Raccourci vers le contenu principal de la page

La morale laïque

Mai 1923

 

 

LA MORALE LAIQUE

Revue CLARTÉ n°35 du 5 mai 1923, pages 262 et 263

par C. FREINET

 

Au moment où le cléricalisme agressif essaye d'accabler l'école laïque, dont il dénonce les effets soi-disant pernicieux, en lui attribuant la responsabilité de tous les maux dont souffre actuellement la société, il est intéressant d'examiner sur quelles bases reposent ces accusations.

A première vue, l'école laïque est évidemment mal armée pour contraindre moralement un individu à accomplir ou non certains actes. La morale religieuse avait, au contraire, à sa disposition tout l'appareil extra-terrestre, efficace dans des siècles de foi : l'enfer aux souffrances indicibles et éternelles, le paradis aux jouissances ineffables.

Mais, une telle morale est aujourd'hui impraticable. D'abord, les lois sont intervenues — et force nous est d'en tenir compte — pour prescrire une école neutre, et une morale « neutre ». Les programmes recommandèrent même de sentir l'existence d'un être suprême, que chacun ensuite comprendrait et adorerait à sa façon (1).

Or, cela même est devenu suranné, car la religion, en France, du moins, a perdu, peut-on dire, tout empire véritable sur les âmes. La science modifie chaque jour notre conception du monde ; et on ne change pas l'idée de l'univers sans changer, qu'on le veuille ou non, l'idée de Dieu. Cette emprise religieuse est bien définitivement perdue, car, loin de nous ramener au dogme, toute la vie nous en détourne. L'enfer, avec le diable, le paradis et ses anges peuvent encore frapper l'esprit d'enfants dont l'imagination travaille puissamment. Mais ceux-ci n'attendent pas quinze ans pour reléguer avec les histoires de loups-garous, toutes ces fables.

Nous n'étudierons pas davantage les causes de cette désaffection générale. Nous dirons simplement, ce qui est aujourd'hui avéré, que la morale religieuse n'a plus dans la société bourgeoise du vingtième siècle aucune portée sociale et humaine.

Sans doute, les législateurs qui décrétèrent l'école laïque s'inspirèrent-ils de cet état d'esprit nouveau qui, déjà, s'imposait à eux. C'est pourquoi ils homologuèrent l'éclipse de la morale religieuse.

Mais, du coup, disparaissait un grand principe régulateur de la société. La religion chrétienne prêchait la résignation et sanctifiait la douleur, laquelle devenait la voie la plus sûre pour la conquête du bonheur éternel. Elle était à l'origine tout amour, et, comme telle, fut persécutée jusqu'au jour où, reniant certains enseignements du divin maître, elle se révélait comme un adjuvant précieux du gouvernement des hommes.

Par quoi remplacerait-on cette morale ainsi évoluée jusqu'à devenir un instrument de domination ? Là était la difficulté ; car ces mêmes hommes qui, sans se rendre bien compte peut-être des conséquences possibles de leurs actes, avaient porté un tel coup au dogme, n'osèrent pas aller jusqu'au bout de leur geste. Ils furent effrayés par le spectre d'une morale plus humaine. On eut certainement, alors, l'intuition de l'opposition qui est allée grandissant, entre les institutions, les lois et les mœurs, auxquelles il ne fallait pas toucher, et l'idéal nouveau, dégagé de tout dogme, qu'on faisait entrevoir. Peut-être, quelques-uns, même, méditèrent-ils ces paroles prophétiques de Chateaubriand : « Un état politique où des individus ont des millions de revenus, tandis que d'autres individus meurent de faim, ne peut subsister quand la foi n'est plus là avec ses espérances hors de ce monde pour expliquer le sacrifice... Recomposez, si vous le pouvez, la fiction aristocratique ; essayez de persuader au pauvre, lorsqu'il ne croira plus, essayez de lui persuader qu'il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu ; pour dernière ressource, il lui faudra le tuer. » Et c'est ce qu'on a fait, mais en grand... avec des moyens matériels et moraux qu'on ne pouvait même soupçonner au début du siècle dernier.

Toujours est-il que la déclaration de neutralité ne fut suivie, en fait, d'aucun effort pour sa réalisation. Au lieu de chercher franchement une morale laïque, on s'en tint encore longtemps aux dogmes. Ceux mêmes qui avaient voulu se libérer de la domination cléricale, trouvant désuète pour eux une morale parfois gênante, hésitèrent devant la perspective de l'affranchissement véritable du peuple. Car la morale laïque implique le développement intégral de tout individu, et son accession à la qualité d'« homme ». Mais les gouvernants d'hier, comme ceux d'aujourd'hui, pensaient plutôt qu'il « faut encore une religion pour le peuple », ou du moins une série de principes dont la pratique par la masse des exploités sauvegarde les prérogatives des privilégiés (2).

