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Les enfants-fous, vecteurs inattendus de transformation de l'école

A l'équipe éducative de l'école des Moulins

 

Il y aurait beaucoup à dire sur la loi de 2005 d'inclusion des handicapés (1), notamment au sujet de la dérive médicale de l'éducation ou bien à propos de l'incidence du choix de certains termes comme celui d'inclusion. On pourrait aussi s'attarder sur la calamité d'un métier qui n'en est pas un : Auxiliaire de vie scolaire, AVS, souvent vécu comme celui de gardien d'enfants-fous dans nos écoles. Dans notre maternelle de 4 classes située en zone REP+, l'inclusion nous amène à recueillir cinq enfants reconnus ou en cours de reconnaissance par la Maison Départementale des Personnes Handicapées (MDPH). Trois d'entre eux bénéficient des services d'une AVS, les dossiers des deux autres sont en cours d'instruction et ces enfants devraient bénéficier à la rentrée prochaine d'un saupoudrage horaire d'AVS car malgré des salaires de misère, les services d'AVS sont distribués avec parcimonie.

 

Tous des handicapés

La bureaucratie nous oblige à désigner comme handicapé tout élève nécessitant un aménagement de sa scolarité pour l'inclure. Les parents ne s'y soumettent jamais de gaîté de cœur et leur résistance légitime fait souvent perdre un temps précieux à une aide d'autant plus efficace qu'elle sera précoce. Habituellement, à la rentrée scolaire, découvrant leurs nouveaux élèves, les enseignants perçoivent les premiers signes de comportements atypiques d'enfants n'ayant souvent fréquenté aucune autre collectivité auparavant. On en informe les collègues, on sollicite leur avis. S’enclenche alors, une implacable mécanique. Selon les symptômes, des contacts et des démarches débutent auprès de la PMI, du psychologue scolaire, de l'Inspecteur, de la référente de scolarité. Une réunion d'équipe éducative se profile. S'il faut une AVS, le pesant dossier de première demande est constitué par la combinaison des déclarations de la famille, des soignants et des enseignants. Déposé à la MDPH, s'il n'est pas rejeté parce qu'incomplet, si les mots ont été bien choisis pour peser bon poids et faire effet, à la rentrée suivante, une AVS est nommée, généralement à mi-temps, pour soulager la peine et le stress de l'enseignant. L'enfant ? Si le sort lui a été favorable, il tombera sur une AVS intuitive, sinon, incompris, il devra souffrir de la promiscuité d'une personne ne sachant trouver ni les bonnes attitudes, ni la bonne distance. Dans l'attente de cette nomination, l'école gère avec les moyens du bord ces situations limites. Les AVS déjà en poste sont sollicitées pour délester, de temps en temps, les classes de ces enfants perturbateurs d'un système inadapté.

 

