes et est motivée par des besoins vitaux, les écoliers ne collecteraient-ils pas les vieux papiers, les vieux cuivres, les plantes médicinales ? Pourquoi n'essaieraient-ils pas de grouper, autour de l'école, toutes les sympathies, de mêler intimement à la vie du village toute l'activité scolaire ? Pourquoi même ne pourraient-ils pas organiser leur petite société sur des bases financières, avec des membres honoraires pourquoi ne recueilleraient-ils pas des abonnements au journal qu'ils éditent ? Tout cela n'est-il pas hautement moral et éducatif, même si les officiels doivent y puiser un peu d'honneur pour masquer la véritable ladrerie capitaliste ?
Mais nous faisons aussitôt notre réserve capitale: si vous fondez votre coopérative dans le but essentiel de recueillir de l'argent que l'Etat ou la commune se refusent à vous allouer; si, plus ou moins habilement vous imposez à l'enfant une tâche financière qui lui répugne; si vous exigez de lui cotisation, services excédant les forces, besognes sans rapports avec sa vie scolaire, vous ne faites plus de la coopération scolaire véritable : vous vous contentez d'organiser l'exploitation des "possibilités financières de l'école" au détriment de la péda­gogie prolétarienne, aux dépens des travailleurs eux-mêmes" (...)
"Là où ne peut vivre une coopérative scolaire statutairement organisée, il est du devoir de l'instituteur de remettre l'économie et l'activité de la classe entre les mains des enfants, d'orienter ceux-ci vers une collabora­tion communautaire selon les techniques nouvelles de travail que nous préconisons, première étape -vitale ­de la coopérative scolaire qui s'épanouira un jour dans toutes les écoles libérées par la libération du prolé­tariat".
 
(ouvrage cité, p. 158.159) .
 
Le 21 juin 1933, la répression politique, sociale et administrative s'abat sur Freinet, qui est, par ordre préfec­toral, déplacé d'office, avec ce commentaire: "dans l'intérêt même de l'école laïque (...) que vos agissements risquent de compromettre". C'est "l'affaire de Saint-Paul-de-Vence", que Freinet commente ainsi dans L'Educa­teur prolétarien de juin 1933 :
« Une attaque semblable, menée il y a quelques années, aurait pu nous être fatale. Nous avons aujourd’hui mis pour ainsi dire au point notre technique, organisé et consolidé notre Coopérative. De sorte qu'au moment où on croyait mettre seulement en cause un instituteur et quelques essais plus ou moins probants d'éducation nouvelle, une hydre aux mille têtes se dresse devant les agresseurs: dans tous les départements, nos adhérents font front; les plus hautes personnalités pédagogiques, artistiques et littéraires prennent fait et cause pour nos réalisation, les éducateurs étrangers écrivent des lettres en faveur d'efforts français méconnus et inconnus en France »
 
(ouvrage cité, p. 199).
 
Cette lutte, qui se prolongera de 1933 à 1937, et qui est un des éléments intégrés à la bataille du Front Populaire, permet une radicalisation de la pensée coopérative de Freinet. Le problème des relations de la C.E.L. et des syndicats occasionne sur une question importante de la doctrine coopérative la mise au point suivante :
 
LA POSITION DE NOTRE COOPERATIVE DANS LES SYNDICATS UNIFIES
 
"1) ASPECT COMMERCIAL: Notre Coopérative n'est pas une entreprise commerciale, mais un organisme d'entraide pédagogique. Il ne suffit pas qu'on nous offre une affaire de matériel et d'éditions, si intéressante soit-elle au point de vue commercial, pour que nous nous y engagions si elle ne répond pas à nos principes et à nos buts pédagogiques. Et pour les éditions ou les réalisations qui répondent à nos besoins, nous avons comme principe -nous l'avons énoncé depuis toujours -de ne nous y consacrer que si aucun éditeur ne veut s'en charger.
C'est dans cet esprit d'ailleurs que nous avions offert, l'an dernier, à Sudel, de lui céder la publication de notre Fichier Scolaire Coopératif et de la bibliothèque de Travail.
Notre position est inchangée vis-à-vis de Sudel. Non seulement nous ne le concurrençons pas, mais nous solli­citons sa collaboration; nous sommes toujours disposés à lui céder telles entreprises dont il pourrait prévoir la divulgation. Nous nous entendrons toujours au point de vue commercial, mais il y a une chose sur laquelle nous resterons intraitables: nous n'accepterons pas que les outils de travail que nous avons créés et mis au point pour la libération pédagogique puissent un jour être exploités pour des buts mercantiles, sans souci de cette nécessité.
Autrement dit, si Sudel veut notre Fichier, nous le lui cédons, mais à condition que, par notre collaboration pédagogique, nous soyons assurés que l'oeuvre sera continuée dans le sens où nous l'avons commencée.
Nous offrons de même et aux mêmes conditions notre collection, parue ou à paraître, de la Bibliothèque de Travail.
Nous offrons même tout notre matériel d'Imprimerie à l'Ecole et notre organisation complète qui a si bien fait ses preuves. Mais là, nous sommes plus intraitables encore sur la direction pédagogique. Le Congrès a éloquemment souligné le danger qu'il y aurait pour notre évolution pédagogique à voir une firme d'édition lancer sur le marché, par centaines et par milliers, des imprimeries à l'école. Cette divulgation serait le triomphe commercial de notre innovation, mais elle serait en même temps la fin de notre expérience, car il ne suffit pas de trouver l'argent pour acheter le matériel, encore faut-il être décidé à l'utiliser, et à l'utiliser dans le sens de la libération pédagogique.
Le congrès l'a formulé nettement: nous préférons continuer l'action actuelle de propagande et ne développer notre groupe qu'à un rythme modéré pourvu que reste l'esprit Imprimerie à l'Ecole qui est la véritable raison d'être de notre effort.
Il n'y a dans ces exigences aucun amour-propre personnel ni de notre part, ni de la part de la Coopérative. Mais l'oeuvre que nous avons mise debout avec tant de peine, nous sommes disposés à la défendre et à la poursuivre. Si Sudel veut nous aider loyalement, nous nous mettons loyalement aussi à sa disposition.
Nous pourrions étudier également, dans le même esprit, l'intégration dans Sudel de nos éditions de disques C.E.L., dont le succès est si considérable.
Voilà, je crois, des propositions précises et loyales de notre part. A Sudel de les examiner et de voir ce qu'il peut faire dans ce sens.
 
