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U. S. A. L'Education progressive ose-t-elle être progressive ?

Octobre 1932
USA, U.S.A., Etats-Unis

U. S. A.

 

L'Education progressive ose-t-elle être progressive ?

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Sous ce titre, la revue « Progressive Education » d'avril 1932, publie une conférence de l'éminent pédagogue G. Counts, l'un des directeurs de l'Institut International de Pédagogie de New-York. Au lendemain du congrès de Nice qui a si brillamment montré combien l'éducation nouvelle est nouvelle dans sa forme, et non dans son fond, il est intéressant de donner un aperçu de cette conférence qui pose la question de pédagogie sociale comme un défi et qui a soulevé à Baltimore une vague de controverse.

 

L'Association de Progressive Education groupe parmi ses membres, les esprits les plus hardis, les plus géniaux de ceux qui s'occupent d'éducation en Amérique. Mon espoir est que cette ligue ne disperse pas toutes les énergies et qu'elle développe toutes les possibilités. Mais pour cela, il faut qu'elle se dégage d'un certain optimisme trop facile et qu'elle s'occupe plus positivement, plus effectivement qu'elle ne l'a fait jusqu'ici de la situation sociale en Amérique.

Pour la plupart des Américains, le mouvement de Progressive Education présente des caractéristiques bien définies : il centre l'attention sur l'enfant, il reconnaît l'importance fondamentale de l'intérêt, il place l'activité à la base de toute vraie éducation, il conçoit l'étude comme une forme de la vie et proclame les droits de l'enfant à être une personnalité libre. Tout cela est très bien, mais à mon avis, ce n'est pas suffisant, cela constitue une conception trop étroite de l'éducation, cela ouvre un horizon trop borné.

Un mouvement qui s'appelle « progressif » doit avoir une direction, il doit être orienté. Le mot lui-même, implique un mouvement en avant, et un mouvement suppose un but bien défini. Vous me direz que votre but est le développement idéal de l'individu. Mais on ne peut concevoir des individus parfaits ; en dehors d'une société idéale et on ne peut parler d'éducation idéale sans une société idéale.

La grande faiblesse de l'Education Progressive réside dans le fait qu'elle ne se base sur aucune théorie sociale sauf sur l'anarchie ou l'extrême individualisme. En cela, elle reflète l'esprit de la classe petite bourgeoise qui fournit, en majeure partie, les contingents des écoles progressives. Les gens de cette classe sont bien aisés ; ils ont aban­donné les croyances de leurs pères et adopté une attitude d'indifférence curieuse, à l'égard de toutes les questions importantes ; ils sont fiers de leur largesse d'esprit et de leur to­lérance ; ils ont une prédilection pour un sage programme de réformes mi-libérales et sont pleins de sentiments de bienveillance et de sentiments généreux ; ils aspirent va­guement à la paix du monde et à la fraternité humaine ; on peut compter sur eux pour répondre raisonnablement aux appels faits en faveur des droits de l'humanité ; ils souffrent sincèrement à la vue de cer­taines formes extraordinaires de la misère : ils servent à amortir les chocs trop rudes des forces profondes qui mènent le monde. Mais malgré toutes leurs qualités, ils n'ont pas une loyauté assez forte ni assez constan­te ; ils ne possèdent pas des convictions as­sez profondes pour s'y dévouer, ils trouve­raient vraiment la vie dure sans leur stan­dard habituel de confort matériel ; ils sont insensibles aux formes acceptées de l'injustice sociale ; ils se contentent de jouer le rôle de spectateur intéressé, dans le drame de l'histoire de l'humanité ; ils refusent de voir la dure réalité dans ce qu'elle a de désagréable et le jour où il faudrait sérieuse­ment choisir ils suivraient les plus puissantes et les plus respectables forces de la so­ciété, et en même temps, trouveraient de bonnes raisons pour jusifier leur conduite. Ces gens ont montré qu'ils étaient absolu­ment incapables de faire quelque chose dans les cas de grandes crises ; ils sont au fond des sentimentaux romanesques ; il nous semble tout à fait impossible qu'ils puis­sent élaborer des théories éducatives et nous tracer des programmes.

