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Pour une discipline fonctionnelle

Dans :  Techniques pédagogiques › organisation de la classe › 
Décembre 1940

Un Inspecteur Primaire, qui se dit notre ami, et dont nous apprécions la vaste érudition, les études et les réalisations, nous écrit :

« Que je vous suis donc reconnaissant de me faire le service de l’Educateur. Je le lis, vous le pensez bien, avec le plus vif intérêt — bien que ne partageant point votre manière de voir.

Au fond, j'estime que les techniques ne sont rien. Peu importe qu'on ait appris une chose d'une manière ou d'une autre quand on la sait bien. Ce qui compte plus que les recettes et les procédés, c’est le dynamisme de celui qui les applique. Vous ne réussissez que parce que vous avez la FOI ».

Nous défendrons dans un prochain article notre conception exactement opposée que notre foi ne saurait être l’effet de la grâce et qu’elle est au contraire l’aboutissement d’une meilleure organisation technique de notre classe et de notre travail.

Nous examinerons plus spécialement aujourd’hui les problèmes suscités par la deuxième partie de cette correspondance :

« J'ai vu de près l'autre jour, à l’occasion d'un C.A.P., une classe que venait de laisser un de vos militants bien connus. La candidate — une jeune normalienne — était littéralement la proie des enfants cependant peu nombreux (une douzaine), qui allaient et venaient, s'interpellant à haute voix, bondissant du poêle sur le rebord des fenêtres. A dix heures la candidate apporta son guide-chant : et vingt mains malpropres de tapoter en même temps sur le clavier. La pauvre normalienne en larmes abandonna ta partie...

J'ai eu beaucoup de peine à reprendre la classe en mains et je frémis en songeant à ce que j'ai dû faire. Et certes je ne recommencerai pas. L'après-midi, j'ai vu une autre classe qui a fonctionné à peu près dans les mêmes conditions ».

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Disons tout de suite qu’il ne s’agira point ici d’une polémique tendant à défendre des camarades qui se défendront bien eux-mêmes, ou plutôt qui n’ont pas à se défendre puisque les résultats incontestables obtenus dans les postes qu’ils viennent de quitter disent assez l’excellence de leur travail pédagogique, qu’on attribue cette excellence à leur dévouement et à leur foi ou bien aux techniques de travail dont ils sont les zélés propagandistes.

Mais Monsieur l’Inspecteur signale un fait — et nous lui en sommes reconnaissants : Dans des classes tenues avec aisance et succès par des instituteurs travaillant selon nos techniques, de jeunes normaliennes sont déroutées et en proie aux enfants.

Notre discipline serait-elle trop libérale ou nos débutantes ont-elles été impuissantes devant une organisation disciplinaire qui ne leur était pas familière ? A qui incombe la responsabilité de cet échec ? Que faire pour éviter semblable épreuve à tous les jeunes camarades dont nous voudrions tout particulièrement, on le sait faciliter la tâche, à qui nous désirerions surtout éviter des désillusions qui risquent d’influencer défavorablement toute une carrière et toute une vie.

Nous ne voudrions cependant pas qu’il fût conclu de ces observations que les faits signalés par notre correspondant ne se produisent que dans les écoles laissées par nos adhérents. Il faudrait, là, plus qu’une observation isolée, dans laquelle entrent certainement en ligne de compte des éléments déterminants dont nos adhérents ne sauraient porter la responsabilité.

Les cas de classes indisciplinées sont fréquents, hélas ! et nous verrons à quel point les conceptions philosophiques et pédagogiques concernant la discipline en sont les principales responsables.

J’ai personnellement succédé, en 1919, à un instituteur pourtant moins jeune que moi, qui était lui aussi, peut-être plus que la normalienne en question, la proie des enfants : encriers tirés sur le maître, ficelles tendues sur son passage le soir, arrogance et impolitesse inconcevables...

Moi aussi j’ai dû faire ce qui fait frémir notre correspondant. Mais la situation a été bien vite redressée.

J’ai eu une succession encore plus étonnante à mon arrivée à l’Ecole de Saint Paul en 1928 : mensonges, insultes, encriers jetés sur le maître, fuites par la fenêtre, batailles incessantes, incorrection sur toute la ligne malgré un système jésuitique apparemment bien ordonné de punitions et de récompenses.