Pour ces raisons prépondérantes, la morale resta dogmatique. Ces dogmes avaient, il est vrai, l'attrait de la simplicité et de la conformité aux lois et aux désirs de ceux qui dispensaient l'instruction. Et puis les bases d'une morale qui devenait de plus en plus une « morale de classe » étaient difficiles à établir. La vérité, la justice, l'égalité, la fraternité devaient obligatoirement y rester des mots pour ne point courir le risque d'ébranler une société qui avait besoin, pour vivre, de s'asservir la morale.

On trouva pourtant quelque chose, et ce quelque chose a duré tant bien que mal.

On essaya de faire revivre l'ancienne morale religieuse, et le dogme nouveau, laïc et clérical à la fois, fut le « patriotisme ».

Et, on y sacrifia, parce qu'on avait là une morale de classe apparemment neutre, et correspondant en partie aux conceptions contemporaines de la société. Elle avait ses commandements impératifs, selon lesquels on pouvait définir une ligne de conduite. Cette morale du patriotisme aboutit à la mobilisation générale de 1914...

Ainsi donc, si même nous n'étions pas persuadés de l'insuffisance d'une morale dogmatique (3), nous serions obligés d'y renoncer parce que nous ne trouvons actuellement aucun dogme capable de supporter notre morale.

Partons donc à la recherche d'une morale sans dogme, mais ayant cependant des assises puissantes, susceptibles de régler une vie selon des principes sains.

Il ne suffit pas de remplacer le dogme par une raison plus ou moins mystique, et par des énoncés de devoirs sans obligations ni sanctions. On arriverait tout juste à produire une morale pour manuels. Ce ne serait nullement la morale vivante que nous cherchons.

Le sens des mots : raison, conscience, responsabilité, devoirs, a été complètement modifié, depuis environ un demi-siècle, par l'évolution économique et scientifique de la société. Nous ne voulons pas dire seulement par là que la science, ayant fait évoluer le mode de vie des hommes vers une plus grande coopération rendue tous les jours plus nécessaire, a hâté, de ce fait, la disparition des dogmes, et qu'elle tend à créer une nouvelle moralité, basée sur les formes futures de la production et de la répartition des richesses. Mais, nous cantonnant uniquement dans le domaine de la pédagogie, nous constatons que la psychologie, notamment, aidée par la médecine, est en train de la renouveler de fond en comble. Les diverses sciences concourent à démontrer qu'il faut distinguer la morale sociale actuelle, adaptée à une société donnée dont elle est le soutien, de la vraie morale qui ne tient aucun compte de ces contingences. La morale de Jésus, même encore telle que nous la présentent les Evangiles, est un type de morale idéale, dont le règne n'est pas de ce monde. Aussi fut-elle vite considérée comme destructrice des empires, et persécutée comme telle, jusqu'au jour où elle se résigna à devenir « sociable ». Et à partir de ce jour-là on ne compte plus ses méfaits.

On se familiarise de plus en plus avec cette idée qu'il y a, à la crise morale dont nous souffrons, une autre solution que celle affectionnée par les maîtres de l'heure. Cet enfant a menti. Pour la morale religieuse, c'est là un péché véniel, il est vrai. Nous voulons savoir, nous, pourquoi cet enfant a menti : la médecine pourrait étudier l'influence de l'hérédité ; nous étudierons surtout l'action de l'exemple. Et avant de punir un enfant qui vient de mentir, nous devrions travailler à détruire toutes les dispositions sociales qui ont non seulement permis, mais préparé le mensonge. Cet homme a volé, l'enfer l'attend, ou plus sûrement les prisons sociales. Nous contenterons-nous de défendre de voler ? Ou nous appliquerons-nous plutôt à faire disparaître les causes diverses qui ont disposé au vol. Cet ouvrier a faim ; un riche l'a éclaboussé de sa suffisance ; et il a pensé que ce n'était pas un mal de voler ce riche, pour manger ou pour faire manger sa famille. Pouvons-nous l'en blâmer ? Car du moment qu'on ne se résout plus à espérer en une richesse céleste, et qu'on a dépouillé les maîtres de leur auréole divine, tout esprit logique avec lui-même, en arrive à constater l'immoralité de la société. Il se fera donc une morale à lui, que la morale du monde qualifiera de criminelle, mais qui, au regard de la science et de la raison pure est souvent une forme supérieure de moralité.

