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logo blog À l'insu de mon plein gré - S'émanciper pour émanciper dans la complexité

À l'insu de mon plein gré

Objectivement, nous avons de bonnes raisons de désespérer de l'état du monde et par conséquent de celui de l'éducation. Même si ces dernières années, l’École de la République a subi des agressions moins frontales de la part de ceux qui devraient se faire un devoir de la promouvoir, la dégradation de ses conditions d'exercice s'est poursuivie. Quand des enseignants se rassemblent pour échanger sur la réalité de leur métier, ils peinent à ne pas sombrer dans l'énumération d'une litanie non-exhaustive d'empêchements aux émancipations par l'éducation. Les tentatives néolibérales de créer des brèches pour ébranler le service public d'éducation, la mise en concurrence déloyale avec l'enseignement privé, la normalisation managériale à travers, notamment, le mode d'évaluation des élèves et des enseignants en sont les fers de lance. L'optimisme est pourtant un présupposé éducatif. Comment le maître pourrait-il enseigner avec succès s'il n’était habité par la conviction de progrès pour tous ses élèves et l'idée d'une possible amélioration de l'existence de l'humanité sur notre planète ? À plusieurs reprises, lors d'entretiens sur l'engagement pédagogique, je me suis surpris à lancer comme ultime rempart contre le fatalisme : « De toute façon, je ne peux pas travailler autrement ». Si cela faisait sens dans mon esprit, je doute avoir convaincu quiconque par ce sophisme. Je reprends donc ma plume pour m'expliquer et mieux comprendre où je voulais en venir.

« Je ne peux pas faire autrement »
Cette déclaration d'apparence bornée évite de s'exposer en escamotant une véritable ligne de conduite. Elle vient aussi couper court au renoncement qui pourrait traverser nos esprits à la pensée de notre isolement face à la tâche herculéenne de changer le cours de l'histoire (pédagogique). Loin d'évoquer un sentiment d'impuissance, déclarer mon incapacité à modifier mes pratiques pédagogiques est une façon d'affirmer implicitement mon opiniâtreté en esquivant préventivement toute attaque puisque j'avoue une hétérodoxie indépendante de ma volonté. Je peux ainsi poursuivre mon travail de sape, camouflé dans les marges de l'ordre établi. Énoncer mon incompétence à changer d'orientation pédagogique, révèle une obstination, bien ancrée dans le désir, à vouloir continuer le combat émancipateur coûte que coûte.
Cette posture critique de principe s'origine certainement dans une structure mentale archaïque. Dire son incapacité, c'est se placer du côté des vulnérables. C'est constater ne pas avoir la trempe d'un gagneur et refuser d'emblée toute compétition. C'est renoncer à briller mais, dans le même temps, c'est assurer ne pas plier, ne pas se plier, ne pas se couler dans un moule, ne pas exécuter d'ordre programmé, ne pas effectuer d'exercice insensé. Humble parmi les humbles, dans la rue, dans la classe, dans les groupes, dans les films, dans les romans, dans les poèmes, dans nos chants préférés, les visages et les corps, fatalement, nous nous retrouvons, comme un fait exprès, dans le camp des faibles, celui des minorités. Nous n'en faisons pas une ascèse. Nous n'agitons aucun moralisme pour condamner l'esthétique. Du plaisir, nous voulons notre part. Nous n'érigeons pas notre exemplarité en modèle. Nous ne choisissons pas. Une force constitutive de notre être nous agit.

C'est comme ça

Les parcours de chacun teintent diversement les engagements. Nous, nous n'avons pas eu à jouer très tôt des coudes pour exister. Nous n'avons pas bénéficié de cet espace si formateur des repas familiaux assaisonnés de joutes verbales, nourritures indispensables de la culture rhétorique tout au long de la vie. Notre force n'est pas audible par notre verve dans les assemblées, nos coups de gueule. Nous n'avons ni le verbe ni la prestance. Nos fantasmes sont autres. Nous avons confiance en notre endurance certaine, notre obstination est puissante, nous la réchauffons en opérant de concert avec nos semblables. Notre trajectoire, percutée par le hasard des circonstances, nous a poussés à cultiver contre vents et marées, avec un méticuleux acharnement insensible à l'usure du temps, un engagement du vivant pour le vivant et par la vie contre les forces mortifères.
Fonctionnaires de notre République, nous bénéficions d'une marge de manœuvre suffisante pour créer du jeu. Nous ouvrons des chemins de traverse malgré l'injonction des programmes officiels. La liberté pédagogique des enseignants n'a jamais été remise en cause frontalement, nous en profitons. L'interprétation des textes a toujours été officieusement autorisée. Des bribes d'énoncés démocratiques édulcorent les directives les plus conservatrices. Avec d'autres, nous nous engouffrons dans ces failles et enfreignons les règles de la doxa Éducation Nationale. Ce sont de petits pétards d'apparence bien inoffensive pour saborder le monolithe de la reproduction de la domination de classe. Et nous sommes une infime minorité du corps enseignant à oser en être les artisans. Notre résistance consiste en une multitude d'actes insoupçonnés de sabotage non-violent. Avancer le moins possible à découvert. Nous nous en sommes fait une raison. Nous n'aurons jamais une grande gueule même si nous ne saurons jamais nous empêcher de l'ouvrir. C'est notre tactique et à défaut de pouvoir faire croire qu'elle est naturelle, nous constatons qu'elle constitue une part de notre nature.