Je frémis encore moi aussi à la pensée de ce que j’ai dû faire parfois pour réprimer des brutalités sans nom. Mais, dès les premiers jours, je supprimais la chaire, je m’orientais vers l’auto-discipline et j’introduisais l’imprimerie. Et quelque temps après, le curé lui-même me félicitait du redressement disciplinaire et moral obtenu.

Nous n’accusons jamais les personnalités, car nous rendons d’abord hommage au dévouement et aux efforts parfois touchants de ceux qui, dans les classes habituelles n’ont pas même la satisfaction de réussir.

Il nous faut voir les causes de ces échecs et de ces difficultés et étudier les solutions pédagogiques qui rendront impossibles un jour de telles défaites.

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Nos normaliens, nos jeunes, sont d’abord victimes d’une conception hybride de la discipline : ni autoritaire, ni libérale. On n’ose pas fonder la vie et l’activité sur les caractères vraiment dynamiques et humains des individus, on leur donne, en paroles, certaines libertés ; on les engage même à s’orienter, moralement, vers certaines formes supérieures de vie. Et, dès les premières velléités, on les arrête au nom de la discipline et du devoir.

Or, il n’y a que deux sortes de disciplines : la discipline autoritaire à laquelle doit se plier sans discussion celui qui y est soumis, et la discipline que nous appellerons fonctionnelle, parce qu’elle naît d’un équilibre entre les diverses individualités en présence qui collaborent en vue d’un but commun d’éducation. Nous n’appellerons point cette discipline libérale par opposition à la discipline autoritaire, car ce qui distingue l’une de l’autre ce n’est pas exclusivement la part plus ou moins grande de liberté, mais l’adaptation aux besoins intimes et permanents des individus.

Une discipline autoritaire n’exclut pas forcément d’ailleurs la liberté. Nous lui reprochons surtout de partir de l’extérieur, de l’adulte, qui impose ses conceptions et des formes traditionnelles de vie sans se soucier si elles servent ou nuisent aux individus, et donc à la communauté.

Mais nous voulons insister sur ce point : un compromis entre les deux disciplines n’est jamais qu’un pis-aller.

La discipline autoritaire est, de son point de vue, certainement efficace, superficiellement du moins. Si on en avait enseigné la pratique à notre jeune normalienne, elle aurait connu les moyens aptes à mettre au pas sa petite troupe. Et les examinateurs n’auraient pas eu à réagir.

Mais non : on lui a, au contraire, fait de belles leçons sur l’inutilité et le danger des châtiments corporels et des punitions trop radicales. On lui a parlé de confiance en l’enfant, de bonté, d’humanité, de liberté bien réglée... Balivernes que tout cela. L’enfant veut se réaliser, il veut agir..., ou bien vous êtes assez fort, physiquement et moralement parlant, pour contenir ses velléités jugées dangereuses, ou bien vous l'aidez à se réaliser et à agir... sans mots inutiles.

Dans les deux cas vous avez discipline. Entre les deux, vous ne trouverez que désordre, impuissance et découragement.

Et c’est sur ce point que nous devons insister.

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La pédagogie, non seulement scolaire mais familiale aussi, en est actuellement à un tournant. Instinctivement, on abandonne progressivement la discipline autoritaire. C’est un fait. L’Instituteur, le Père de famille, n’osent plus affirmer cette puissance despotique qui les caractérisait au début du siècle. Nous nous contentons pour aujourd’hui de cette constatation, remettant à plus tard si nécessaire la justification de cette évolution.

Mais est-on parvenu à la discipline fonctionnelle dont nous parlions ? Loin de là. Ce qu’on pratique aujourd’hui, c’est un mélange parfois dangereux d’autoritarisme, de camaraderie et de liberté. On sent les dangers de cette liberté qui n’a pas toujours de but et on réagit en montrant son « autorité » et parfois sa force. Et dans les classes, dans les familles, où l’adulte n’a pas su « garder son autorité », c’est l’anarchie et presque toujours, hélas ! une déplorable éducation, bien plus déplorable certainement que l’ancienne autocratie qui, elle au moins, était simple à pratiquer, même par les plus incompétents.

La jeune normalienne en question n’a pas su montrer son « autorité ». Elle a été victime du verbiage scolastique et philosophique. Elle n’a eu dans sa classe ni liberté ni autorité, mais désordre et impuissance.

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Que faire alors ? Que proposer aux écoles normales, que proposer aux nombreux jeunes qui’ sont aujourd’hui, brusquement, et souvent sans préparation, « en proie aux enfants » ?