Parmi les membres de cette classe, le pourcentage des naissances est très peu élevé, les familles peu nombreuses, les revenus importants et la participation des enfants à l'éconornie de la maison très réduite. Rien d'étonnant à ce que dans ce milieu où l'enfant est l'objet de soins minutieux, une théorie éducative tendant à l'intéresser soit la bienvenue. Les parents tiennent à éviter à leur progéniture tout effort trop pénible, ou tout contact trop étroit avec la vie des travailleurs sales. D'ailleurs, il désirent que leurs fils, et leurs filles arrivent à une situation qui leur permette un train de vie respectable et leur fasse honneur. Faisant eux-mêmes partie d'une société bien élevée, ils ne veulent pas davantage les voir embrasser une doctrine sociale, extrémiste ni épouser une cause mal famée. A leur avis, l'éducation doit se mêler à la vie, mais tout en gardant ses distances ; ils voudraient vraiment que leurs enfants voient la vie, mais en la tenant à bras tendus et encore avec des pincettes.

Pour être franchement progressive, l'éducation doit se libérer de cette influence de classe, regarder courageusement en face tous les évènements sociaux, se mêler à la vie même dans ce qu'elle a de plus sombre réalisme, établir des contacts avec la vie publique, propager une théorie large et pratique du bonheur commun, et avoir moins peur du spectre du « sectarisme ». En un mot, l'Education progressive ne doit pas bâtir ses programmes en dehors de ce qui intéresse l'enfant mais elle peut mettre sa confiance dans l'école qui a pour centre unique l'enfant.

Le besoin de baser l'Education progressive sur une théorie sociale opportune est particulièrement impérieux aujourd'hui. Nous vivons en des temps si troublés que pour trouver une époque comparable à la nôtre, il faudrait probablement remonter à la chute des anciens empires et même à cette période antédiluvienne où l'homme ayant abandonné la pêche et la chasse fit ses premières expériences d'agriculture et se fixa. Nous assistons à l'aube d'une civilisation basée sur la science, la technique ; et le machinisme est en train de faire du monde une vaste et unique société, aussi, nous ne pouvons pas quitter des yeux la scène sociale.

Considérez la situation dans laquelle nous nous trouvons. Combien les dieux doivent se moquer de la folie humaine ! Lequel de nous, s'il n'avait été dressé par nos institutions pourrait en croire ses yeux et ses oreilles au spectacle de notre situation économique ou aux dissertations de nos grands leaders financiers ou politiques. Notre société a maîtrisé les forces de la nature de façon à surpasser les rêves les plus extravagants de l'antiquité et nous nous trouvons dans une extrême pénurie matérielle ; une atroce pauvreté va la main dans la main avec le luxe le plus effronté qu'on ait jamais vu ; nous voyons une surabondance de biens jointe à la misère et à la faim ; nous reconnaissons sérieusement que l'excès de production est la cause fondamentale de la misère physique ; des enfants affamés vont en classe passant devant des magasins en faillite pleins d'aliments riches venus de tous les coins, du monde ; des millions d'hommes bien portants courent les rues à la recherche d'un travail ; des soi-disant capitaines d'industries ferment leurs usines sans avertissement et renvoient les ouvriers qui, par leur travail pendant des années, leur ont édifié des fortunes ; de plus en plus les machines remplacent les hommes et augmentent le contingent des chômeurs ; le parasitisme, légal ou non, est devenu si commode qu'il semble passer dans les moeurs ; les salaires des travailleurs sont trop médiocres pour leur permettre d'acheter les biens qu'ils produisent ; la consommation est subordonnée à la production et la science psychologique employée à l'abrutissement ; des commissions gouvernementales ordonnent aux producteurs de coton de détruire un quart de leur récolte afin de maintenir les prix élevés ; nos plus responsables leaders, ne sachant quelle mesure prendre, rivalisent de zèle à prédire un avenir prospère.

Mais le présent est aussi plein de promesses que de menaces. L'avenir est gros de possibilités : notre civilisation est la plus avancée qui n'ait jamais été ; nous ne pouvons plus supporter que les beaux fruits de la civilisation croissent sur l'exploitation des masses. Si nous en croyons nos ingénieurs, l'utilisation totale de la technologie nous rendrait capables de produire plusieurs fois plus que nous ne produisons en réduisant de moitié le jour de travail, l'année de travail, la vie de travail... En d'autres termes nous tenons dans nos mains le pouvoir de nous introduire dans une ère d'abondance pour tous et de bannir à jamais la pauvreté de notre planète.

