Dans ce domaine, comme pour tout ce qui touche à la pédagogie vivante et rationnelle que nous travaillons à préparer, il s’agit d’abord de bien se poser les problèmes, de voir juste surtout, afin de mesurer nos réactions en conséquence, évitant ainsi illusions et désillusions et tout leur cortège d’insuccès, d’énervement et de mauvaise humeur, de scepticisme et de misanthropie...
Pour ménager l’élan vital des éducateurs, leur enthousiasme, et leur foi éducative, il faut les aider à voir les enfants tels qu’ils sont et non tels que nous les voudrions, à faire la part, en pédagogie, à nos erreurs et à nos insuffisances, ne point charger irrémédiablement un éduqué qui n’en peut mais et agir sur tous les considérants éducatifs afin d’aboutir à un ensemble constructif et efficient.
Si nous comprenons au maximum les raisons de nos techniques et les causes de nos insuccès, alors nous voyons le problème scolaire avec d’autres yeux. Si les circonstances et le milieu l'exigent, nous nous livrerons même à certaines pratiques que nous savons impuissantes, ou parfois nocives. Mais, ce faisant, nous ne nous illusionnerons point et nous aurons des espoirs en conséquence.
Au malade qui souffre d’une crise aigüe, le médecin donne parfois un calmant à la morphine. Deux attitudes possibles : les uns prennent l’apaisement qui suit la piqûre pour un commencement de guérison et négligent la thérapeutique qui agirait sur les vraies causes du mal. Comme naturellement, ils n’en sont point guéris, les voilà désespérés au premier nouvel accident.... inévitable.
D’autres savent que ce calmant n’est qu’un calmant, qui n’affecte en rien — sinon en mal — les causes véritables de la crise, qu’il faudra trouver et accepter la véritable technique de guérison et que ce calmant n’est qu’un pis-aller sur lequel nous ne devons nous faire aucun illusion. Si nous ne pouvons faire autrement, nous nous y résolvons, mais en sachant vraiment ce que nous faisons.
Nous allons étudier le problème du matériel à l’Ecole à la lumière de ce raisonnement.
Il se peut que l’exigüité des locaux, que l’entassement des élèves, que la pauvreté rendent momentanément impossible l’introduction de techniques que nous qualifierons de normales. Nous étudierons même l’application et la nature des calmants que nous pourrons recommander. A condition que nous sachions que ce ne sont que des pis- aller et que le problème reste à examiner dans toute sa complexité.
Et qu’on n’objecte pas : ces considérations pédagogiques ne nous intéressent pas, car nous n’en bénéficierons point dans nos classes. Mais il faut que nous sachions qu’elles existent et qu’elles apportent du nouveau, et des possibilités définitives de profondeur et d’efficience pour que votre pédagogie ne soit pas une désespérante pédagogie de palliatifs et de calmants et que vous essayiez au moins d’entrevoir des lueurs de ce qui devrait être et que vous travaillerez, dans tous les domaines à réaliser.
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L’idée de jeu est tout entière à reconsidérer. Plus que toute autre, la civilisation actuelle, a tendance à l’isoler de la vie elle-même et du devenir de l’individu pour en faire une sorte de mécanique tentante, qui, tel un miroir aux alouettes, fascine et subjugue.
Les auteurs de jeu ne se posent qu’une question : Est-ce que cela va captiver l’enfant ? Mais ils ne se demandent pas si ce jeu va le captiver comme le miroir captive les alouettes, ou s’il sera au contraire un élément vital susceptible d’aider l’individu dans son besoin de connaissance et de création.
Et, effectivement, la plupart des jeux offerts aux enfants captivent (au sens le plus direct du mot) sans enrichir. Au contraire. Notre comparaison du miroir aux alouettes est parfaitement exacte. Nous avons remarqué que la grande majorité des jeux mécaniques, des jeux de cubes, d’encastrements même avaient un effet déplorable sur le cerveau des enfants tarés qui en saisissaient le mécanisme, en répétaient passivement jusqu’à la manie les gestes réguliers et puisaient dans cette activité toute matérielle une raison inespérée de s’écarter de la vie qui leur apparaît parfois si difficile et si compliquée. Ah, bien sûr, ils sont tranquilles pendant qu’ils se livrent à ces jeux qualifiés parfois « d’activité ». Si on ne va pas au fond on a même l’illusion que les plus tarés et les plus difficiles y réussissent, et que c’est un premier progrès.
Mais il s’agit de mesurer de quelles conséquences intellectuelles et morales sont payées ces réussites mécaniques. Les enfants sortent de là les yeux hagards, perdus dans un monde si difficile à saisir et à vivre ; ils ont la nostalgie des jeux qui leur donnaient l’illusion de la réussite et de la conquête — à peu de frais. Ils n’aspiraient plus qu’à cette facilité d’acquisition d’un automatisme, et cette tendance est certainement la raison essentielle du succès moderne des jeux dans les petites classes et dans les écoles d’anormaux.
