Raccourci vers le contenu principal de la page

Pour l'autre université

Septembre 1978

Georges Lerbet

CREU Freinet n°8
3ème trimestre 1978
 
 
Jusqu'à une époque récente, les problèmes de pédagogie sont restés étrangers aux membres de l'enseignement supérieur. Il faut dire que ce désintérêt se comprenait dans une institution ayant de faibles effectifs généralement issus de milieux socio-culturels élevés. Avec de petits groupes d'étudiants ayant un langage dont le code était très élaboré, il n'y avait pas de grosses difficultés de communication. Aujourd'hui il en va tout autrement.
 
L'explosion démographique et l'heureuse démocratisation -toute relative cependant -ont fait de l'université le lieu d'un enseignement de masse. Malheureusement la réflexion et l'expérimentation pédagogiques n'ont pas suivi.
 
Aujourd'hui encore nous vivons sur le modèle de l'Université Traditionnelle et si des novateurs s'interrogent pour la modifier, ils n'envisagent tout au plus que de changer des contenus des disciplines: mettre plus de ceci et moins de cela. Ils essaient aussi de remplacer des examens par du contrôle continu, des certificats par des unités de valeurs etc. mais ils ne touchent pas à l'essentiel: le statut du savoir et la place du professeur. En effet, la caractéristique majeure de cette université est que tout ou presque tout y est centré sur le con­tenu du savoir dont le mode privilégié de transmission demeure, institutionnellement du moins, le verbe pro­fessoral. En d'autres termes, dans cette université, le professeur a pour tache essentielle d'apprendre ( 1) des connaissances à l'étudiant, en fait, de l'informer .
 
A côté de cela, autre chose est possible. On peut envisager l'autre Université, c'est-à-dire celle où l'on se centre sur l'étudiant et sur la facilitation de son apprentissage. Dans cet aspect, il ne s'agit plus de s'assurer que l'étudiant a été en contact avec des connaissances prédéterminées, plus ou moins uniformes et qu'il sera capable de restituer lors des examens ou des partiels mais de vérifier qu'il a développé des degrés de compé­tence. Cela revient à dire qu'il importe que l'étudiant apprenne à son compte avec le concours d'un professeur qui sait faciliter sa démarche, donc qui l'écoute et le conseille plus qu'il ne lui impose des connaissances, ce qui caractérise une authentique laïcité.
 
Pour ce faire, je suggère d'avoir recours à tout ce qui permet à l'étudiant de construire et de réaliser un pro­jet personnel, rigoureux et cohérent qui lui permette de rendre, avec méthode, plus intelligible son champ
d'interrogation. Dans cette perspective, la technique du mémoire me paraît constituer un outil privilégié mais je ne lui confère pas pour autant une valeur contemplative et exclusive. Autrement dit il me semblerait vain de réduire le contenu de cet article à une simple modification de technique didactique. En effet, au-delà de ce simple changement de pratiques, c'est d'un renversement de point de vue dont il s'agit. Un renversement de politique d'éducation qu'il ne faut pas chercher à amarrer à une idéologie quelconque. Au contraire,tout en évitant de tomber dans l'immobilisme des représentations toutes faites, je veux essayer de montrer qu'on peut faire "autre chose" de l'université à l'heure de l'apprentissage étalé sur toute la vie. Cet "autre chose" repose sur une conception différente du savoir pour que l'homme vive sa culture de façon plus responsable
 
QUEL SAVOIR ?
 
Se centrer sur l'étudiant a pour conséquence directe que le savoir dont il est ici question n'est plus considéré comme la simple connaissance extérieure dont on s'imprègne. Pour employer une terminologie anglo-saxonne, je dirai qu'il concerne autant le "I can" que le "I know", savoir faire que connaissance.
 
Par exemple, savoir des mathématiques ou savoir la littérature importe peu. Il n'est pas intéressant que celui qui apprend sache réciter quelque chose qui ne le concerne pas. Par contre, il importe qu'il sache mathéma­tiser, lire un texte de façon personnelle avec sa pensée et sa sensibilité qu'il sache "à son compte", comme on sait "à son compte" résoudre un problème qui se pose ou que l'on se pose. Les contenus ne sont que des EXEMPLES pour les mécanismes construits mis en oeuvre activement par chacun.
 
Cela équivaut à un savoir plus total, plus authentique aussi, une sorte de savoir être où la culture prend une acception qui dépasse la simple référence au connu offert ou au vécu socialisé dans un milieu, pour déboucher sur une sorte de prise de recul, d'abstraction construite à partir de sa propre expérience totale (humaine, scientifique, etc). Autrement dit, elle revient à connaître selon une méthodologie rigoureuse, à conceptualiser, processus qui permet de souligner le caractère essentiellement exemplaire du contenu de nos connaissances (2).
 
Pour qu'une telle culture féconde, enrichissante, s'actualise, il importe que l'université concoure directement à la construction personnelle de chacun.
 
