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Enseignants et chercheurs

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Juillet 1978

Revue trimestrielle du Centre de Recherches et d’Echanges Universitaires techniques Freinet n°8 3ème trimestre 1978 édité par la CEL à Cannes

 
Roger Favry
 
Le congrès des Sciences de l'Education, les rapports de commissions vides ou incompréhensibles qui en sont sortis, m'ont remis en mémoire un article que j'avais écrit pour L'Educateur. C'était en 1966. Je n'ai rien à y changer. Le voici.
 
Généralement à la veille des rentrées scolaires on voit fleurir les articles issus de milieux "autorisés" et concer­nant tel ou tel aspect de la pédagogie. Chacun y va de ses considérations toutes altruistes et qui toutes por­tent sur le thème: "Mettons-nous au travail" avec la variante la plus connue: "Favorisons la collaboration des enseignants et des chercheurs".
Nous ne demandons pas mieux mais pour que cette collaboration ait des chances d'aboutir, il faut s'entendre sur un certain nombre de notions. Au moment d'établir une correspondance scolaire on fait en sorte d'obtenir deux groupes d'élèves "homogènes" ce qui implique l'accord sur un certain nombre de paramètres. Il en est de même pour la recherche pédagogique.
 
o La première notion sur laquelle il faudra tomber d'accord c'est la réhabilitation de l'autodidaxie.
On prend l'autodidacte pour un doux rêveur auquel on tire son chapeau mais dont il est entendu que rien de bon ne peut sortir sinon un syncrétisme de mauvais aloi ou une recherche ridiculement étroite. La vérifi­cation du savoir se fait à l'aide du diplôme: avoir un titre donne le droit de parler. N'en point posséder implique par voie de conséquence l'obligation de se taire. Et cela à l'époque où fleurissent les dissertations sur la recherche pluri-disciplinaire et l'éducation permanente !
Il s'agit au contraire comme cela se faisait autrefois de reconnaître au premier venu le droit de poser une question indiscrète. C'est la mise en question du spécialiste par le non-spécialiste.
o La seconde notion qui découle de la première est la réhabilitation d'une vulgarisation scientifique digne de ce nom. Or actuellement dans les sciences humaines, rares sont les travaux lisibles en bon français. La cohérence ne se partage pas: une oeuvre illisible a de fortes chances d'être une oeuvre inutile. Parce que ses chances de transmission sont nulles. C'est le cas en linguistique: "Une conséquence regrettable de ces abon­dances de nouveaux termes est que les linguistes américains et européens ne peuvent plus se comprendre directement mais ont besoin de passer par une véritable traduction. Il en est résulté un isolement des écoles qui se replient ainsi sur elles-mêmes" (8. Malmberg, Les nouvelles tendances de la linguistique, P.U.F., p. 250). Ce refus de la clarification à l'usage du lecteur moyen répond à une double postulation : l'idée que la science n'a pour but qu'elle-même (ce qui est déjà discutable), le refus de la contestation, car être contesté ou réfuté fait mal et que l'amour-propre et la vanité sont des moteurs très puissants de la recherche scienti­fique.
 
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o La troisième notion sur laquelle il faudra tomber d'accord est la reconsidération du terme même de recher­che. Dans toute activité, l'homme qui n'est qu'un exécutant souffre d'une blessure profonde et intolérable­. L'artisan est toujours en recherche, le jardinier aussi. C'est le terme même de "chercheurs" qui est maladroit !
 