L'heureux paradoxe

Ces enfants-fous, ces parias de notre société policée propulsent l'ordre scolaire établi au firmament de sa rationalité. Aucune règle ne résiste à nos quatre équilibristes. A des degrés divers, ils les enfreignent, les piétinent sans état d'âme, obstinément, comme il peut arriver à l'un d'entre eux d'écraser membres et doigts de ses camarades pour atteindre le plus rapidement son point de destination. Coûte que coûte, il passe par-dessus une foule parce qu'il le lui faut ! Chaque enfant est unique, les enfants-fous davantage. La folie, c'est du sur-mesure à l'exacte conjonction d'une personnalité tonique abîmée par un vécu social ou affectif traumatique. Violence de la vie. Violence des autres, de la famille presque toujours. Même et surtout l'indifférence est vécue comme une violence. Renverser le contenu d'armoires et de casiers, s'enfuir de la classe, être incapable de supporter la frustration, s'effondrer de longues heures dans une profonde tristesse et d'inconsolables pleurs, se rouler par terre, hurler en classe, mordre les autres pour les dominer, les frapper pour leur témoigner sa gratitude, griffer leur visage au sang pour décharger son agressivité, se mutiler. Chaque sujet singulier dispose d'une infinité de manières pour exprimer ses souffrances. Il est impossible de les décrire toutes. Et n'est pas toujours fou celui auquel on pense. Chacun vit des périodes régressives et peut se surprendre lui-même à une cleptomanie qui dépouille les puzzles de quelques pièces essentielles, prend plaisir à écraser la pointe moelleuse d'un feutre neuf, se réjouit au bruissement de la page d'album méticuleusement déchirée. Des traits de caractère dominent aussi les personnalités, l'introversion, l'agressivité, le goût du chahut, le plaisir momentané de salir sa culotte ou de bourrer les cabinets de toilette de papier pour les voir déborder. L'imagination humaine est sans borne. L'école essaie de canaliser la déraison et d'inciter à la sublimation pour transformer les défauts en qualité. Les dressages chers aux dompteurs ou les prêchi-prêcha de tous les moralistes sont d'une totale inefficacité hormis si leur objectif est de dénier les effets du traumatisme, si leur dessein secret est de bâillonner ceux qui ont pu en être les victimes pour assourdir leur insupportable souffrance dont les comportements déviants sont souvent le témoignage. Sermonner est d'une totale inutilité. Les symptômes ont altéré la raison de ces enfants. C'est un défi pour l'école. C'est aussi l'occasion, pour elle, de réviser sa relation éducative à l'ensemble des élèves puisque tous auront à répercuter, un jour ou l'autre, les traces indélébiles laissées par la vie et son lot de fatalités comme l'éloignement d'un proche, la naissance d'un frère ou la mort d'une grand-mère chérie. A l'école aussi, il nous faut remonter à la source, et pour cela, suivre l'enfant au fil de son cours. Le prendre dans nos bras pour consoler son désespoir et sentir son cœur battre tout près du nôtre, supporter aussi que de sa souffrance nous puissions être ému. Accepter qu'il parte butiner ailleurs quand il se sent trop à l'étroit dans notre classe. Admettre qu'un enfant ne participe à aucune activité habituelle aux autres enfants de sa classe d'âge. Apprendre aux autres la différence de traitement comme respect des différences. Alors seulement, on aura une chance de renouer quelques fils de ces enfants rejetés par la vie dans les marges d'eux-mêmes et de la socialité. Une course contre le temps est engagée, il nous faut nous démener pour trouver une place chez un psy, un orthophoniste, un éducateur, un psychomotricien, un thérapeute, dans un CMP, dans un CMPP, une aide à l'enfant, à sa famille et à l'école. Puis, avancer de concert vers une issue au fol enfermement psychotique, schizoïde ou autistique. Qu'importe l'étiquette si l'on parvient à sortir miraculeusement de la spirale infernale ? La présence d'enfants-fous au sein d'une institution scolaire n'induit pas automatiquement des innovations dans les pratiques éducatives, simplement, si l'intention est de prendre soin de ces enfants, les enseignants sont amenés à se confronter à une réalité spécifique pour trouver la réponse juste. Comme ils devraient le faire avec tous, mais les autres sont plus éducables et se plient plus docilement aux exigences du maître. Pour accueillir véritablement la différence, l'école doit être réceptive à la vérité subjective de ces enfants et se fixer pour projet de tout mettre en œuvre pour accompagner leurs progrès et essayer qu'ils puissent s'inscrire dans une humanité partagée.

 

Le changement, c'est maintenant

Si la loi de 2005 part de bons sentiments, elle ne s'est pas donné les moyens de ses ambitions, au contraire, ils ont décru avec l'anéantissement des RASED. Le clonage d'aléatoires AVS est loin de suffire. En REP+, si l'effectif de 27 élèves compte un ou deux enfants-fous, la classe peut vaciller, happée par la puissance d'appel de ces enfants en souffrance. Le maître doit s'adapter, revoir son projet éducatif pour gérer son stress car l'institution n'a rien prévu pour préserver la santé du fonctionnaire. Les tâches bureaucratiques s'intensifient encore. Les listes d'attente en CMP et CMPP avoisinent les douze mois. Les Centres d'Action Médico Sociale, CAMSP, sont absents de vastes zones du territoire, les hôpitaux de jour sont rares, menacés de fermeture et n'accueillent les enfants que quelques rares demi-journées. Les enseignants se trouvent bien isolés, pris en étau entre l'injonction hiérarchique des programmes et des évaluations et l'improvisation d'une prise en charge d'enfants en lourde difficulté. Il leur reste la débrouille : la solidarité, la communication et la coopération entre pairs. Ils doivent inventer des lieux de parole pour aborder les sujets éducatifs véritables, ceux qui posent des problèmes réels en rupture avec ces fausses modes institutionnelles du livret personnel d'évaluations à vie ou d'une trop médiatique chercheuse en neurosciences remettant au goût du jour l'antique méthode Montessori. La vacuité institutionnelle aidant, les enfants-fous acculent les enseignants à retrouver des gestes élémentaires de bon sens s'ils ne veulent pas, à leur tour, sombrer dans la folie. Ils se remettent à parler des vraies difficultés de l'école, de l'impossibilité de tenir leur classe à coups de fiches de préparation qui ne font pas long feu face à l'imprévisible, l'improgrammable irrationalité qui trône dans leur classe en prise avec des cris, des gestes désordonnés et violents, des pleurs sans raison apparente. Ils réfléchissent aux bonnes réponses à apporter aux situations alarmantes de leurs élèves et, parfois, de leur famille. Ils pensent et tâtonnent ensemble. Ils laissent, si nécessaire, circuler librement celui ou celle qui en éprouve un besoin vital pour remonter le fil de son symptôme et renouer avec le monde du commun des vivants. Ils s'adonnent à un travail de soin pour pallier la saturation des structures encore existantes. Ils instaurent des Points Ecoute avec des soignants volontaires, des PMI et des CMP. Ils s’immiscent dans des groupes de parole.