2) ASPECT PEDAGOGlQUE : ...Nous nous permettons de présenter encore une suggestion qui nous viellit des camarades d'Indre-et-Loire. Notre Coopérative a montré qu'elle est, pratiquement, le groupement d'études et de réalisations pédagogiques le plus important et le plus actif de France. Nos filiales groupent dans les dépar­tements tous ceux qui s'intéressent à la pédagogie, et rares sont les régions où quelque action vraiment effi­cace se fait jour en dehors de nous sur le terrain pédagogique.
Nous demandons que les Syndicats unifiés reconnaissent dans les départements cette réalité et acceptent, accueil­lent, reconnaissent notre filiale de la Coopérative comme le Groupe de Recherches Pédagogiques du Syndicat ; que le Syndicat National à son tour reconnaisse notre Coopérative comme son organisme de recherches péda­gogiques travaillant librement dans son sein, sur le terrain strictement pédagogique qui est le nôtre.
Pour ce qui concerne les publications, nous les soumettrions au Syndicat National qui, après avis, en confierait l'édition à Sudel. Sudel pourrait vendre également, sous notre direction pédagogique, tout notre matériel d'im­primerie et accessoires.
Nous demandons à tous nos adhérents dans les départements de présenter et de faire approuver si possible par leur syndicat unifié les bases que nous venons d'énumérer pour une collaboration C.E.L.-Syndicat National­ Sudel. Nous demanderons ensuite aux organismes centraux de donner à leur tour leur avis que le C.A. exa­minera avec le plus large esprit de fraternité et de collaboration.
Nous ferons, pour parvenir à cette unification des efforts, le maximum de sacrifices. Mais si nous échouons, nous continuerons comme par le passé, au-dessus des organisations syndicales, notre action méthodique et per­manente pour l'évolution de la pédagogie nouvelle prolétarienne et l'amélioration technique de nos écoles". (L'Educateur prolétarien, décembre 1935 ; ouvr. cité, p. 243-244).
 
La même question est reprise au congrès de Nice de la C.E.L., le 21 mars 1937, dans des termes encore plus nets :
"1) Les camarades du groupe de l'Imprimerie à l'Ecole et de la C.E.L. ont toujours déclaré qu'ils sont avant tout des réalisateurs pédagogiques et qu'ils ne se sont occupés et ne s'occupent de réalisations commerciales que lorsqu'ils y sont contraints" par la carence obstinée des firmes spécialisées.
 
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Ils seraient donc heureux, sans souci de bénéfice, de pouvoir céder à une firme amie toute la partie commer­ciale de leur entreprise pour ne conserver que la responsabilité des réalisations  pédagogiques.
2) Sudel, créé par les instituteurs, leur apparaît comme tout désigné pour assurer la marche commerciale de leurs entreprises. C'est pourquoi le congrès de Nice, Assemblée générale de la Coopérative de l'Enseignement, se déclare prêt à étudier les modalités de cession de l'affaire commerciale à Sudel.
Il précise que l'entreprise commerciale dont il offre la cession a une incontestable valeur de développement : le Fichier Scolaire Coopératif, la Bibliothèque de Travail, le matériel d'imprimerie, sont susceptibles d'un développement rapide au sein du personnel enseignant.
3) Mais la C.E. L. affirme hautement qu'elle ne peut en aucune façon diminuer tant soit peu ses initiatives pédagogiques dont elle prétend conserver l'entière direction.
Elle demande en conséquence qu'un accord intervienne entre Sudel et la C.E.L., accord qui, garantissant les intérêts des deux parties, laissera la C.E.L. libre d'agir pédagogiquement en conservant à Sudel la totale et exclusive exploitation commerciale (...)
Nous restons, au milieu de l'agitation sociale et politique, les îlots de construction patiente et méthodique autour desquels s'agrègent tous les chercheurs d'une part, tous ceux, d'autre part, à qui le renouveau de liber­té donne des velléités éducatives nouvelles. Et c'est un symbole de notre lutte obstinée que, dans de nom­breux départements, nos Filiales, sous une forme ou une autre, symbolisent désormais tout le mouvement de recherches pédagogiques': (ouvr. cité p. 246) .
"(...) Pour la première fois en France et peut-être dans le monde (I'U.R.S.S. exceptée), ce n'est plus un mou­vement ; ce ne sont plus des groupes restreints d'officiels ou de chefs qui le dirigent ou l'exploitent. Ce sont les éducateurs eux-mêmes qui prennent en main, avec une conscience et un enthousiasme émouvants, la réa­daptation aux nécessités actuelles de leur école et de leur pédagogie.
(...) Cette action, on le voit, se développe parallèlement au mouvement syndical qui veut, lui aussi, et doit vivre et se développer par l'action incessante des larges masses d'éducateurs. Il serait même normal et souhai­table que, à défaut d'une intégration de notre action dans le mouvement syndical, il y ait collaboration per­manente entre notre Coopérative et le Syndicat National.
C'est une chose naturelle, souhaitable. Nous ne l'esquissons pas par calcul mais parce que nous la croyons être une nécessité historique de la conjonction de forces qui devraient être unifiées. Nous pouvons beaucoup pour le mouvement syndical en apportant aux éducateurs, aux jeunes surtout, le goût de l'action pédagogique, le goût du travail professionnel bien fait, ciment nouveau et indispensable pour des syndicats d'instituteurs. Le Syndicat nous aiderait aussi parce, qu'il peut, seul, nous offrir la possibilité permanente d'entrer en contact avec les masses d'éducateurs que nous devons toucher.
Cette collaboration, ce travail parallèle, fusionné même, sont nécessaires. Nous les souhaitons, nous les prépa­rons, loyalement, sans aucune arrière-pensée. Et aucun geste dans le passé et le présent ne doit laisser aucune suspicion d'aucune sorte dans l'esprit des camarades. Nul ne peut dire que nous n'ayons pas offert, en toute camaraderie, en toutes occasions, à quelques tendances qui l'aient sollicitée, notre collaboration pédagogique absolument désintéressée (...)
(...) L'ère de cette incompréhension n'est pas close. Nous espérons du moins que, après cette courte explication, les responsables syndicaux accepteront loyalement, comme nous l'offrons, notre collaboration permanente.
Il y a d'ailleurs des précédents qu'on ne saurait négliger. Dans certains départements, nos camarades impri­meurs sont les responsables de la Commission pédagogique du Syndicat: partout où des conférences et des expositions ont été  organisées par nos groupes, -avec ou sans ma participation -c'est le Syndicat qui en a accepté la responsabilité; la section des Alpes-Maritimes enfin a patroné officiellement notre congrès de Nice.
Il faut que cette collaboration permanente se généralise. Dans tous les départements, nos adhérents, qui sont en général les éducateurs les plus actifs pédagogiquement, doivent entrer dans les commissions pédagogiques du Syndicat, en prendre même la responsabilité totale si possible, rédiger la partie pédagogique du Bulletin, prendre l'initiative des manifestations pédagogiques. Par leur action sincère et totale au sein des syndicats, ils assureront indirectement, mais de la manière la plus efficace et la plus souhaitable, cette collaboration que nous avons reconnue indispensable. ».(ouvrage cité, p. 247-248)
 
