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Petite contribution à la réflexion orthographique icemienne

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Janvier 1989
Je me souviens... de la longue et fumeuse histoire de l'orthographe.
Je me souviens que les textes du moyen-âge sont plus faciles à comprendre quand on les entend lire (surtout par une voix "avec l'accent") que quand on les lit, à cause de l'orthographe.
Je me souviens de Rabelais, Montaigne ou Ronsard, guère plus faciles à lire, à cause de l'orthographe, à cause de la typographie.
Je me souviens aussi des apprentis sorciers qui à cette époque ont tenté de restituer une orthographe "correcte", rappelant l'origine oubliée des mots ... mais en se trompant parfois. Et je me demande si ce retour érudit aux sources valait de toutes manières la peine. Que voulaient-ils donc servir ?
Je me souviens d'ailleurs de la Marquise de Sévigné et ses copains, qui se foutaient comme d'une guigne de ces restitutions érudites - et ça ne les empêchait pas d'écrire.
Mais je me souviens à nouveau de la difficulté qui naît immédiatement de la nécessité de décoder un texte, et je me demande si la liberté d'écrire à sa guise est une liberté pour tous, ou au contraire, un privilège de plus pour les rares bons lecteurs, qui peuvent se permettre un obstacle supplémentaire à la bonne compréhension du texte.
Là, je me souviens que l'on est plus souvent lecteur qu'écrivain ; et je me demande si l'on peut longtemps désirer écrire quand on lit mal.
Je me souviens de la vague de mise au pas de l'orthographe au 19e siècle, et tout d'un coup je voudrais bien savoir l'époque précise de cette codification, et ses auteurs, et ses objectifs.
Car je me souviens de la fameuse "Dictée de Mérimée", terriblement significative, avec ses difficultés "Pivotiennes", et qui a terrassé à la fois des notables (Napoléon III!) et des écrivains français (!), mais qui a vu dit-on triompher un Autrichien (et lequel: Maeternich).
Je me souviens en tous cas de l'institution peu de temps après, d'une école "pour tous", assise sur le calcul, l'orthographe, l'histoire et la morale; et je n'oublie pas que ces apprentissages ont été voulus par un bourgeois pour les enfants du peuple, qu'il fallait bien préparer à des tâches qui changeaient; et je me dis aussi que la codification de l'orthographe est liée à la généralisation de la lecture, à la multiplication des feuilles écrites (journaux, publications bon marché ...), donc à la nécessité d'un véhicule commun.
Mais je me demande si la complexité de ce code n'est pas délibérément une manière "d'en imposer» au commun des mortels, en faisant de l'écriture imprimée un art : après tout, en même temps que le code de l'orthographe, s'instituait la valorisation de la belle écriture manuelle ( là, on peut comparer les calligraphies ces années 1800 et des années 1900 dans les registres de mairies par exemple!). Mais au fait, qui maîtrisait cet art? Des employés, des ouvriers très qualifiés. Fichtre...
Je me souviens de la présence de "nuls" et de "bons" en orthographe dans toutes les classes sociales; mais le petit-bourgeois a plus de chances que le fils d'ouvrier de devenir ingénieur - et d'avoir une secrétaire!
Je me souviens de l'importance des lectures personnelles fréquentes dans l'acquisition de l'orthographe "d'imprégnation"; pourtant, je me souviens des comptes-rendus d'agrégation de Lettres, qui se lamentent sur l'aggravation régulière de "l'orthographe" des candidats ( ils ont bien dû lire leur soûl, ceux-là, tout de même!)
Je me souviens du nombre de plus en plus important de fautes caractérisées dans les feuilles imprimées (presse syndicale enseignante et autres ...), je me souviens du job de ma copine qui corrigeait des projets de "communications" bourrés de fautes chez un éditeur scientifique. Je me souviens des anglais et des américains, dont la langue est pourtant si simple à écrire, à comparer de la nôtre, et qui connaissent aussi des difficultés d'orthographe.
Je me souviens du correcteur orthographique de mon ordinateur, qui examinera tout à l'heure mon texte, mais qui n'y repérera au mieux que les fautes "d'usage", les fautes "d'imprégnation" donc, en gros.
Je me souviens des dangers de ce correcteur orthographique qui risque de figer encore un peu plus des formes orthographiques fixées depuis plus de cent ans, et cela peut être catastrophique pour les facultés d'évolution de ma langue, déjà handicapée dit-on face à l'anglais par sa complexité.
Alors
Comme j'en ai un peu marre de me souvenir, et toi aussi sans doute, ...
Je me dis que l'orthographe, ce n'est pas vraiment le problème de l'écrivain :celui qui a envie d'écrire, le fait, et compte éventuellement sur les autres (le maître, le correcteur de l'éditeur, le correcteur de l'ordinateur...) pour mettre son texte au propre.
Après tout, tout le monde parle, "sait" parler, pourtant, tout le monde n'ose pas "prendre la parole". La plupart des " "bons" en orthographe n'écrivent jamais. Le passage à l'acte ne me semble donc pas directement lié à l'outil.
 

