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Toujours surprise par la façon dont est reçu la phrase « on ne se moque pas » dans une classe ; parfois ça passe, parfois ça casse, mais la réception ne se fait pas à la légère.

Les vertus maléfiques du rire moqueur, tout le monde connaît.


Alors quel rire dans la classe ? Quel humour ?

Celui du professeur ?

Un lycéen qui cherchait ses mots pour interpréter le comportement d’un personnage romanesque, se lance finalement : « On dirait, on dirait…excusez moi, mais ce qu’il dit ressemble à une blague de prof.

- Tu veux dire quoi par là ?

- Ce personnage parle, parle, et il se met à rire tout seul de sa propre blague. »

Je ne garde aucun souvenir du texte commenté ; l’analogie, par contre, m’est bien restée en tête, aussi authentique que douloureuse. Le parallèle était très pertinent !

Autre témoignage d’un enfant de 6ème : « La prof est sympa, elle fait des blagues, on ne les comprend pas, mais on aime bien quand elle rit et ça nous fait rire, alors elle croit qu’on rit de sa blague. »


L’humour des élèves alors ?

Combien de fois ai-je demandé de répéter une phrase murmurée, parce que j'étais curieuse après les rires qu’elle avait suscités ? Combien de fois ai-je obtenu - avec soulagement - la réponse : « Non, rien. » ?

Et comme je suis soulagée, je n’insiste jamais.

La blague, trop éphémère, aurait perdu de son effet si on l’avait expliquée ? Euh… peut-être.

La blague trop transgressive a été censurée ? sûrement.

Et la règle s’est peut-être transformée en vernis bienséant : " On ne se moque pas... " ...ouvertement.


Il reste le fou-rire, cette maladie bénigne et contagieuse des fins de trimestre, qui peut contaminer le groupe, élève comme enseignant. A force de rire, on rit éventuellement avec quelqu’un, mais on ne rit plus de grand chose. Peu de point commun entre cette purge et l’humour.


Et pourtant rire ensemble dans la classe, qu'est-ce que c'est bon. C’est rare et ça ne dure jamais. C’est un privilège. Et un risque à prendre.

En novembre 2015 , un courrier du chef d’établissement appelle à participer au choix d’un nouveau nom pour la cité scolaire, en proposant d’emblée des critères. Il nous écrit : « Ce choix sera d’autant plus explicite si la personnalité retenue est reconnue pour son action en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes ou pour des actes de résistance habituellement (et abusivement) attribués aux seuls hommes.[…]

 

Olympes de Gouges, Geneviève de Gaulle-Antonioz, Rosa Parks, Sophie Scholl, Odette Roux, Malala Yousafzaï, Lucie Aubrac…la liste n’est pas exhaustive. »


C’est parti : le thème est proposé aux deux classes de BTS, première et deuxième années.

Un groupe d’étudiants de 1ère année se met d’emblée à débattre sur les raisons qui poussent à changer le nom d’un établissement, et les façons les plus appropriées de défendre la mixité dans un lycée à dominantes industrielle et scientifique : leur débat tourne autour de l’efficacité des symboles. Magnifique et édifiante discussion, mais très sérieuse, sans aucun rapport avec l’humour. On passe.


En deuxième année, les démarches sont différentes.

Des étudiants reconnaissent des noms familiers dans la liste proposée par le chef d’établissement et évoquent leurs souvenirs et les raisons pour lesquelles ils connaissent ces noms. D’autres noms leur sont inconnus : les recherches commencent spontanément sur les téléphones portables.


Ce sera un des ateliers : pour pouvoir choisir un nom, encore faut-il connaître un peu les personnes.

Des étudiants se chargent de réaliser de mini-biographies éclairantes sur le militantisme de ces dames.


D’autres s’intéressent aux points de suspension en fin de liste.

Proposer d’autres noms ? soit.

Ce sera un second atelier. Il faudra justifier les noms proposés par un argumentaire appuyé sur la biographie de la personne.


On se met au travail.

En fin de séance, des éléments biographiques sont collectés et la liste s’est étoffée de nouveaux noms féminins.

Marie Curie, Marina Ginestà, Simone Veil, Marie-Madeleine Fourcade, Hubertine Auclert, Marguerite Yourcenar, Emma Watson.


La plupart des noms sont apparus suite à une recherche par mots clés (femme, féminisme, militantisme….) Les étudiants ont plus rarement puisé dans leur propre mémoire et dans leurs propres références.

Ils ne se sont pas souciés du degré de renommée des personnes ainsi trouvées, puisqu’ils n’avaient pas d’outil pour l’évaluer. Pourtant, il est important de savoir si on donne au lycée le nom d’une personne mondialement célèbre, célèbre seulement en Vendée ou connue de sa seule famille. Cela peut constituer la prochaine étape dans l’approfondissement de la recherche documentaire.

Au début de la seconde séance, avant que les ateliers ne commencent, je projette au tableau l’avancée de leurs recherches et m’arrête sur le nom d’Hubertine Auclert, un nom que je découvrais à l'occasion, tout comme les étudiants.