LA LIAISON DE LA COOPERATION SCOLAIRE ET DE LA COOPERATION AGRICOLE
 
Un autre point original de la pensée et de l'action coopérative de Freinet est la liaison consciente de la coopé­ration scolaire et de la coopération agricole :
 
GRANDE RENCONTRE ENTRE LES INSTITUTEURS ET LES PA YSANS DES ALPES MARITIMES
"A la demande des jeunes instituteurs eux-mêmes, notre camarade Freinet qui, avec son camarade paysan
Laurenti, a organisé un mouvement paysan qui groupe aujourd'hui 80 syndicats dans le département, avait convoqué une assemblée paysanne à laquelle étaient invités tous les congressistes.
Nous ne donnerons pas le détail de cette matinée qui sort légèrement du cadre de notre congrès, mais qui intéresse au plus haut point tous les camarades en leur montrant ce que peuvent les paysans lorsqu'ils ont su prendre en mains leurs destinées.
A la fin de la rencontre, le camarade Barel, député de Nice, invita tous les instituteurs et institutrices à se mettre eux aussi au service des paysans pour les aider à se libérer.
...Cette conception totalitaire de l'éducation a une importance primordiale dont se persuadent peu à peu ­grâce à l'action persévérante des pionniers de l'éducation nouvelle -tous ceux qui ont charge de l'enfance.
 
C'est parce qu'ils l'ont comprise que nos camarades administrateurs des municipalités ouvrières ne se contentent pas d'améliorer les locaux scolaires, mais pensent en même temps -et parfois avant organiser des cantines, des écoles d'anormaux, des patronages, des terrains de jeux, des colonies de vacances.
Le problème éducatif a délibérément débordé l'école. Et il est encourageant que ce soient des administrateurs ouvriers qui aient les premiers admis et réalisé ce fait aujourd’hui incontestable dont devront bien peu à peu se persuader les pédagogues à œillères et les exploiteurs conscients ou inconscients de l’école prolétarienne (…) que nous  allons faire de notre école l'INSTITUT DES NOUVEAUX EDUCATEURS PROLETARIENS, où tous ceux qui s'intéressent à l'enfance viendront puiser directives et conseils.
Nous continuerons, certes, par nos publications, à divulguer notre oeuvre. Mais rien ne vaut, pour s'imprégner d'un idéal et d'une technique, la vie, ne serait-ce que quelques semaines, dans une communauté de recherches et de travail telle que la nôtre.
Nous sommes en mesure de recevoir dans notre Ecole-lnstitut tous les camarades éducateurs professionnels ou non qui veulent se perfectionner. Outre le spectacle édifiant de nos réalisations, il sera organisé des cours thé­oriques qui complèteront la leçon efficace des faits et de la vie.
Dès que les engagements seront assez nombreux, nous prendrons des mesures pour offrir à nos grands élèves des conditions de séjour certainement compatibles avec les possibilités économiques des associations et munici­palités désireuses de préparer méthodiquement des entraîneurs expérimentés pour les oeuvres viriles dont ils prennent l'initiative.
Institut d'entraîneurs prolétariens, notre école pourrait, dans les mêmes conditions, devenir un institut de péda­gogie nouvelle...
(...) Nous recevrions volontiers dans notre Ecole-lnstitut, en même temps que nos camarades ouvriers, des édu­cateurs à leur application dans les écoles publiques ou privées. Nous sommes persuadés que, à notre contact, au contact de notre communauté et de nos élèves, ces camarades comprendront plus vite l'essentiel de notre pédagogie et qu'ils pourront alors, avec persévérance et succès, oeuvrer dans tous les coins de France pour la pédagogie nouvelle qui jettera bas la factice scolastique".
(L'Educateur prolétarien, 1er mai 1936, ouvr. cité, p. 251-253)
 
VERS UNE COOPERATIVE DE FORMATION DES MAITRES DE L'EDUCATION NATIONALE
 
Par ce projet d' « lnstitut des nouveaux éducateurs prolétariens » s'ébauchait en fait une coopérative de formation des formateurs. En 1937, Freinet progresse d'un pas, en tentant d'intégrer la coopération scolaire dans les pro­grammes mêmes de l'Education Nationale :
 