 

Mais je me dis que l'image que l'on se fait de l'outil "écrire" par contre, peut être perturbée, quand la charge trop pesante: on peut toujours écrire pour soi: mais si on écrit pour communiquer, on s'attend à être lu et là, ça peut se compliquer, si on a été persuadé qu'on était " illisible", ou "qu'on n'a rien à dire" !
(ça, les pédagos l'ont compris depuis longtemps, et ils n'ont pas attendu la mise en route d'une réforme de l'orthographe pour donner
à leurs élèves les moyens de s'exprimer. Du coup, ils ont montré que souvent, la volonté d'améliorer son orthographe venait du désir d'écrire et d'être lu; et si le texte s'ornait encore de fautes, ils ont trouvé plus d'une manière de faire accepter les dernières corrections. )

Le problème de l'écriture, ce n'est pas l'orthographe Ceux qui se persuaderont le plus facilement qu'ils ne sont pas "lisibles" - ou qu'ils n'ont rien de nouveau à dire-, se retrouvent comme par hasard dans les classes populaires: l'école en particulier les a privés de leur passé culturel "populaire"(souvent non-écrit), et les modèles de remplacement, issus d'une culture bourgeoise, "trichent" en proposant ces œuvres corrigées, adaptées au code en vigueur.
Je me dis, en somme, que l'orthographe c'est d'abord le problème du lecteur: pour lire vite et comprendre, j'ai besoin d'un code : une graphie fantaisiste m'entraîne dans des impasses, je perds le fil du discours.
Je ne suis pas sûre du tout que l'habitude de graphies fantaisistes m'aiderait à dépasser cette difficulté- il y a trop de petits mots voisins par la graphie et la prononciation, mais étrangers par le sens; on ne peut pas toujours compter sur le contexte pour faire la différence.
En tous cas, je suis sûre que cette complication de l'activité de décodage rendrait la lecture encore plus difficile au lecteur moyen, à celui qui mémorise déjà difficilement, et a du mal à faire la synthèse de ce qu'il lit.
Cependant, il me semble simplement aberrant, au nom même de la culture, au nom de l'histoire, de sacraliser définitivement un code établi à un moment donné: la langue vit, évolue; l'orthographe (ou graphie "droite", correcte), c'est celle qui rend compte au mieux de la langue à l'écrit, à un moment donné. Point. Au nom même de la culture, on devrait donc refuser le carcan d'un vieux code (qui, de plus, a toujours fait la preuve de sa trop grande complexité). Le dictionnaire réexamine et renouvelle régulièrement ses items, pourquoi pas leur orthographe?
 

 

Je m'inquiète de la mise en oeuvre d'une réforme de l'orthographe; par contre, et très égoïstement, je désire ardemment l'abolition des "Ph" prétendument millénaires et des consonnes redoublées que nulle logique ne régit, et que je maîtrise à peu près d'instinct, mais avec des coups au coeur, des grosses vagues de doute de temps en temps pendant que j'écris au tableau (et si je proposais une graphie fausse, bêtement, et si j'allais imprégner mes gamins d'une énormité: c'est le prof qui l'a écrit...).
 

 

Mais je sais bien que je trébucherai pendant longtemps sur les nouvelles graphies, à la lecture; alors que je repère sans difficulté une "farmacie" en Italie ou en Espagne. Et mes futurs élèves auront un bel effort à faire, pour écrire simples les mots qu'ils trouveront encore "compliqués" dans les livres. Là, il faudra donner des explications, plus ou moins "politiques"; ça va être rigolo, les interprétations qu'ils entendront.
Il me semble qu'il y aura un temps de tolérance, mais qu'il faudra énoncer des objectifs de simplification précis, pour ne pas encore compliquer ce qui l'est déjà trop, pour ne pas détourner aussi un peu plus les étrangers (les pauvres!) de l'apprentissage du français - ça, ça me préoccupe vraiment: après tout, la simplification de l'orthographe en Italie a-t-elle  encouragé les Français à étudier cette langue? En tous cas, à Lyon, cet enseignement est devenu tout à fait rare!
Ce que sera notre langue dans 50 ou 100 ans, je me le demande - et je crois que ça fait partie de mon boulot de prof de Français.
       Je sais que le Français vivant s'enrichit de plus en plus de mots anglophones, mais j'ai constaté aux USA, non seulement une grande fréquence de certains mots français "naturalisés", aux enseignes des boutiques ou sur les menus (Beauté, Restaurant, Sautéed potatoes...), mais aussi, la présence de quelques expressions (Et voila -sans accent-, C'est la vie...). Alors, je n'ai pas envie d'enseigner dans mon pays une langue mourante, une langue que je contribuerai à tuer: je crois que le Français restera, vivra, s'il a sa place, s'il est utile, adapté à certaines nécessités de l'expression, ressenti en France et à l'étranger comme un outil suffisamment riche pour s'exprimer .
Mais je me demande encore pourquoi mes élèves et leurs parents veulent des dictées; j'ignore si ce n'est que désir un peu (!) borné de suivre totalement le parcours d'obstacle inévitable pour accéder au sacro-saint baccalauréat (80% de bacheliers etc...). Ou s'il y a là une volonté conservatrice de maintenir les vieilles valeurs, les vieilles difficultés (on en a bavé, mais c'était pour notre Bien; ou : on en a bavé, alors à ton tour....) Est-ce que nous pouvons leur faire un nouveau Français dans le dos?
Bon, j'arrête, Tu as tenu jusque là ?
Annie
PS. Tu sais ce que le correcteur orthographique m'a proposé pour remplacer "potatoes"? "Pieutâtes"!!! Par contre, il ne connaît pas "comptes-rendus" , et il accepte "voila" sans broncher. Mouais.
Annie Dhénin
Septembre 89

 

Extrait de French Cancan n°1

Revue du secteur de français de l'ICEM

16 numéros parus de 1988 à 2000