Le moyen d'arriver à ce but semble être de demander seulement des transformations fondamentales dans notre système économique : la coopération doit remplacer la concurrence, une organisation prévoyante et soigneuse doit remplacer la recherche du gain, une forme quelconque d'économie socialisée doit remplacer le capitalisme.. Or, des changements de notre système économique demandent forcément des changements dans notre esprit. Déjà, nous pouvons dire que l'économie de notre ­monde, dans son fonctionnement est coopérative maintenant que les distances sont abolies, les nations toutes dépendantes les unes des autres. L'ère de l'individualisme est passée.

A ceux qui craignent qu'un système économique organisé, socialisé, soit une entrave à la liberté individuelle, je répondrai par plusieurs arguments :

D'abord, que la liberté de chacun dans une certaine mesure soit limitée, cela est évident, nul ne pourrait construire une usine, établir une voie ferrée où bon lui semblerait, comme personne ne pourrait amasser une fortune en se servant des institutions d'un pays. Mais aussi, par une économie sagement réglée on pourrait atteindre un degré de liberté tel que l'humanité n'en a jamais connu. La liberté qui n'est pas basée sur la sécurité n'en est pas une. A côté du droit de manger et de travailler, le droit de vote est une pécadille. La ploutocratie seule est libre à cause de ses revenus. Si chacun de nous était assuré de pouvoir satisfaire ses besoins, dégagé de soucis matériels, il pourrait s'occuper en toute tranquillité d'esprit des questions plus importantes de la vie. La réduction des heures de travail et l'abondance matérielle auraient des répercussions dans l'art, la religion, la morale, le gouvernement du pays, toutes les branches de l'activité humaine.

Quand je dis que l'Education progressive devrait affronter tous ces problèmes, je ne veux pas simplement dire qu'elle doit s'organiser pour enseigner les questions économiques, politiques ou autres. Cela bien sûr doit se faire - mais, à moins que notre mouve-ment veuille s'intituler « Education Contemplative » ou « Education Bienveillante », il doit aller plus loin, A mon avis, un mouvement qui veut porter honnêtement son épithète de « progressif » doit s'engager dans une tâche plus positive, dans la création d'une nouvelle manière de vivre ; il doit réaliser ce que nous appellerons le « rêve américain » : J'entends par là une vision de la société dans laquelle la masse des hommes soit aisée, ait une vie enrichie et ennoblie, une vie en harmonie à la fois avec les réalités matérielles de notre époque et avec les aspirations profondes de l'homme.

Mais, me direz-vous, vous nous conduirez dans un passage dangereux, loin des limites, dans lesquelles l'éducation avait l'habitude de se confiner. Ma réponse sera affirmative. La neutralité vis à vis des grands évènements publics est pratiquement le soutien du droit du plus fort. Vous me direz aussi que je frise la proclamation du sectarisme ; et je vous répondrai encore par l'affirmative, ou tout au moins je vous dirai que le mot ne m'effraie pas. Nous sommes tous certains que dans toute société l'enfant est influencé par ses aînés, par son milieu. - Que l'école l'influence dans un sens contraire ne peut lui faire un grand mal. Tout au plus l'éducation peut agir sur lui comme un contrepoison à son étroitesse d'esprit et à son égoïsme

Je voudrais aussi vous faire observer qu'une règle de vie imposée ne borne pas nécessairement l'esprit, ne tarit pas les sources de l'énergie ; tout dépend de l'adaptation aux circonstances. Vraiment, une organisation raisonnable peut illuminer le monde, libérer les énergies de la jeunesse et donner aux différents aspects de la vie leur importance. Une façon de vivre, telle que je la conçois, soutenue et illuminée par la vision d'une Amérique future infiniment plus juste, plus noble, plus belle que celle d'aujourd'hui devrait être le droit précieux et inviolable de tout enfant venant au monde dans notre pays.

Il est tout à fait douteux que nos écoles progressives entravées comme elles le sont par la clientèle qu'elles servent et par leur façon intellectuelle d'envisager la vie, puissent être progressives au sens réel que j'ai esquissé, ici. Pourtant, à mon avis, c'est là la tâche essentielle de l'éducation à l'époque où nous vivons.

 

  

Tr.  J.  LAGIER-BRUNO.