"Un nouveau Plan d'Etudes Français se prépare et, ma foi, fort méthodiquement. Aux camarades qui pourraient être impatients de la lenteur avec laquelle s'opère la transformation, nous dirons que nous redoutions juste­ment le contraire. Nous craignions qu'un projet définitif en général sorte un jour des bureaux ministériels, projet hâtif, insuffisamment étudié par les techniciens eux-mêmes, et qu'il nous aurait pourtant fallu adopter tant bien que mal.
Nous ne saurions trop louer la prudence et l'intérêt de la tactique ministérielle qui paraît accorder une très grande Importance à l'expérimentation à la base, et attend des résultats de cette expérimentation les directives pour la coordination indispensable. Tactique qui est la nôtre et dont nous ne saurions donc que nous féliciter. A nous de travailler, de pénétrer de nos techniques l'expérience en cours afin que le résultat définitif soit à la mesure de nos espérances.
Deux grandes expériences, deux amples enquêtes gouvernementales sont en cours et sont susceptibles, si les éducateurs intéressés savent y contribuer, de changer la figure désuète de notre enseignement: la scolarité prolongée, la réduction des horaires dans les écoles primaires.
A l'occasion de ces expériences, les éducateurs sentent la nécessité de briser les vieux cadres et de rénover des méthodes sur l'efficacité desquelles on commence à douter. Les éditeurs se réservent et se demandent quels livres ils vont lancer pour continuer au sein de ces expériences une technique qui leur a valu et qui leur vaut de beaux bénéfices.
Alors les camarades et les inspecteurs eux-mêmes se tournent vers nous. A défaut d'autres innovations, ils sentent que l'Imprimerie à l'Ecole, avec les échanges qu'elle permet d'organiser, est une des rares activités actuellement possibles et qui intéressent et instruisent les enfants. Ils ont raison. Mais l'Imprimerie à l'Ecole n'est pas tout et nous pensons que la technique Freinet, telle que nous l'avons aujourd'hui définie et mise au point, est susceptible de donner un sens nouveau aux expériences en cours.
Nous allons successivement étudier les possibilités que nos techniques offrent, dans les deux cas, aux cama­rades qui sont chargés d'appliquer des instructions que nous estimons larges et compréhensives.
Selon notre habitude, nous n'apportons pas une technique absolument prête pour tous les cas. Ce sont des possibilités nouvelles de travail que nous vous offrons, une façon plus efficiente de prévoir l'organisation de l’effort scolaire dans les divers cas. Il appartient aux camarades mêlés directement à l'expérience de travailler eux-mêmes, coopérativement, à la mise au point définitive de nos techniques dans leurs classes. Et dès aujourd'hui nous publierons  volontiers toutes les communications se rapportant soit à la scolarité prolongée, soit aux horaires réduits.
C'est de la confrontation de nos idées que doivent surgir les directives nouvelles que nous suggérons à tous les éducateurs et aux pouvoirs publics. La Coopérative de l'Enseignement Laïc et l'Imprimerie à l'Ecole, prati­quent depuis douze ans cette coopération effective. Nous mettons notre organisation, notre publication au service total de ceux qui veulent apporter leur pierre à l'oeuvre commune.
Il n'y a, à L'Educateur prolétarien, aucun credo, si ce n'est celui du dévouement coopératif au service de notre école populaire".      (L'Educateur prolétarien, octobre 1937 ; ouvr. cité, p. 277-278)
 
En 1939, la progression se fait par le passage du stade de la fédération des coopératives artisanales au stade industriel, et à celui de l'organisation d'un réseau de diffusion pouvant répondre au marché national :
 