A cet égard, la réalisation de productions originales comme la pratique de mémoire (3) le permet, paraît être la modalité la plus économique, aussi sa généralisation dans l’Université nouvelle peut-elle parfaitement convenir. En effet, écrire un livre de 150 à 300 pages révèle un niveau de maturité personnelle et intellectuelle et assure la société de l'atteinte d'un seuil de compétence. C'est que le travail dont on parle ici ne concerne pas le seul aspect narratif rendant compte d'une aptitude expressive mais implique une "armature" méthodologique et conceptuelle propre aux différentes disciplines envisagées. Dans cette perspective 1es connaissances, celles qui priment dans l'Université traditionnelle, prennent un caractère exemplaire, second donc par rapport à la construction active des méthodes et des concepts qui constituent les formes du dévelop­pement de chacun. Il en résulte chez l'étudiant un plus grand sentiment de complétude mais aussi davantage de sens du réel. Il suffit en effet, d'avoir soi-même fonctionné comme chercheur, d'avoir produit diplômes, thèses ou livres pour savoir combien la pratique de la recherche et la réalisation de productions exigent des efforts qui sont loin d'être toujours gratifiants (mais de ce fait sont maturants) et fournissent un savoir signi­ficatif qui contribue fortement au progrès de l'autonomie intellectuelle et affective de la personne.
Tout ce discours se résume donc par une évidence; ce que l'on sait a été appris activement.
 
LES GRANDES LIGNES DU CHANGEMENT
 
QUEL CURSUS ?
J'ai évoqué ci-dessus la notion de seuil de compétence. Il me semble que cette notion peut parfaitement
coïncider avec les cycles actuels de l'enseignement supérieur (ler, 2e et 3e cycles).
Cela revient à dire qu'après avoir signé un contrat sur un projet avec un enseignant, l'étudiant pourrait s'inscrire à l'Université pour le réaliser pendant un cycle.
 
QUELLE DUREE D'ETUDES ?
Cette conception de l'Université suppose que la durée des études soit variable et liée à la production des
mémoires. Dans ce système, il ne saurait donc y avoir d'année universitaire, ni de période d'examens, c'est-à­-dire que l'étudiant demanderait à soutenir chacun de ses mémoires quand il serait prêt.
 
QUELS ETUDIANTS ?
 
L'esprit de cette réforme nécessite une très grande ouverture à l'entrée de j'Université comme celle qui existe à Paris VIlle. En effet, l'expérience vécue ne doit pas être négligée au seul profit du baccalauréat.
Puisque l'étudiant se situe au centre des préoccupations de l'Université ce qui me paraît, somme toute, logique l'Université devrait donc l'aider à devenir compétent et responsable, autrement dit à favoriser l'extinction de la mentalité d'assisté. Pour contribuer à cela, il peut paraître sage d'envisager l'octroi de prêts personnels ouverts pour un cycle à tout étudiant inscrit. Ces prêts pourraient prendre la forme d'une sorte de symétrique de la retraite s'il semble normal que l'individu cotise pour ses vieux jours et emprunte pour se loger ou pour acheter une automobile, il n'est pas scandaleux d'envisager qu'il emprunte pour étudier et qu'il cotise ensuite à une mutuelle à des taux du salaire variables selon la durée des mensualités empruntées.
Il va de soi que cette mesure conduirait les étudiants à ne pas stagner dans des études irresponsables.
 
QUELS PROFESSEURS ?
 
Evidemment, il ne saurait y avoir de raison de changer le statut des enseignants, fonctionnaires de l'Etat, par rapport à leurs collègues de l'Université traditionnelle.
Cependant dans leurs obligations de service une différence majeure s'instaurerait en raison du temps éclaté c'est la définition du service à partir d'un effectif d'étudiants à diriger.
A priori, il paraît raisonnable qu'un enseignant puisse prendre en charge un maximum de trente étudiants dont le niveau s'échelonnerait entre le premier cycle et le diplôme d'études approfondies (première année du troisième cycle) inclus, les étudiants de thèse étant en surnombre pour les professeurs et Maître de Conférence qui n'ont plus de thèse à réaliser eux-mêmes.
Pratiquement cela signifie que chaque enseignant informerait, réunirait, organiserait des sessions thématiques, conseillerait ses étudiants et ceux de ses collègues de l'Université qui viendraient le solliciter sur des projets précis.
En bref, il s'agit d'un travail de réponse à la demande.
Cette substitution de l'effectif au temps implique de la part de l'enseignant une disponibilité certaine et une forte implication de la recherche à tous les niveaux de sa pratique.

 
D'un point de vue strictement administratif cela revient à supprimer la règle de l'obligation d'horaire hebdo­madaire et, très logiquement aussi, toute heure supplémentaire.
Cependant du même coup, compte tenu précisément de cette nécessaire implication de l'enseignant dans le processus de la recherche comme conseiller et à son propre compte, la prime de recherche devrait subir immédiatement un rattrapage  qui la fasse correspondre au taux prévu par les textes (soit 20ù  pour tous les enseignants) et s'améliorer comme le texte de 1957 le laissait supposer.
 