Je sais qu’on a rarement examiné sous cet angle la question des jeux à l’école, et plus spécialement à l’école maternelle, et nous savons qu’il nous sera assez difficile de bien faire comprendre notre idée, et plus délicat encore de chercher et de trouver les voies nouvelles d’intérêt de ce que nous appellerons le ludisme vital.
La question des jeux dévitalisés, et, de ce fait, anormaux et non générateurs d'enrichissement et de conquête, est de même que la question des journaux d’enfants pour le degré moyen. Et si on admet la relation, on sera alors, avec nous, beaucoup plus sévère, car, si on se fait parfois illusion sur certains jeux, le doute n’est plus possible sur la malfaisance des lectures qu’on offre à notre jeunesse.
C’est que là aussi persiste ce même — et seul — souci commercial : plaire à l’enfant, l’intéresser pour qu’il reste tranquille (ce qui est le grand souhait de la plupart des parents) et achète régulièrement le journal.
Et ces journaux — comme les jeux — intéressent l’enfant, cela ne fait aucun doute. Il n’y a qu’à voir avec quelle fébrilité maladive les écoliers les dévorent à leur sortie de classe, quels attroupements d’envie se forment autour du privilégié qui vient du kiosque acheter sa feuille, et le soin jaloux avec lequel ces journaux salis, pliés et repliés circulent de poche en poche. On pourrait même dire que c’est la vraie maladie des générations qui montent, et elle les marque, et les marquera, hélas ! — et rarement en bien.
Nous ne referons pas ici le procès de ces journaux. Les enfants les aiment comme leurs cadets affectionnent la plupart des jeux modernes, parce qu’ils leur apportent une occasion agréable d’évasion devant la vie, et de conquêtes faciles — même si elles sont fictives — dans le domaine de la pure illusion.
Il s’agit là, véritablement, d’une sorte de haschich intellectuel, qui procure des jouissances incontestables, mais jouissances qui, loin d’être dans la norme vitale de l’individu, de servir son devenir personnel et social, ne peuvent que produire la jouissance, hors de toute autre considération. Les conséquences morales de leur emploi sont aussi graves pour l’esprit que l’est le haschich pour le corps — et pour l’esprit aussi : désaxement, déséquilibre, annihilation progressive de l’effort par la recherche exclusive de la jouissance, fuite devant toutes les obligations sociales.
Et c’est bien cela : les enfants qui sont ainsi déformés par le jeu haschich en éprouvent, en toutes occasions, comme un besoin maladif ; ils sacrifient tout à la possibilité de s’y livrer ; une sorte d’ivresse les gagne et ils en sortent comme hallucinés, désespérément impuissants devant les nécessités urgentes de la vie.
Et la preuve qu’il s’agit bien d’un jeu-haschich, c’est que ce sont toujours les plus faibles qui sont pris le plus totalement. Les forts, les bien équilibrés, ceux qui ont déjà senti et compris la vie où ils ont fait avec quelque succès leurs premiers pas, auront l’impression du désaxement que leur valent ces jeux ; ils s’y livreront accidentellement, comme il peut arriver au bon travailleur de boire un petit verre, mais il sait qu’il y a ailleurs d’autres réussites et d’autres jouissances, et il prend le chemin de la vie.
Par contre, les anormaux, les faibles, les névrosés, les impuissants, ceux que les échecs et les refoulements de la vie ont déjà marqué d’une manière presque toujours irrévocable, ceux-là sont la proie totale de la drogue. Voyez, dans les classes maternelles ou enfantines : ce sont déjà les plus acharnés aux jeux mécaniques dont ils ne lasseraient jamais ; ce sont ensuite les clients vraiment maladifs du journal d’enfants dans lequel ils se plongent avant même de savoir lire. Les histoires de cow-boy n’ont pour eux aucun secret. Si cette ration de haschich ne leur suffit pas, dès qu’ils savent lire, ils se plongent dans les livres haschich qu’ils dévorent, non pour s’instruire ni pour y saisir les lueurs de vie, mais pour courir fiévreusement après l’anormale aventure. Et c’est ce qui explique que les enfants qui ont pris la manie de la lecture soient si totalement déformés et impuissants, intellectuellement et socialement.
Ce sont plus tard ces acharnés joueurs de dames ou de belotes pour qui rien ne compte dans la vie que la ration attendue de haschich. Pour elle, on expédie la besogne, on accepte même quelques corvées désagréables, on triche et on ment s’il le faut pourvu qu’on atteigne le but ; le jeu, dont on sort halluciné aussi, comme ivre, et plus incapable que jamais de se jeter dans la vie et dans l’effort que nécessite l’action sociale.
De l’école maternelle à l’adolescence, regardez ces joueurs ou ces lecteurs passionnés et suivez-les quelque peu dans la vie. Vous verrez que nous n’exagérons rien en disant qu’ils sont les plus nerveux, les plus totalement incapables d’effort social, les plus faibles devant la vie, et qu’ils cherchent jouissance, victoire névrosée et triomphe maladif dans ce jeu haschich