Lorsque l'édifice sera suffisamment avancé, à mesure qu'il avance d'ailleurs, la supériorité de nos techniques sur les méthodes traditionnelles s'imposera matériellement, non pas par leur nouveauté, mais par leur adapta­tion aux fins poursuivies et aux possibilités humaines de ceux qui les emploient, par leur mise en harmonie avec le processus général d'activité, pour la réalisation, en 1939, de l'Ecole 1939.
Les discours, les conférences, les articles, n'ont qu'une importance relative pour l'évolution et la diffusion de nos techniques.C'est là une affirmation quelque peu étonnante dans un monde où la propagande forcenée, orale, écrite, gra­phique ou lumineuse semble être la condition indispensable de tout succès et de toute innovation. Mais on sait bien que nous ne suivrons pas le courant, que, en toutes choses, nous essayons de voir clair et juste et, ici encore, nous innovons très sérieusement.
L'expérience nous a prouvé, et nous venons d'en tenter l'explication, que toute cette propagande factice et forcée ne nous apportait rien de sérieux ni de solide. Nous l'avons délibérément abandonnée pour entre réso­lument dans la seule voie du travail, de la réalisation et de l'organisation.
Croyez-vous qu'une propagande systématique en faveur du dictionnaire C.E.L. aurait créé ce puissant courant qui existe actuellement dans le personnel en faveur de cette réalisation ? Cent articles favorables dans la presse corporative auraient été lus par des milliers d'instituteurs qui ne s'y seraient pas arrêtés davantage qu'aux autres articles. Mais le spectacle de plus de cent instituteurs travaillant avec enthousiasme à la réali­sation du Dictionnaire, c'est une chose si étonnante en notre siècle que ça se dit, ça se sait: cela intrigue. Et autour de chacun d'eux s'organise automatiquement la propagande qui prépare la diffusion.
Il suffit de s'organiser pour profiter de ces dispositions favorables de curiosité et d'intérêt.
Nous essayions de lancer, par des appels et des articles, notre Guilde de la Bibliothèque de Travail. Sans suc­cès. Nous avons trouvé le joint pour animer et activer plusieurs centaines de camarades qui travaillent effecti­vement à la préparation et à la mise au point de ces brochures. Cela se dit. Cela se sait. Et la diffusion de nos nouveautés se fait alors d'une façon profonde, avec ferveur, comme on se penche presque religieusement, dans nos villages, sur ces travaux d'autrefois, faits d'intelligence, de patience et d'efforts, honnêtes et com­plets, expression d'une vie et d'une âme.
Notre fichier! Tant que nous nous contentions de dire, de crier, d'écrire: "Réalisez un fichier dans votre classe! " nos appels restaient sans écho. Maintenant que des centaines, bientôt des milliers d'éducateurs, tra­vaillent à ce fichier, lorsque nous aurons une classification et un index qui mettront ces outils vraiment à la portée de tout le monde, alors la diffusion ira croissant.
Nous ne voulons pas dire cependant que ces réalisations se suffisent à elles-mêmes, qu'il est inutile de les faire connaître. Il faut les faire connaître par des procédés nouveaux qui ne suscitent point, chez nos cama­rades, cette défiance naturelle de la nouveauté servie par la propagande.
Commencez toujours par le travail et la réalisation. Là est l'essentiel. Vous ne risquez pas de convaincre et d'attirer à nous de nombreux camarades si vous n'avez pas été suffisamment pris vous-mêmes au point de vous intégrer dans notre Coopérative de Travail. Réalisez d'abord, et montrez ensuite ce que vous avez réali­sé, sans fard, sans paroles inutiles, sans tape à 1'oeil.
Ne jamais tromper aucun camarade, ne point lui promettre plus que nous allons lui donner, éviter soigneuse­ment de susciter de faux enthousiasmes dont les chocs en retour sont désastreux, dire honnêtement, sincère­ment, ce que nous réalisons, ce que nous faisons, ce que nous espérons faire, c'est créer là des fondements indestructibles de notre mouvement pédagogiques.
C'est pourquoi nous nous organisons sans cesse pour le travail; pour la réalisation, pour l'aide permanente aux éducateurs qui cherchent et produisent, et que nous abandonnons presque totalement les formes habi­tuelles de propagande d'édition. Et nous continuerons dans ce sens.
Nous avons notamment mis au point, à Grenoble, l'organisation de nos filiales départementales qui ne sont point de vulgaires représentantes de la C.E.L. dans les départements, mais des cellules de travail qui, comme toutes les cellules, tendent forcément à proliférer et à s'étendre.
Nous allons créer un organisme commercial suffisamment souple pour permettre l'approvisionnement en maté­riel aux meilleures conditions et, dès la rentrée prochaine, tous les groupes départementaux bénéficieront de conditions tout à fait exceptionnelles.
Nos méthodes de travail coopératif, elles aussi, seront de plus en plus axées sur l'effort à la base des éduca­teurs qui peuvent se voir, se réunir, discuter. Il n'y a point chez nous une centrale qui produit et diffuse. C'est de la base coopérative que viennent la lumière et l'effort. Et c'est là, croyons-nous, une suffisante nouveauté aussi.
Ces filiales organiseront en même temps la diffusion et la propagande, mais sous cette nouvelle forme prati­que et matérielle: visites d'écoles, expositions, démonstrations, co-revue départementale réalisée par la colla­boration de toutes les écoles travaillant à l'Imprimerie, préparation de brochures locales, etc.
La parole et l'écrit font illusion à ceux mêmes qui les utilisent. On a écrit un bel article d'éducation nou­velle et on s'étonne de ne sentir aucune résonance; on a fait une belle conférence, et on n'en parle point. Les choses sont ainsi et c'est peut-être heureux: signe qu'on se défie enfin de ce moyen facile de piper l'intérêt de gens".
 
(L'Educateur prolétarien, 15 mai 1938 ; ouvr. cité, p. 214-215)
 
LA COOPERATION INTERNATIONALE
 
L'action coopérative prend une dimension européenne chez Freinet, non seulement à cause des relations privi­légiées avec les républicains espagnols, mais aussi du fait d’une liaison très étroite avec le mouvement belge :
 