L'acception est neuve et marque bien ce refus de l'autre, cette croyance au spécialiste qui infecte nos con­naissances: taisez-vous puisque j'en sais plus que vous, pliez-vous à ma volonté puisque vous ne pouvez pas comprendre; laissez-moi organiser votre monde et je serai votre maître. "La société a intérêt à comprendre que les individus socialement mal éduqués, sans être fous ou psychopathes, doivent 6tre placés dans des con­ditions où ils puissent être éduqués: il faut les envoyer à l'école apprendre, sans égard à leur âge, une occu­pation, se cultiver et devenir socialement utiles... (...) Une éducation et un apprentissage de ce genre pour­raient durer dix, quinze ans et plus. Si l'on ne réussissait pas à les intégrer dans la société, ils devraient 6tre définitivement éloignés et mis à même de gagner leur pain dans de vastes institutions agricoles et industrielles dont ils ne pourraient ~s s'échapper. Naturellement aucun être humain -criminel ou autre -ne pourrait être privé d'air, de soleil, de nourriture, d'exercice et autres facteurs physiologiques nécessaires aux meilleures conditions de vie. D'autre part, un travail actif, douze heures par jour, ne ferait de mal à personne. Evidem­ment, les individus ainsi mis à l'écart, pour être rééduqués, devraient être placés entre les mains de behavio­ristes!' (Watson, cité par P. Naville, La psychologie du comportement, "Idées" Gallimard, p. 205-206}.
 
Par cet extrait on voit que la démarche scientifique du doute méthodique est totalement abandonnée: blouse blanche dépouillée, le "chercheur" peut devenir le pire des autocrates. C'est la rançon d'une science qui d'un côté se prétend désintéressée et d'un autre aspire à la domination du monde, comme caste. Cet abandon du doute méthodique mène dans certaines revues scientifiques aux remarques méthodologiquement le moins soute­nables, aux mises en boîtes perfides, aux éreintements mesquins entre collègues, entre "chercheurs". Tel
 
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maître de faculté fait des jeux de mots sur une pédagogie dont manifestement il n'a pas compris les fonde­ments, tel autre simplifie une technique pour mieux l'abattre... Tant que les chercheurs n'étendront pas le doute méthodique à la dimension d'une technique de vie, rien de bon ne sortira de cette situation. Il ne s'agit pas ici de douter perpétuellement mais, aussitôt une affirmation importante posée, se demander si après tout d'autres positions ne sont pas possibles et en tirer certaines conséquences.
 
Jusqu'à présent recherche et pédagogie étaient des termes antinomiques. On exaltait les vertus dubon Lho­mond mais on se serait bien gardé de le faire le docteur pour le DE V I R IS, de même que l'Université française n'a reconnu qu'après une extrême mollesse les mérites de Freinet. Au contraire les chercheurs se pressent aujourd'hui autour de la pédagogie ; or cet intérêt est décuplé par le fait que ce sont tous d'i1nciens lycéens ou collégiens: on rentre dans le sanctuaire de son enfance. Ces chercheurs, pour la plupart, n'ont pas été de mauvais élèves. Leur discipline leur dit que l'école traditionnelle està abattre mais leur coeur est disposé aux accommodements: on le sent à lire certaines propositions concrètes. Il s'agit d'aménager l'école en fonc­tion de ce qu'on aurait souhaité enfant. Or précisément l'école ne se construit pas sur des souvenirs.
 
Concrètement, face à ces exigences, quel sera le rôle, quelle sera l'attitude de l'enseignant. Freinet répond : « Les chercheurs, les intellectuels ont découvert les sources mais s'il n'y a pas l'homme qui canalise l'eau vers chaque village, cette eau sera perdue et sans utilité; nous sommes ceux qui préparent les canalisations d'ame­née d'eau sans lesquelles, quelle que soit la splendeur des sources, les champs ne seront jamais irrigués. Qu'on ne s'y trompe pas, c'est la besogne la plus difficile",
 
On sait ce que représente cette "canalisation" : il ne s'agit pas de faire déferler à flots telle ou telle source, psychanalyse, non-directivité, dynamique de groupes, programmation, mathématique moderne, algèbre de Boole, ordinateurs, télévision scolaire, linguistique générale, sémiologie, etc. au gré des hommes, au gré des modes, au gré des vents, mais effectivement de "canaliser" c'est-à-dire d'apporter un ordre venu non de la logique mais des impératifs de la vie, de garder une doctrine qui soit à la fois moteur de notre action et hypothèse de notre travail, qui offre le doute méthodique et la confrontation permanente coopérative comme technique de vie. Alors enseignants et chercheurs pourront se rencontrer: les milieux seront "homogènes" et cette collabo­ration vers laquelle il faut tendre de toutes nos forces aura toutes les chances de réussir puisque les ensei­gnants seront reconnus comme chercheurs et que les chercheurs deviendront enfin des enseignants.
 
