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Octobre 1932

L'Enseignement

du Dessin

 

Ceux qui n'aimaient pas l'enseignement du dessin qu'on leur donnait à l'école primaire et à l'école normale se rappellent peut-être en voyant de jeunes enfants remplir de dessins toutes les feuilles de papier dont ils peuvent s'emparer, qu'ils furent comme ces bambins, qu'ils eurent la même passion pour le dessin. C'est en général vers la 3e ou 4e année scolaire parfois même avant - que le goût pour le dessin s'en allait, juste au moment où on commençait à nous inculquer le dessin « exact », le dessin d'observation comme disent les programmes.

Pourquoi d'ailleurs aurions-nous continué à aimer le dessin ? Les objets que notre crayon devait représenter n'étaient guère intéressants. Si un poids d'un kilo, un fer à repasser, une pince à sucre peuvent s'entourer d'une poésie secrète, s'il paraît qu'un grand peintre peut faire une œuvre d'art en peignant une casserole, les enfants de constitution normale sont réfractaires à une telle poésie, et s'ils veulent faire un beau dessin, ils choisissent des sujets moins difficiles que la casserole du grand peintre (que je n'ai d'ailleurs jamais vue ni vous non plus, sans doute).

On avait de beaux programmes de dessin pour nous ; on allait du simple au composé, de la ligne droite au cercle (ou inversement), de la surface au volume. On avait oublié seulement ce petit détail : ce qui est simple pour l'adulte est parfois bien compliqué pour l'enfant, et copier un objet « vous n'avez qu'à dessiner ce que vous voyez, tout simplement ! » - n'est pas si facile que cela : cela exige une somme de connaissances - rapports, proportions - et une certaine habileté technique que l'enfant ne peut pas avoir.

Le résultat de cet enseignement, ce sont - malgré des préparations laborieuses et enuyeuses - ces pauvretés appelés « dessins d'observation » qui font perdre à l'enfant à tout jamais le goût pour le dessin, alors que des quantités d'images vivent dans son imagination qui ne demandent qu'une petite impulsion pour venir réalité graphique.

Il est vrai qu'il restait le dessin libre. En effet, au moment des grandes chaleurs, la veille, le lendemain d'une fête, on nous laissait dessiner librement. A quoi bon ? Nous n'aimions plus dessiner. Sous prétexte de nous apprendre à observer on avait tué en nous la passion pour le dessin. C'était payer un peu cher une aptitude que nous aurions pu acquérir d'une façon différente et peut-être plus sûre.

Devenus instituteurs à notre tour et ne sachant ni aimant dessiner, nous étions privés d'un des meilleurs moyens d'enseignement, car il faut dessiner pour évoquer telle scène, expliquer tel point. Et nous nous mîmes à un travail que l'école normale n'avait même pas entrevu : apprendre le dessin qui rend des services à l'instituteur c'est-à-dire le dessin d'imagination, le dessin d'après un modèle interne.

Nous avons acheté des brochures contenant des croquis « simples », « classés d'après les saisons », mais en général la déception fut grande. Je fais une exception pour les deux cahiers de Rossi qui au début nous ont rendu bien des services. Les chiens les bonshommes, les vaches, tous les croquis si caractéristiques de Rossi ont égayé nos tableaux noirs et nos cahiers et nous ont rendu le goût pour le dessin.

Mais Rossi est un artiste, et en les imitant ont fait de ses croquis de vulgaires schémas et vraiement, ils méritent mieux que cela. D'autre part, tout schéma constitue un danger ; dès que l'enfant a adopté ce modèle commode, le dessin est arrivé à un point mort ; le développement organique est arrêté net. Alors nous avons fait machine en arrière, mais encore aujour'hui, près de deux ans après, nous rencontrons des dessins portant l'empreinte de Rossi.

Poussé alors par ma propre expérience, guidé par des pédagogues du dessin, tels que Richard Rothe, Wittber, le groupe autour des idées de Gustaf Britisch, j'ai réorganisé mon enseignement du dessin selon les lignes suivantes qui pour le moment constituent notre plan de travail :

Il n'est qu'un programme de dessin : c'est de suivre le développement organique de l'enfant. C'est le dessin spontané de l'enfant qui nous renseigne le mieux sur ce développement, et c'est pour cela. Il faut donc avant tout étudier à fond le dessin spontané. Mme Lagier-Bruno l'a fait pour les premiers stades de ce développement et je ne puis que renvoyer à cette excellente étude.

Laisser l'enfant se développer selon son tempérament et ses prédispositions n'exclut pas toute intervention. Le meilleur jardinier est celui qui connaît le mieux les secrets de la nature, s'en inspire, les utilise. Lorsqu'il s'agit de dessin, toute intervention doit être faite par quelqu'un qui sait distinguer la ligne générale du développement, qui connaît la forme et le meilleur moment de cette intervention. Il faut savoir quand on peut dire à l'enfant de bien observer tel détail, quand on peut provoquer tel dessin, proposer tel sujet, telle technique. Il faut beaucoup de doigté et beaucoup de discrétion. Il ne s'agit ni de corriger ou de relever toute « faute », ni de se pâmer d'admiration devant toute oeuvre enfantine.

Si nous étudions les dessins des enfants, nous verrons bientôt que très peu de nos élèves sont capables de dessiner d'après nature. En général, l'enfant dessine d'après un modèle intérieur. Dans 9 cas sur 10, le dessin dit d'observation n'est qu'un leurre. Cela ne veut pas dire que nous proscrivons ce genre ; nous lui donnons la place qui lui convient à côté du dessin d'imagination pure, de l'illustration, de l'ornement.

Nous ne nous contentons pas de donner à l'enfant un crayon noir et des crayons de couleurs. Il est bien d'autres outils appropriés que certains élèves préfèrent aux crayons : par exemple les plumes genre Redis ou S 20, les couleurs couvrantes. Nous étendons d'ailleurs le champ du dessin proprement dit et y englobons le modelage, le découpage du papier et du carton, les arts graphiques les plus simples, afin de faire du dessin ce qu'il doit être : un moyen d'expression au même titre que le langage.

V. RUCH.

 

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