De la mauvaise conscience
Les éducateurs aimeraient exceller dans leurs enseignements, maîtriser leurs rapports aux enfants et à leurs parents. Ils souhaiteraient que leurs dispositions éthiques aient l'aplomb d'une force physique objective. Ils aimeraient ne pas pouvoir faire autrement  sinon toujours agir selon leur conscience. Lorsqu'ils n'y parviennent plus en raison de leur inexpérience, de leurs propres contradictions, des injonctions hiérarchiques ou à cause de conditions de travail usantes (manque de matériel, espaces inadaptés, sureffectif d'élèves), ils en éprouvent une souffrance certaine. De l'affect s'immisce dans la raison dans l'espace de l'amour propre. Si parfois l'on s'octroie bonne conscience à peu de frais, la mauvaise conscience, au contraire, pèse lourd son fiel de culpabilité paralysante. Il est urgent, alors, d’alléger sa conscience en prenant du recul par la théorisation qui éclaire ou par la parole en confiance qui décharge l'âme. En combattant leurs propres aliénations et en s'en libérant, les éducateurs accroissent leur disponibilité pour accompagner le travail émancipateur mené par chacun de leurs élèves dans des groupes-classe de coopérateurs.

S'émanciper pour émanciper dans la complexité
L'une des difficultés de l'art d'éduquer provient de sa complexité. Les éducateurs lucides sont conscients de l'interdépendance des multiples combats émancipateurs. Pour préserver leur équilibre et agir efficacement, ils acceptent la frustration de ne pas entamer tous les fronts à la fois. Riches de leurs solidarités fraternelles, de la mutualisation de leurs actions et de leurs échanges formateurs, ils aident avec une conviction accrue leurs élèves prenant en main leur destinée grâce aux savoirs. Ces éducateurs ne confondent pas leur mission de service public avec l'allégeance à un État engagé depuis 25 ans dans la gestion néolibérale de la société. Ils ne partagent pas l'illusion que les savoirs, savoir-être et savoir-faire puissent être délimités en un socle. Ils résistent au zèle d'une hiérarchie intermédiaire abusant d'autoritarisme pour évacuer l'enseignement derrière une bureaucratie de contrôle des adultes et des enfants. Ils ne s'inscrivent pas dans la tradition de la préparation de la classe dans un cahier journal rassemblant des programmations de séquences à objectifs spécifiques, alors qu'en réalité, la classe se prépare par la théorisation de la pratique alimentée par la réflexion des autres, pairs ou chercheurs, hors hiérarchie. Ils évitent le  diktat  des programmes officieux distillés par les maisons d'édition de manuels scolaires. Ils réprouvent les pratiques dominantes artificielles de formatage des cerveaux disponibles par une programmation d'exercices ennuyeux et d'évaluations stressantes conformes à la demande institutionnelle mais peu formatrices à l'autonomie culturelle. Ils atténuent et contournent les pressions sociales qui accordent une place démesurée à la mémorisation de règles par des exercices mécaniques dans les matières dites fondamentales. Ils ne se laissent pas envahir par le défaitisme dû à de mauvaises conditions de travail en terme d'espace, de matériel et d'effectif (la revendication limitant les classes à 25 élèves a plus de 50 ans !). Ils rapprochent leur école, tant que faire se peut, des centres de création et de diffusion culturelle (accessibilité matérielle et financière des bibliothèques, des théâtres, des cinémas et des musées). Ils ne craignent pas de perdre leurs prérogatives dès que surgit un esprit créatif (même en art, il faudrait contraindre les élèves à faire « à la manière de », comme si les enfants ne pouvaient pas tout simplement peindre à la manière d'eux-mêmes !). Ils savent l'importance des émotions dans le processus d'apprentissage. Ils placent la création au centre du processus d'émancipation. Ils ne souscrivent pas au mythe de l'homogénéité d'un groupe-classe. Ils encouragent les réussites des élèves. Ils instituent seulement le strict nécessaire. Ils relativisent et laissent suffisamment de jeu dans les rouages de la classe. Ils prennent sur eux, un peu de bruit, de légères entorses à la règle. Ils savent le pouvoir d'un regard et du langage non-verbal. Ils sont persuadés que les enfants apprennent malgré tout, malgré eux. Ils sont attentifs à la qualité de l'histoire du sujet. Ils sont persuadés que les enfants élaborent leurs savoirs « à partir de ce qu'ils savent déjà »(1). Ils se souviennent de leur propre histoire, à l'origine de leur destin d'enseignant, qui imprègne chacun de leurs gestes, chacune de leurs postures éducatives. Ils font confiance à l'expérimentation et aux tâtonnements sur des hypothèses pensées dans la grégarité d'un groupe coopérant. Ils acceptent les moments de régressions qui font partie du rythme nécessaire à la vie de l'individu et du groupe. Ils ouvrent leur classe aux collègues, leur école aux parents. Ils s'efforcent de se remettre en cause, osent se lancer, confiants dans leurs capacités à penser et élaborer leur pédagogie en lien avec des pairs. Éduquer c'est combattre trois sources d'aliénation : l'obscurantisme, le conditionnement psychique et l'assignation de classe sociale. Éduquer, c'est aider à s'émanciper. L'émancipation est l’œuvre du sujet lui-même. Pour éduquer, ils combattent leurs propres préjugés, procèdent à une introspection certaine, et analysent la portée politique de tout acte éducatif. Ils revendiquent leur place d'éducateur-chercheur en sciences de l'éducation et l'occupent activement et fièrement.

 


(1) Monique Quertier, Francine Tétu, La Joie du maître, un élan libérateur, in Le Nouvel Éducateur n°232, ICEM-Pédagogie Freinet , avril 2017