 

A des années-lumière de ce monde, sur la planète Mars, l'émotion est à son comble en cet instant de grâce où Untel, qui voilà encore quelques mois, aurait vendu son âme au diable pour une voiture Majorette (4), est en train de tendre la main à tel autre pour l'aider à se relever en l'appelant affectueusement par son prénom. Ce camarade de misère venait de se jeter par-terre et poussait des hurlements en enfonçant ses ongles dans la pulpe de ses joues parce qu'il avait égaré la mandarine que sa maman venait de lui donner. Enfance de la fraternité des humbles et des mal lotis.

 

Merci à Marie Jardin, à Marc Petazzoni et à Philippe Bertrand pour leurs conseils et corrections.

1 Loi pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées  https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000809...

2 Equipe éducative est un concept galvaudé. Auparavant, les équipes éducatives désignaient l'ensemble du personnel travaillant en équipe dans une institution scolaire.

3  Les pauvres AVS sont payé(e)s des clopinettes et ne reçoivent aucune formation digne de ce nom. Certain(e)s ont un exceptionnel savoir faire professionnel, fruit de leur intelligence, de leur personnalité intuitive et de leur bon sens.

 4 Il aurait poussé des cris, aurait pleuré à chaudes larmes, il aurait donné des coups au mobilier, renversé des chaises, il aurait frappé enfants et adultes et il aurait fallu le prendre dans nos bras un très long moment, pour qu'enfin, il se calme, lové contre notre poitrine.

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Des mots brûlants

Merci Jean pour avoir si bien saisi ce pan ignoré de la vie ordinaire (!) d'une classe de maternelle. Quand à l'occasion d'une épidémie de grippe, on se prend à dire "aujourd'hui c'est léger, aujourd'hui je n'ai pas une barre au ventre en arrivant à l'école, aujourd'hui la parole coule plus facilement" et qu'on se rend compte : aujourd'hui X n'est pas là! Et le lendemain, quand X revient, la joie non feinte de le voir arriver heureux et confiant, en ne sachant pas si on va finir la journée au bord des larmes ou touché -souvent les deux- par un mot nouveau apparu, un gros câlin spontané, un échange vrai entre X et les autres qu'il a peut-être fallu protéger à un autre moment d'un éclat de rage. Et le sentiment d'échec contre lequel il faut lutter quand on est obligé d'admettre que les jours sans AVS on ne peut plus l'accepter car humainement, on ne peut plus ni protéger les autres ni le protéger contre lui-même. Et son visage, son nom qui apparait sans crier gare, qui revient des années après, qui pose une question qu'on ne comprend pas mais qui taraude.
Ce nom qui revient en groupe de parole AGSAS, seule instance qui m'aura sauvée de la folie, une autre année.
Mylène

Cris et éclats

8h20 : la grille s'ouvre. On se surprend déjà à guetter l'arriver de cet enfant qui va mal et qui manifeste sa détresse par des agissements totalement incontrôlés. Ce n'est pas très étonnant, cet enfant fait partie de soi désormais puisque pas même, une fois la classe terminée, on peut l'oublier.
Il est là, présent et c'est pour lui, une fois les préparations de classe terminées qu'on aménage son quotidien du lendemain pour "essayer" de le canaliser.
Essayer, tenter, se sentir impuissant, y croire de nouveau, s'effondrer suite à une nouvelle crise - beaucoup plus forte que la précédente.
Il se fait du mal, il nous fait du mal. Et JE ne sais plus comment agir.