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Juillet 1978
Revue trimestrielle du Centre de Recherches et d’Echanges Universitaires techniques Freinet n°8 3ème trimestre 1978 édité par la CEL à Cannes
Michel Barré
Nul ne conteste la nécessité de faire bénéficier l'éducation des acquisitions modernes des sciences, notamment des sciences humaines, mais les conceptions peuvent diverger quant au lien qui unit les éducateurs praticiens aux chercheurs scientifiques.
On peut concevoir la recherche comme un bureau d'études de type Industriel, où quelques spécialistes définissent et expérimentent des méthodes de travail que les travailleurs de la base n'auront plus qu'à appliquer. Les O.S. de l'industrie sont d'ailleurs loin d'accepter sans contestation ce type d'organisation scientifique du travail car, derrière une rigueur apparemment neutre, il existe des axiomes qui sont les finalités de l'action envisagées. Ce n'est pas par mépris de la science que de nombreux travailleurs récusent certaines conclusions des bureaux d'études mais parce qu'ils les accusent d'être un instrument au service de ceux qui détiennent le pouvoir.
Un argument supplémentaire vient écarter une telle conception de la recherche: les travailleurs de l'enseignement n'oeuvrent pas sur une matière inerte. La déontologie de l'éducation empêche de ramener les enseignants à une simple tâche d'exécution car la relation éducative ne peut se fonder que sur une responsabilité de l'éducateur face au jeune et à ses parents. Tout ce qui vient restreindre l'initiative responsable de l'éducateur retentit dangereusement sur la confiance des jeunes envers leurs aînés. On peut voir là l'une des sources du malaise actuel.
Il est malsain, nous pourrions même dire malhonnête, de suspecter d'irresponsabilité toute initiative des éducateurs et des éduqués. Est-il sérieux d'accoler couramment l'épithète de "sauvage", de "hasardeuse", à la moindre tentative alors que c'est la rigidité du système qui engendre la véritable irresponsabilité.
Le seul moyen de sauvegarder l'initiative de l'aventurisme, c'est de lui donner comme cadre une équipe de travail. Le recours au groupe devient à la fois une protection contre l'impulsivité désordonnée et contre le découragement. Il n'est pas d'autre moyen de concilier dynamisme et prudence que de favoriser la constitution d'équipes collectivement responsables. Le style de l'inspection individuelle, le renforcement du pouvoir des chefs d'établissement vont à l'encontre de ce principe, c'est pourquoi nous les condamnons.
Les chercheurs trouvent place dans ce travail d'équipe, au coeur et non au-dessus ; en effet, la hiérarchie ne peut tirer sa légitimité que du pouvoir politique. Au sein de l'équipe, chacun donne et reçoit : le chercheur apporte sa compétence, le praticien son expérience quotidienne. .
Ce travail d'équipe avec des enseignants à l'écoute des jeunes est pour les chercheurs le seul moyen d'être en prise directe avec une réalité qui, malgré ses constantes, évolue rapidement (croit-on qu'un enseignant ayant quitté sa classe en 1967 serait en prise sur le lycée d'aujourd'hui ?.
Le terrain de la pratique quotidienne est également le lieu de rencontre privilégié de spécialistes qu'isolent entre eux des secteurs de recherches, très étroits parce que très spécialisés, et qui risqueraient sans cette rencontre régulière de ne plus percevoir que quelques facettes du problème global de l'éducation.
Une telle collaboration ne peut se faire que sur la base d'un échange et rien ne rendrait les praticiens méfiants comme le sentiment de mépris dans lequel on tiendrait leur empirisme. Le seul fait qu'ils recherchent le contact est la meilleure preuve de leur volonté de ne pas s'enfermer sur leur pratique.
Il est normal que les chercheurs aient pour souci de rendre la pratique pédagogique plus scientifique mais leur ambition est-elle d'aider les "rebouteux" (1) à devenir des "médecins aux pieds nus" (2) ou de les pourchasser pour exercice illégal de l'innovation ?
(1) Le terme a été employé à la tribune du congrès par G. Mialaret pour caractériser la pédagogie qui doit faire place aux sciences de l'éducation, sorties des "bureaux d'études" de l'Université.
(2) C'est ainsi qu'en Chine Populaire on appelle les praticiens capables d'assurer les premiers soins médicaux dans les villages, sans posséder la formation complète des médecins.
Tout le problème de leur collaboration est là, car si les praticiens qui cherchent sont soucieux d'aller plus loin, ils ne rougissent pas d'un empirisme qui a fourni et continue de fournir à la pédagogie de ce siècle des apports indiscutables dans leur fécondité.
Malheureusement, au sein du congrès international de l'A.I.S.E., il ne semble pas que le dialogue ait pu encore s'engager, qu'une collaboration ait étéentreprise. Nous le regrettons et affirmons que nous sommes prêts.
En attendant, il nous faut face à la réalité éducative quotidienne, non seulement armés de notre empirisme de "rebouteux", mais aussi de tous nos outils et techniques, ainsi que de toute la problématique née de nos groupes coopératifs de travail.
(article publié dans L'EDUCATEUR - numéro 10 -février 1975)
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