QUELLES INSTITUTIONS 7
Ce temps éclaté qui favorise la situation de l'étudiant au centre du processus de formation peut s'accompagner heureusement de l'éclatement de l'espace pour aboutir à cette Université extra muros dont H- Desroche (4) a interrogé l'éventualité.
Entendons par là que les étudiants inscrits dans leur formation par contrat avec un enseignant puissent se re­grouper en fonction de facilités géographiques. Le professeur se déplacerait (5) pour les rencontrer individuel­lement et/ou en sessions parce qu'il est plus simple et moins coûteux de déplacer une personne qu'une dizaine. En effet cette université ne saurait avoir d'aire d'activité étroitement définie. Il en résulte qu'elle disposerait tout au plus d'un secrétariat administratif regroupant les demandes d'inscriptions et organisant les premières rencontres avec les enseignants en vue de l'accord contractuel de formation. Ce secrétariat gérerait ensuite les parcours de scolarité (soutenances, diplômes etc.) et le personnel.
 
Par contre, il conviendrait d'étoffer le support logistique de chaque laboratoire autour duquel s'agrègerait chaque équipe pédagogique.
Il conviendrait d'étoffer les bibliothèques, d'assouplir le système du prêt, de développer le travail sur le ter­rain (stages, observation participante, etc.) pour favoriser la formation de chacun. Dans ce même esprit si des salles de travail, de réunion, des bureaux sont souhaitables on voit mal l'utilité des amphithéâtres. Hors cela, rien ne s'oppose à ce que cette Université fonctionne comme une autre avec ses conseils multiples conformé­ment à la Loi d'orientation. Je pense toutefois qu'aucune université ne devrait compter plus de 30 ensei­gnants et 900 étudiants. Cela permet à tout le monde de se connaître et évite le développement de l'anony­mat bureaucratisant.
 
Pour qu'elle jouisse des mêmes droits et prérogatives que l'Université traditionnelle, les diplômes qu'elle déli­vrerait ne sauraient être que des diplômes nationaux de stricte équivalence avec ceux délivrés autrement.
Comme les autres, ils le seraient sous le sceau des autorités compétentes. Ils mentionneraient la discipline mais aussi, en plus, le sujet du travail, le nom du Directeur et ceux des membres du jury de soutenance (6).
Cependant à la différence des autres étudiants qui, hors de l'Université, ne peuvent présenter qu'eux-mêmes et leurs diplômes lorsqu'ils en ont acquis, chaque étudiant reçu pourrait proposer à chaque personne auprès de qui il voudrait faire valoir sa compétence, ses productions dont, par ailleurs, un exemplaire figurerait obli­gatoirement dans la bibliothèque de l'Université, parce que toute production de cette nature doit pouvoir être soumise au jugement des pairs et répertoriée.
 
POUR CONCLURE
Cette autre Université ne correspond pas dans mon esprit, à un système qu'il convient de substituer à celui qui existe actuellement. Je pense plutôt qu'il faille la créer à côté avec des étudiants et des enseignants vo­lontaires pour la mettre en place.
L'idée-clé est que toute formation authentique se doit d'être originale donc individualisée.
Une pédagogie du projet, du dialogue et de la considération de celui qui se forme constitue le centre du sys­tème. Elle se fonde sur la fin du mythe d'un savoir exhaustif dont on s'imprègnerait, pour lui substituer l'idée que la compétence se construit et peut être validée par une dialectique expérience -production réflé­chie méthodiquement.
 
Enfin, il convient d'insister sur le fait que ce projet n'a rien d'utopique au moins en ce qu'il se révèle pra­ticable et pratiqué dans les sciences humaines.
 
Certains groupes de recherche-action comme ceux qui se créent dans des Universités canadiennes et dont on commence à susciter le développement en France sont, à cet égard, riches de promesses.
 
Georges LERBET
Professeur à l'Université de Clermont Il
Chargé de conférences à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
 
(1) On constate que le sens objectif du verbe apprendre constitue en réalité un abus de langage, puisque apprendre concerne le sujet qui apprend. Cet abus ne correspond, le plus souvent, qu'à la validation du modèle d'une éducation centrée sur le maitre qui parle, qui sait ce qu'il faut savoir et qui le fait savoir.
(2) Cette exemplarité semble être un caractère général de ce que nous mémorisons. Elle demeure seulement plus implicite dans ce que l'on nomme communément "Les connaissances de base".
(3) Mon expérience d’enseignant m'a prouvé que les étudiants étaient parfaitement aptes à produire un travail personnel dès la première année d’études supérieures. J’ajouterai qu avec un peu de bonne volonté et d'imagination, cela est aisé à mettre en oeuvre dans le secteur que je connais: les sciences humaines.
(4) quelques propositions pour un Institut International d'Etudes et de recherches- coopératives in Revue d'Etudes Coopéra­tives, numéro 185, troisième trimestre, 1976.
(5) Cela suppose une rubrique budgétaire importante : frais de déplacements.
(6) Il semble que chaque travail une fois déposé puisse être soutenu devant trois enseignants (dont le directeur) qui pour­raient le refuser (définitivement) , l'ajourner (une fois seulement) ou l'accepter (avec des mentions).
 
13