1968 est passé par là... mais rien n'a fondamentalement changé. Commentant le congrès qu'il a contribué à organiser, Gaston Mialaret donne dans L'Education ses premières impressions. Elles ne manquent pas de saveur :
"Actuellement beaucoup de jeunes éducateurs sont des rebouteux. Le problème est pour moi qu'il y a maintenant une nécessité a former des éducateurs sur le plan scientifique... A ces éducateurs préparés à leur fonc­tion, j’oppose donc les rebouteux qui, avec un certain sens, une certaine Intuition, arrivent... à faire ce qu'ils peuvent".
A l'allure où avance la "science" (d'après ce que j'ai pu en juger au congrès) , ces jeunes éducateurs seront formés scientifiquement dans quatre-vingt, peut-être cent ans. Par ailleurs il serait peut-être instructif de savoir dans quelles conditions les maîtres auxiliaires {variété intéressante des "rebouteux") sont recrutés, sans forma­tion professionnelle élémentaire, sans sécurité d'emploi, susceptibles d'être renvoyés n'importe quand, sans indemnité de licenciement... Mais ceci ce n'est pas du "scientifique", c'est du politique! Il n'en a guère été question au congrès...
 
"Combien compte-t-on de bons éducateurs qui n'ont jamais reçu de formation (sous-entendu, fort peu)... Nous diminuons le nombre des échecs lorsque les jeunes gens ont reçu une formation pédagogique adéquate... ".
On se demande pourquoi tant de jeunes collègues issus des Ecoles Normales et des C.P.R. (où en principe ils ont reçu une formation "adéquate") viennent aux stages Freinet en se plaignant amèrement de ne pas savoir tenir une classe, de ne pas savoir enseigner ou pire encore de s'ennuyer en enseignant... A un jeune chercheur qui s'étonnait un peu naïvement de l'âpreté avec laquelle nous réagissions dans ce congrès j'ai dû expliquer un peu ce que signifiaient nos stages, notamment pour les instituteurs sortis de l'E.N. Déformés par une pédagogie "scientifique" qui prétend que telle chose doit se faire de telle manière, ces enseignants ont perdu toute confiance en eux et l'aptitude élémentaire à réagir d'une manière neuve devant une situation neuve. Par ail­leurs on leur a tellement dit que s'ils étaient un peu plus fûtés ils deviendraient P.E.G.C. ! Il en résulte que ceux qui restent instituteurs se sentent frustrés. Le stage a pour but de leur rendre leur dignité. Mais ceci évidemment c'est un grand mot et puis, ce n'est pas un thème de recherche...
 
Depuis 68 beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. Les chercheurs en sont à peu près au même point. Pas les enseignants. Ceux-ci ont compris deux choses :
-La collaboration des chercheurs et des praticiens est indispensable mais si elle ne peut se faire, ce sont les chercheurs qui périront les premiers car il restera toujours du travail à faire pour les praticiens.
-Si les chercheurs ne sont pas capables d'orienter leurs recherches vers des secteurs réellement à court, moyen ou long terme, les praticiens devront inventer eux-mêmes les instruments théoriques dont ils ont besoin... Au reste ils le font déjà, avec plus ou moins de bonheur peut-être, mais ils le font.
 
D'aucuns trouveront ces propos bien sectaires... J'aimerai les atténuer mais ce que je vois et entends depuis quelques années dans les milieux universitaires m'incline à penser qu'il faut de temps à autre dire très nette­ment ce que l'on pense. C'est fait.
 
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(article publié dans L'Educateur- numéro 10 -février 1975)
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