Nous n’en sommes point pour ces conseils gratuits qu’on suit plus ou moins fidèlement, comme les remèdes archaïques de bonne femme, sans les sentir ni les comprendre. Une ligne d’action reposante et efficiente pour la conduite de la vie nécessite d’abord une vision claire des motifs et des buts de nos actions. Voir clair. Non pas pour agir toujours d’une façon idéalement juste mais pour avoir conscience de ses faiblesses, de ses erreurs, de ses réussites aussi. Car quiconque possède cette claire conscience, quiconque ne s’illusionne, pas et n’essaie pas — par des raisonnements spécieux — de faire illusion sur la portée de ses actes, a franchi une étape décisive tant au point de vue individuel que social. Cette prise de conscience prépare puissamment la moralité, la loyauté, la droiture, l’efficience et l'équilibre.

Nous n’essayerons pas de remonter le courant. Nous sommes contre l’autoritarisme scolaire et familial qui a bien fait son temps et dont nul aujourd’hui n'ose se réclamer.

Nous tendons à supprimer jusqu’au mot de discipline pour accéder à l’organisation du travail et de la vie au sein de la communauté sous ce signe de l'équilibre.

Vous avez besoin de discipline parce que vous voulez faire faire aux enfants des besognes qu'ils n’aiment point, pour lesquelles ils ont parfois même une profonde aversion. Si l’individu ne se sent point, poussé vers cette activité, il ne vous reste qu’une ressource : l’y contraindre. Et c’est la discipline : châtiments corporels, punitions, récompenses, classement, émulation, flatterie ou leurs formes atténuées : recherche d’un enseignement attrayant, place démesurée accordée au jeu, organisation d’une société scolaire, qui substitue son autorité à l’autorité volontairement défaillante.

Vu du dehors, ces solutions semblent parfois acceptables et suffisantes. Mais si l’on descend au fond des personnalités, si l’on scrute ses propres souvenirs, quels ravages !

Nous avons constaté par contre que lorsque les individus sont occupés à des besognes qui les passionnent, qui les prennent tout entiers, alors cessent toutes ces considérations mineures que l’école maladroite a placées bien souvent au premier rang : il y a du silence, il y a de l’ordre, il y a de l’effort et de la compréhension, il y a de l’humanité et de la moralité.

Le travail est le père de toutes les vertus… disait une de ces maximes dont notre génération a fait un si large usage. Mais il faut comprendre ce que signifie travail.

Si vos écoliers n’aiment pas la rédaction, si le calcul les excède, si l’histoire et la géographie n’ont pour eux aucun attrait, évitez de mettre ces tares sur le compte exclusif de leurs déficiences. Pensez que nous, adultes, tenons en la même aversion nombre de besognes et qu’on ne nous y contraint pas facilement. Mais que, par contre, si un travail nous intéresse et nous passionne, aucun effort alors ne nous coûte.

L’enfant a encore, plus neuves et plus vigoureuses que nous, ces possibilités d’activité, d’enthousiasme, de don de soi et même de sacrifice. Seulement, il faut trouver ce qui l’intéresse et l’enthousiasme. Là est la tâche à laquelle nous nous sommes donnés, avec un succès dont nous pouvons bien avoir quelque fierté.

Dites à l’enfant d’abord de raconter verbalement ou par écrit, ce qui l’agite profondément. Vous verrez s'il sait rédiger et s’il écoute lorsqu’on lit. Editez un journal, ayez des correspondants, et vous verrez également si on rechignera à imprimer et à lire. Remplacez par l’étude vivante et socialement utile, par l’expérience effective tout le verbiage qui encombre les manuels, laissez les enfants préparer des conférences et aidez-les en mettant à leur disposition fichier et Bibliothèque de travail ; organisez des travaux hors de l’école, mettez les manuels à graver ou à modeler, les artistes à peindre, les lyriques à faire du théâtre... Vous comprendrez alors ce que signifie cette discipline fonctionnelle dont nous parlons. Vous verrez que, lorsque l’appétit de travail est satisfait, la discipline se réduit à bien peu de choses, que presque toujours nos interventions sont motivées par une imperfection technique de notre organisation scolaire, et que la discipline sera de plus en plus facilitée à mesure que nous permettrons davantage aux enfants de travailler comme ils le désirent.