A NOS AMIS BELGES
 
"Le nouveau plan d'études belge, dont nous avons dit l'an dernier les heureuses innovations, a naturellement fait faire aux techniques nouvelles un grand pas en avant. Et l'Imprimerie à l'Ecole est, parmi ces techniques, celle peut-être qui a le plus bénéficié des dispositions nouvelles.
Depuis un an notamment, il y a chez nos voisins un puissant courant vers nos techniques, un courant trop puissant peut-être qui a débordé quelque peu nos initiatives et risque d'aller dans des directions qui ne sont pas favorables à l'éducation nouvelle libératrice que nous poursuivrons.
Il nous faut regarder les problèmes en face, courageusement, si nous voulons trouver les solutions qui s'im­posent (...)
Cette besogne ne sera jamais terminée puisqu'elle restera, en grande partie, une besogne d'adaptation perma­nente ; elle ne peut pas être le fait d'un seul homme, si génial soit-il. Elle doit résulter de la collaboration nécessaire de tous les éducateurs directement intéressés à la besogne entreprise.
Nous organisons cette collaboration; nous constituons les équipes qui mettent debout les nouvelles cathédrales. Quiconque désire travailler à la libération pédagogique de l'enfant peut et doit être des nôtres; et comme ils sont rares, les pédagogues, les éducateurs, qui osent aujourd'hui soutenir l'insoutenable thèse de l'éducation autoritaire et formatrice au service d'un régime et d'un Etat, comme les visées les plus intéressées elles-mêmes se masquent volontiers sous des protestations libérales, nous pouvons dire que tous les éducateurs progressistes seront un jour les adeptes du puissant mouvement de rénovation et d'adaptation dont nous avons été les hardis ouvriers (...)
Nous avons toujours affirmé que nous étions constitués pour oeuvrer pédagogiquement, et non pour faire des affaires. Si, dans notre marche en avant, nous sommes contraints, par la carence de ceux qui devraient nous aider si le progrès pédagogique était vraiment leur devise et leur but; si nous sommes contraints de réaliser nous-mêmes le matériel qui nous est indispensable, nous faisons face de notre mieux à cette nécessité. Mais le jour où nous trouverons une firme ou une organisation susceptible d'oeuvrer techniquement selon les directives de notre mouvement pédagogique nous serons toujours heureux de nous décharger des soucis commerciaux.
Nous avons fait maintes fois, dans ce sens, des offres à des maisons d'édition et à des organisations syndi­cales, sans succès il est vrai.
Nous disons ceci pour bien montrer le sens de notre mouvement; ce n'est pas parce que des camarades montreront leur presse, ou s'organiseront même pour construire un matériel qu'ils croiraient mieux adaptés à leurs besoins, qu'ils n'auraient pas dans notre groupement les mêmes droits que leurs camarades moins entre­prenants.
Au contraire, nous disons toujours à nos camarades; Si vous pouvez trouver du papier à imprimer sur place, de façon à éviter les frais de port, profitez-en. Si vous trouvez des occasions de caractères, ne les laissez pas échapper, et tâchez même d'en faire bénéficier vos camarades. Mieux; si vous voyez des améliorations pos­sibles à notre matériel, si vous connaissez des commerçants qui vous font de meilleures conditions que celles dont nous disposons, faites-les nous connaître afin que, en commun, par la collaboration permanente de tous les camarades, nous arrivions à satisfaire au mieux tous les intérêts.
Si nous partons d'un tel point de vue, si donc est possible la participation à notre mouvement de tout parti­san de l'école nouvelle populaire, il n'y a pas de schisme possible; il faut que nous travaillions tous en colla­boration.
On ne comprendrait pas en France que des instituteurs forment un nouveau groupement qui, rompant avec nous sous des prétextes plus ou moins avouables et futiles, se remettraient à refaire ce que nous avons déjà fait, à trébucher là où nous avons tâtonné, qui hésiterait à profiter de notre collaboration, alors qu'il est si facile et si simple de travailler au sein de notre coopérative qui ne pose, à l'entrée, aucune condition idéolo­gique ou spirituelle.
Des instituteurs, des professeurs, se joignent maintenant à notre mouvement. Nous les avons accueillis frater­nellement en leur offrant généreusement tous les avantages de notre technique, de notre coopérative et de nos réalisations. Avons-nous mis le moindre obstacle à leur adhésion ? Leur avons-nous demandé de croire ce que nous pensons ou de suivre des éducateurs à qui ne sont pas posés les mêmes problèmes ? Nous leur avons dit au contraire; Ce n'est pas nous qui connaissons nos besoins, mais vous-mêmes ; ce n'est pas nous qui pouvons vous donner les directives pour les réalisations coopératives dont vous avez besoin. Organisez-vous, travaillez au sein de la coopérative pour adapter nos techniques à vos classes. Nous vous aiderons sans réserve. Et même au point de vue confessionnel, au point de vue social et politique, avons-nous imposé nos idées ? Ce serait contraire aux statuts mêmes de la coopérative et contraire aussi aux buts que nous nous assignons. Certes le problème confessionnel à l'école ne se pose pas en France de la même façon presque décisive qu'en Belgique et, en général, les écoles confessionnelles sont tellement retardataires qu'il ne leur vient pas à l'idée de se joindre à notre mouvement.
(...) Il est vrai cependant que nous sommes antifascistes, que nous sommes Front Populaire, que nous soute­nons l'Espagne républicaine luttant désespérément contre le fascisme franquiste et international, que nous sommes pour la République contre les partisans d'un régime totalitaire et fort, que nous vantons l'U.R.S.S. à l'occasion et maudissons l'Allemagne hitlérienne et l'Italie mussolinienne (...)
 
LA PHASE THEORIQUE INACHEVEE
 
Avec la guerre de 1939 et l'arrestation de Freinet par la police française (il était sur la liste noire des quel­que deux cents militants ou personnalités considérés comme "subversifs" et internés préventivement par les Français, avant d'être livrés aux Allemands; Freinet dut à son état de grand malade, ancien "gazé" de 1914­1918, et à l'intervention de Langevin, d'être transféré dans un hôpital, puis d'être libéré, c'est-à-dire placé en résidence surveillée: il s'en libéra en prenant le maquis, et en devenant chef du maquis FT.P. du Briançon­nais) puis avec son action dans la Résistance, une dernière phase de la pensée coopérative de Freinet reste à compléter: la phase théorique, marquée par cinq ouvrages fondamentaux: L'Education du travail {écrit au maquis, à Vallouise, en 1942-1943, 1ere éd. Ophrys, Gap, 1949, rééd. revue et augmentée, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1970 ; Les Dits de Mathieu (articles publiés de 1949 à 1952, et réunis en volumes chez Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1952) ; Essai de Psychologie sensible appliqué à l'éducation { 1 ére éd. Ophrys, 1950 ; 2e éd. Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1966 ; 3e 00. en 2 tomes, Neuchâtel, 1968 et 1971) ; Méthode naturelle {3 volumes, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1968-1969-1970) et Pour l'école du peuple {Paris, Maspero, 1969). Les deux derniers ouvrages sont posthumes, et publiés par les soins d'Elise Freinet. Malgré l'abondance de cette production, l'élaboration théorique de la pensée de Freinet doit être poursuivie et elle l'est collectivement par le mouvement qu'il a fondé, l'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne (I.C.E.M., association régie par la loi de 1901 et créée en 1950). En 1968, au Congrès de Pau, l'I.C.E.M. adoptait la "Charte de l'Ecole Moderne", en dix points dont huit (points 3 à 10) essaient de préciser les tenants et abou­tissants de l'esprit coopératif. Les mots "coopération", "coopératif", "coopérative" sont des mots-clefs des points 6, 7, 9 et 10 ; ils sont remplacés, dans le point 3, par les syntagmes "révolution sociale... lutter socia­lement et politiquement aux côtés des travailleurs... recherche du bonheur, de la culture et de la paix" ; dans le point 4, par les expressions "travail créateur, librement choisi et pris en charge par le groupe... le travail et la responsabilité... intégrée au milieu social et culturel" ; dans le point 5, par l'expression, chère à Freinet, de "milieu aidant" ; enfin, dans le point 8, par les mots "relations de sympathie et de collaboration avec toutes les organisations oeuvrant dans le même sens. "II vaut la peine de citer ces 8 points de la "Charte", même si, du point de vue de l'élaboration théorique, ils ne sont qu'une ébauche :
 
Nous rejetons l'illusion d'une éducation qui se suffirait à elle-même hors des grands courants sociaux et poli­tiques qui la conditionnent.
 