« Hubertine Auclert, c’est un joli nom, ça sonne bien. Pour un peu, on dirait un personnage de roman, un personnage fictif. »

 

« Oh oui, on pourrait inventer une personne célèbre ! »

« C’est une idée intéressante. Si vous faisiez ça, ce serait un personnage faux, mais un vrai travail : inventer une biographie vraisemblable de femme militante, c’est difficile. »

« On pourra la joindre à la liste et l’envoyer au proviseur ? »

Ce n’est pas exactement l’atelier que j’avais prévu.

L’idée nous a fait beaucoup rire. Un rire jubilatoire. Chose étonnante, le rire a rebondi sans folie, sans dérapage. D’épisode en épisode , il nous a questionnés et remis au travail.

Trois étudiants ont inventé Su-Maï Le.

"Médecin Viet-Cong , elle soigne illégalement, et cela malgré son licenciement de l’hôpital, les Vietnamiens communistes dans des cliniques de fortune. Ses actes furent découverts entraînant sa condamnation à mort. Après la guerre, elle fut graciée par le gouvernement vietnamien avec l'appui des États-Unis pour acte d'humanité et défense de la paix."

Je les interroge sur ce choix du Vietnam. Pour le militantisme dans une époque troublée, et surtout pour une raison technique liée au canular.

Le patronyme « LE » semble extrêmement fréquent au Vietnam, un peu comme Dupont ou Durand ; cet aspect, ajouté à l’éloignement géographique, entravera les éventuelles recherches documentaires.


Ce qui a pris le plus de temps, c’est de rédiger correctement ces quelques lignes. Il a fallu travailler, à l’oreille, le récit sommaire d’un fait vraisemblable.

Qu’est-ce qui nous donne l’impression de la réalité ? est-ce que ce sont davantage les faits, les détails réalistes ou leur énonciation ?


Les ateliers s’achèvent dans les deux classes.

Le résultat du travail est projeté, après lecture des différentes biographies afin que chacun exprime un choix. Les étudiants de 1ère année ne sont pas au courant du canular ; ils choisissent massivement Emma Watson. Dix étudiants n’expriment aucune préférence.


Emma Watson : 11 étudiants

Su-Maï Le : 11 étudiants

Rosa Parks : 3 étudiants

Sophie Scholl : 2 étudiants

Malala Yousafzai : 2 étudiants

Olympe de Gouges : 1 étudiant

Lucie Aubrac : 1 étudiant

Simone Veil : 1 étudiant


Ce résultat, ainsi présenté à la direction, publie discrètement le canular. Notre travail est reçu très positivement, mais le chef d’établissement souhaite que le groupe propose un seul nom : lequel des deux premiers ?

La classe débat pour savoir s’il faut poursuivre le canular.

Problème : certains n'ont pas du tout envie de choisir Emma Watson, qui leur paraît, peut-être pas un canular, mais certainement une imposture. Pourquoi pas un lycée Poudlard pendant qu'on y est ?

Les questions sur l'humour reviennent : est-ce que ce qui nous a fait rire entre nous, fera rire en dehors de la classe ? est-ce que la tromperie reste drôle et non blessante après son dévoilement ?

Les risques de la confusion entre rire moqueur et rire transgressif sont largement interrogés dans le débat.

La classe vote la poursuite du canular, mais il faudra conserver la qualité de notre rire. Nous percevons nettement les risques : le canular nous fait vivre quelque chose de vrai.

Deux épisodes m’apprennent aujourd'hui que l’aventure tire à sa fin.

Plus de malaise que de jubilation, lorsque le chef d’établissement me redemande de vive voix un choix entre Emma Watson et Su Mai Le et m’explique la procédure de la décision à suivre avec les instances régionales et municipales.

Je lui réponds que pour nous l’essentiel était de participer et le travail réalisé en classe est plus important que la décision finale. Les étudiants de 1ère année, qui pensent qu’un nom de lycée est un symbole destiné à s’user, n’ont-ils pas raison ? Fin annoncée du canular.

Second épisode totalement imprévu.

Sombath, CPE dans le lycée, vient me voir : « On a parlé de ta classe en réunion de direction. C'est fou que les étudiants aient choisi une infirmière vietnamienne. …l’histoire qui ressurgit ici, dans ce lycée.... La violence, la guerre…les êtres humains sont doués pour se faire du mal, c'est pour ça que depuis tout petit, je ne veux pas m’intéresser à ça, je préfère les maths et la guitare….

 

Est-ce qu'elle est toujours vivante cette infirmière ?... Ha bon ? ....tu ne sais pas ?"

 

Sombath est vietnamien. Il a dû me trouver étonnamment peu bavarde aujourd’hui.

Au prochain cours, on regardera un épisode des Yes Men à Bhôpal, histoire de nous placer sous l’égide de grands maîtres en matière de canular.

http://www.dailymotion.com/video/xaa96f_les-yes-men-refont-le-monde-bhopal_tv

Puis on décide quelque chose, à donner à Sombath.


Marlène Pineau