Le maître cesse alors d’être l’autorité disciplinaire. 11 est l’élément organisateur de l’activité scolaire et on s’adresse à lui techniquement comme tel. Le travail unit toujours, pousse à la fraternité et à l’amitié et ce sont ces sentiments qui tendent à dominer dans les rapports nouveaux entre éducateurs et éduqués.

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Or, supposez un chantier suffisamment différencié où une douzaine d’adultes ont trouvé dans une large mesure le travail qui leur plait et qui a suscité une atmosphère organisée et harmonieuse.

Que brusquement intervienne un directeur qui dise : les activités auxquelles vous vous livriez ne sont plus aujourd’hui possibles. Vous allez prendre des livres, étudier des leçons, écouter mes exposés. Il le faut... Mais je tâcherai de vous rendre la besogne facile ; je vous donnerai des manuels bien illustrés, avec de belles histoires, je vous ferai faire des problèmes gradués et intéressants... je vous apporterai même mon guide-chant avec lequel vous apprendrez la musique.

Il y aurait un instant de surprise, où se mêlerait plus ou moins agréablement le regret de ce qu’on perd et la curiosité pour ce qu’on vous promet... Mais cela ne durerait pas longtemps. Les adultes ne supporteraient pas un tel changement dans leur mode de vie. Ils exigeraient de revenir à leur travail ou bien ils quitteraient le chantier pour aller chercher ailleurs l’activité dont ils ont besoin.

Et c’est l’aventure qui est arrivée à notre normalienne. La réaction des enfants est naturelle et inévitable. Elle ne pouvait être calmée que de deux façons : avec l’autorité dont a fait montre Monsieur l’Inspecteur ou par le retour aux activités fonctionnelles que l’instituteur incriminé avait introduites dans sa classe.

Inutile de dire que, à tous points de vue, nous recommandons la seconde solution, la seule pédagogique, la seule humaine, la seule efficiente. Et nous souhaitons que la préparation des jeunes éducateurs dans les Ecoles Normales continue à s’imprégner de ces principes conformes tout à la fois à nos besoins actuels, aux conceptions modernes de la pédagogie et de la psychologie ainsi qu’aux idées généreuses de la démocratie sociale.

Cela ne signifie point que, même avec nos techniques, un débutant atteigne ainsi, d’emblée, à l’idéal. Et nous ne vous promettons pas dans votre classe au travail la disparition totale de toutes les crises individuelles et sociales contre lesquelles vous aurez à réagir.

Il y a les mauvaises habitudes antérieures, parfois presque indéracinables, ii y a la famille souvent aujourd’hui beaucoup trop débonnaire et qui, à l’opposé de l’automatisme d’autrefois, flatte tous les mauvais instincts des enfants, il y a les déficiences personnelles de certains individus, la nervosité, l’impuissance à fixer son attention, la maladresse...

Un jour peut-être, l’école sera organisée pour lutter comme il convient contre ces déficiences. Pour l’instant, elles compliquent bien souvent notre tâche. Or, nous ne vous exposons pas un système disciplinaire, mais un système de travail. Nous ne sommes pas, verbeusement, pour la liberté, pour l’autonomie, pour le respect de la dignité....

Nous proposons, pour votre conduite journalière, une formule qui nous réussit : Il ne doit y avoir à l’école aucune exploitation, aucune brimade inutile. Nous devons nous ingénier tous à organiser au mieux le travail dont nous sentous la nécessité. L’adulte ne doit pas brimer, mais il n’y a aucune raison non plus pour qu’il soit brimé ; les forts ne doivent pas faire la loi, les déséquilibrés ne doivent pas gêner outre mesure la collectivité. L’adulte, l’éducateur doit sauvegarder sa dignité, au même titre que chaque individu. Il y a des faits qu’on ne tolère pas sans danger. Si la jeune normalienne avait osé, si elle avait su défendre sa dignité, Monsieur l’Inspecteur n’aurait certainement pas eu à intervenir.

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Comme on le voit, nous ne nous plaçons pas exclusivement dans l’idéal ; et nous regrettons au contraire qu’on laisse supposer aux jeunes que la discipline s’obtient ainsi par des mots ou des velléités.

Il n’y a pas de discipline scolaire. Il y a le travail que nous devons œuvrer à rendre de plus en plus possible, efficient, intéressant, passionnant, et dont les conséquences sont souveraines. Nous y puiserons la joie qui illuminera nos efforts communs, le respect mutuel qui est à la base de toute communauté logique, mais aussi la nécessité de faire respecter, farouchement, notre dignité d’éducateurs.

(à suivre.)