L'éducation est un élément mais n'est qu'un élément d'une révolution sociale indispensable. Le contexte social et politique, les conditions de travail et de vie des parents comme des enfants influencent d'une façon déci­sive la formation des jeunes générations.
Nous devons montrer aux éducateurs, aux parents et à tous les amis de l'école, la nécessité de lutter sociale­ment et politiquement aux côtés des travailleurs pour que J'enseignement laïc puisse remplir son éminente fonction éducatrice. Dans cet esprit, chacun de nos adhérents agira conformément à ses préférences idéolo­giques, philosophiques et politiques pour que des exigences de l'éducation s'intègrent dans le vaste effort des hommes à la recherche du bonheur, de la culture et de la paix.
 
L'école de demain sera l'école du travail
 
Le travail créateur, librement choisi et pris en charge par le groupe est le grand principe, le fondement même de l'éducation populaire. De lui découleront toutes les acquisitions et par lui s'affirmeront toutes les potentialités de l'enfant.
Par le travail et la responsabilité, l'école ainsi régénérée sera parfaitement intégrée au milieu social et culturel dont elle est aujourd'hui arbitrairement détachée.
 
L'école sera centrée sur l'enfant. C'est l'enfant qui avec notre aide, construit lui-même sa personnalité.
Il est difficile de connaître l'enfant, sa nature psychologique, ses tendances, ses élans pour fonder sur cette connaissance notre comportement éducatif; toutefois la pédagogie Freinet, axée sur la libre expression par les méthodes naturelles, en préparant un milieu aidant, un matériel et des techniques qui permettent une éduca­tion naturelle, vivante et culturelle, opère un véritable redressement psychologique et pédagogique.
 
La recherche expérimentale à la base est la condition première de notre effort de modernisation scolaire par la coopération
Il n'y a, à 1'1.C.E.M., ni catéchisme, ni dogme, ni système auxquels nous demandions à quiconque de sous­crire. Nous organisons, au contraire, à tous les échelons actifs de notre mouvement, la confrontation perma­nente des idées, des recherches et des expériences.
Nous animons notre mouvement sur les bases et selon les principes qui, à l'expérience, se sont révélés efficaces dans nos classes: travail constructif ennemi de tout verbiage, libre activité dans le cadre de la communauté, liberté pour l'individu de choisir son travail au sein de l'équipe, discipline entièrement consentie.
 
Les éducateurs de l'I.C.E.M. sont seuls responsables de l'orientation et de l'exploitation de leurs efforts coopé­ratifs.
 
Ce sont les nécessités du travail qui portent nos camarades aux postes de responsabilités à l'exclusion de toute autre considération.
Nous nous intéressons profondément à la vie de notre coopérative parce qu'elle est notre maison, notre chan­tier que nous devons nourrir de nos fonds, de notre effort, de notre pensée et que nous sommes prêts à défendre contre quiconque nuirait à nos intérêts communs.
 
Notre Mouvement de l'Ecole Moderne est soucieux d'entretenir des relations de sympathie et de collaboration avec toutes les organisations oeuvrant dans le même sens.
 
C'est avec le désir de servir au mieux l'école publique et de hâter la modernisation de l'enseignement qui reste notre but, que nous continuerons à proposer, en toute indépendance, une loyale et effective collaboration avec toutes les organisations laïques engagées dans le combat qui est le nôtre.
 
Nos relations avec l'Administration
 
Au sein des laboratoires que sont nos classes au travail, dans les centres de formation des maîtres, dans les stages départementaux ou nationaux, nous sommes prêts à apporter notre expérience à nos collègues pour la modernisation pédagogique.
Mais nous entendons garder, dans les conditions de simplicité de l'ouvrier au travail et qui connaît  ce travail, notre liberté d'aider, de servir, de critiquer, selon les exigences de l'action coopérative de notre mouvement.
 
La PEDAGOGIE FREINET est, par essence, internationale.
C'est sur le principe d'équipes coopératives de travail que nous tâchons de développer notre effort à l'échelle internationale. Notre internationalisme est, pour nous, plus « qu'une profession de foi, il est une nécessité de notre travail. Nous constituons sans autre propagande que celle de nos efforts enthousiastes, une Fédération Internationale des Mouvements d'Ecole Moderne (FIMEM) qui ne remplace pas les autres mouvements internationaux, mais qui agit sur le plan international comme 1'1.C.E.M. en France, pour que se développent les fraternités de tra­vail et de destin qui sauront aider profondément et efficacement toutes les oeuvres de paix".
 