Si on passe ainsi en revue les divers devoirs qu'enseignent les « morales », on se rend compte que la plupart sont sans fondement sérieux ou bien sont en contradiction — si on les réduit logiquement — avec les lois présentes des Etats. Et c'est là, sans doute, c'est cette discordance, ou parfois cette opposition entre les conclusions logiques de la morale et leurs applications pratiques, qui a fait l'inefficacité de notre enseignement moral. Qui ne s'est demandé parfois, à l'énoncé de certains devoirs, s'il ne serait pas préférable, dans l'intérêt des élèves, de leur apprendre les lois, parfois opposées, qui mènent actuellement notre société ? Mais bien que persuadés de l'inutilité de nos leçons, nous ne voulons pas nous résoudre à rabaisser notre idéal. Nous croyons, malgré tout, que ce n'est pas la morale que nous concevons qui doit être changée, mais bien plutôt les fondements immoraux de notre société.

Mais nous savons que notre enseignement moral ne peut influer sérieusement sur la moralité dans une société immorale.

On l'a dit d'ailleurs maintes fois, la morale ne s'apprend pas, elle se pratique. Comment la pratiquera-t-on ? Si nous attendons pour cela d'avoir la société moralement établie nous risquons fort de tourner seulement dans un cercle vicieux. On a dit aussi que c'est l'instituteur qui peut le plus par son influence de tous les instants. Nous croyons que ce n'est pas suffisant non plus. Oui, le maître apprendra à pratiquer la morale de classe de ses maîtres, s'il est un « honnête homme », à la mode du jour. Mais s'il a un peu de ces idées subversives qu'on n'aime pas chez un instituteur, il se rendra compte que ses rapports mêmes avec ses élèves sont souvent immoraux, au regard d'une morale rationnelle.

Pour que la classe devint elle-même un milieu moral, il faudrait que l'instituteur la fît se transformer en une image de société idéale, dans laquelle les enfants vivraient selon des principes moraux.

Un grand pédagogue américain, M. John Dewey, arrive à cette même conclusion dans une étude intéressante au plus haut point (4). Il reconnaît qu'au moment où nous avons plus que jamais besoin d'avoir des hommes qui soient vraiment, l'école ne doit plus penser exclusivement à l'éducation intellectuelle, à la « culture » des enfants. « On a souvent déploré, dit-il, la séparation qui existe entre l'éducation morale et l'éducation intellectuelle à l'école, entre l'acquisition des connaissances et la formation du caractère. Cette lacune provient de ce que l'école n'est pas un milieu suffisamment réel. »

Car c'est bien là la question primordiale. L'école actuelle est trop souvent encore un milieu essentiellement conventionnel, où le maître omnipotent dispose de la science. L'enfant y est vite contraint de faire taire ses aspirations, de « rester tranquille ». Dans ces conditions, l'action morale est nulle, quand elle n'est pas pernicieuse. « Meubler l'enfant d'habitudes de dévouement et de serviabilité envers un milieu social dont on l'isole, en dehors de la situation réelle et des besoins concrets auxquels il devra répondre par sa conduite morale, c'est, à la lettre, lui enseigner à nager hors de l'eau ».

Il faut, si nous voulons que l'école contribue à la moralité, que nous en fassions une « institution sociale réelle et vivante », car « la seule manière de se préparer à une tâche sociale est d'être engagé dans la vie sociale ».

 

C. FREINET

 

(1) Les programmes récents qui entreront en vigueur en 1924, ayant supprimé ces devoirs envers Dieu, certains journaux catholiques n'ont pas manqué de crier au scandale.

(2) Napoléon, à qui Pestalozzi — ce maître d'école qui fut non seulement un pédagogue génial, mais un vrai saint laïque — présentait ses méthodes d'éducation par lesquelles il espérait régénérer la société, répondit cyniquement : « C'est trop pour le peuple. »

(3) Parce que : « Le jour où, quelles que soient les raisons, les plus nobles comme les plus basses, effervescence des passions, contagion de l'incrédulité, déductions de l'étude imposées à la conscience, les croyances traditionnelles, religieuses ou métaphysiques, s'écroulent dans l'âme d'un homme, si cet homme n'a pas ancré sa morale aux profondeurs de sa raison et de son cœur, n'est-il pas en danger de voir s'abîmer, avec ses croyances, la morale qu'elles portaient seules. » Blanguernon, « Pour l'Ecole Vivante. »

(4) John Dewey, l'Ecole et l'Enfant, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel.

 

Note :

Le texte contient quelques illustrations décoratives.