En confrontant cette pratique à peine théorisée aux principes analysés par Henri Desroche dans le dernier chapitre de son ouvrage Le projet coopératif, on peut constater que, sur les "sept principes de base consti­tuant la véritable base rochdalienne" (Desroche, ouvrage cité, p. 388) , l'Ecole Moderne créée par Freinet retient les deux premiers principes "obligatoires" ( 1. Adhésion libre; 2. Contrôle démocratique), pratique le 3e sans y attacher une grande importance (3. Ristourne sur les transactions: la C.E.L. accorde 20% de remise sur ses produits à tous ses membres ayant souscrit à une part) , est foncièrement opposée au 4e, jugé trop "capitaliste" (4. "Intérêt limité au capital"), est fondamentalement critique à l'égard du premier "principe recommandé" soit parce qu'il est sous-entendu par l'idéologie ambiguë de la neutralité (5. Neutralité politique et religieuse) à laquelle elle substitue "l'opposition à tout endoctrinement", opposition reliée à "la nécessité de lutter socialement et politiquement aux côtés des travailleurs", mais en revanche, insiste sur les deux derniers principes recommandés (6. Vente au comptant; 7. Développement de l'éducation). Bref, on peut considérer que la C.E.L. et l'I.C.E.M. sont parfaitement conformes à l'esprit et à la lettre des principes rochdaliens, à condition qu'on n'entende pas, par "neutralité", l'impossible coexistence de la justice et de l'injustice, mais le refus de l'endoctrinement et du dogmatisme, et le respect profond de la conscience de chaque individu. Il semble clair que les coopérateurs de Rochdale n'étaient pas neutres en ce qui concerne "la guerre, le racisme et toutes les formes de discrimination et d'exploitation de l'homme" (voir à ce sujet: Desroche, ouvrage cité, p. 395-397 : "l'affiliation (... ) ne devrait être l'objet de restrictions qui ne sont pas naturelles ni d'aucune dis­crimination sociale, raciale ou religieuse". Par son opposition à la notion d'intérêt du capital, l'I.C.E.M.-C.E.L. veut aller plus loin, dans le sens coopératif, que le mouvement coopératif traditionnel; cependant, l'I.C.E.M.­ -C.E.L. a plutôt tranché (et mal tranché, à notre avis) que résolu, le problème de la réciprocité des échanges entre les coopérateurs et la coopérative: l'I.C.E.M. cherche à éliminer, dans la pratique, la notion de "droits d'auteur", sous-estimant ainsi, au profit de la production matérielle et de la distribution commerciale, la part de la production intellectuelle; certes, ce problème n'a jamais été bien résolu par aucun système; mais le développement même de l'I.C.E.M.-C.E.L. amènera tôt ou tard à prendre en considération l'importance du tra­vail des "intellectuels organiques", comme dirait Gramsci, et donc leurs droits (non seulement leurs devoirs) dans le développement de la coopérative. Certes, ces droits doivent être soigneusement distingués de la tradi­tionnelle notion de "droits d'auteur" reliée à la détermination d'un pourcentage sur les ventes: respecter cette habitude du pourcentage serait donner la priorité à la diffusion commerciale. Mais il semble nécessaire d'équi­librer "I'égoïsme de groupe" ou le souci de défendre les "intérêts communs" par un égal respect des efforts des individus et des militants, en évitant de faire un appel excessif à la "militance".
De toutes façons, parler de "théorie" ou de "doctrine coopérative" est peut-être problématique en soi, et, sur ce point, Freinet préfigure l'extrême prudence et l'humour de Desroche à l'égard des ambitions de la "pra­tique théorique", si cette dernière cherchait à définir rigoureusement une "doctrine coopérative". Freinet aurait sans doute souscrit à ce paragraphe introductif du développement sur "les doctrines coopératives", qui prépare la conclusion du Projet coopératif de Henri Desroche (ouvrage cité p. 399) :
"Ce minimum commun atteint ici dans une culture pratique, est-il possible d'en atteindre l'équivalent sur le plan d'une culture théorique ? C'est moins sûr et en un sens tant mieux. Car si les devoirs à pratiquer, mal­gré l'élasticité des conditions selon laquelle ils devraient l'être, impliquent dans leur minimum commun un déjà trop selon les uns, un encore pas assez selon les autres, combien plus redoutable serait une doctrine pro­mulguée ex cathedra avant d'être elle-même formulée et formalisée dans ses catéchismes. Il n'en est justement rien. Et les idéologies ou doctrines coopératives sont aussi diverses et bigarrées par rapport aux résolutions des congrès que les théologies ont pu ou pourront l'être par rapport aux promulgations des conciles".
 
 
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE (Complétant les indications précédentes).
 
Textes de C Freinet :
 
La coopération scolaire, L 'Imprimerie à l'école, mars 1932.
Vers l'avenir: pédagogie coopérative, L'Educateur prolétarien, mai 1932.
Le fichier scolaire coopératif, Brochures d'Education Nouvelle Populaire, no 5, février 1938, Cannes, 1938.
La coopération à l'Ecole Moderne, Brochures d'Education Nouvelle Populaire, no 22, Cannes, juin 1946. Conseils aux parents, Bibliothèque de l'Ecole Moderne, no 56 .57 -58, Cannes, C.E.L., 1948, p. 148-149. De la dynamique des groupes à la coopération scolaire et à l'autogestion, L'Educateur, no 11, 1er février 1965, p. 1-6.
L'éducation morale et civique, Bibliothèque de l'Ecole Moderne, no 5, Cannes, C.E.L., 1960.
Les plans de travail, Bibliothèque de \'Ecole Moderne, n° 13, Cannes, C.E.L., 1962.
Car Rogers et la pédagogie non-directive, L'Educateur technologique 2e degré, no 18, 15 juin 1966, p. 44. Conseils aux jeunes, Bibliothèque de l'Ecole Moderne, n° 54-55, Cannes, C.E.L., 1968, p. 79.
 
Textes d'Elise Freinet :
 
Naissance d'une pédagogie populaire, Paris, Maspero, 1968.
La part du maître, Bibliothèque de "Ecole Moderne, no 24, Cannes, C.E.L.
Freinet et la Coopération, Revue des Etudes Coopératives, no 153, 3e trimestre 1963.
 
Ouvrages collectifs :
 
La coopérative scolaire, Dossiers Pédagogiques, no 34-35, Cannes, C.E.L. Vers l'autogestion, Documents de l'I.C.E.M., Cannes, C.E.L.
Vers l'autogestion, Dossiers pédagogiques, numéros 110 et 111