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Le Nouvel éducateur n ° 245 : Échos du Congrès

En supplément, un article annoncé dans la revue...

La ruche

Jean Teissier 

Partie 1 : « je »

 

Au lendemain d’une nuit trop courte…

Ce n’était peut-être que la fatigue qui m’avait jeté là, dans ce fauteuil…

Mais je l’ai vue soudain.

Dans les corps qui m’entouraient, je l’ai vue.

Ça bougeait.

Ça bougeait comme d’autres dansent.

Ça s’élançait, porté par le désir de se faire aigle.

Les autres manières d’être une étoile, ça les manquait de peu.

Ça réécrivait dans des lignes déjà écrites. Ça suivait sans les suivre des sentes déjà tracées.

Ça cherchait le dansé libre sous la chorégraphie.

Ça m’apparaissait comme ça : comme un bougé, trop grand pour moi. Je ne pouvais pas l’enserrer dans une formule. Je ne pouvais pas l’enfermer dans une vérité.

Ça glissait. Ça s’échappait. Ça débordait, de valeur en rencontre, de vécu en technique… Ça ne pouvait pas n’être que là. Ça ne pouvait jamais être seulement « ça ».

Ça glissait.

Et dans ce glissement se jouait, ici, maintenant, une histoire qui me semblait presque lisible…

 

Avant l’ouverture

Ça m’a surpris, comme le retour d’un ami qu’on croyait oublié.

Il faut dire que ce n’était pas gagné.

Les urgences trop banales de nos journées qui durent déposent leur poussière dans chacun de nos creux. On en oublie ses manques. On les remplace par des objectifs.

J’avais mes objectifs en venant au Congrès.

Ils m’apportaient une toute-puissance inquisitrice, qui me bouchait les oreilles et immobilisait mes yeux…

Une norme.

Une norme pour tout prévoir, tout planifier.

Une norme pour juger tout mon monde. Oubliant que ce monde est peuplé d’êtres humains qui agissent comme ils peuvent et essaient d’en parler.

Je suis venu ici, tout hanté de moi-même, peu attentif à ce qui vivait hors de mes schèmes, peu ouvert à l’inespéré… jusqu’à ce qu’une bourrasque balaie toute cette poussière.

Jusqu’à un évènement.

 

Ce qui fait évènement

La plupart des grands évènements sont difficiles à raconter.

 

Voici Z. qui revient en classe. Un sourire immense éclaire son visage : « Maitre ! Maitre ! Eh ben, tu sais ? Moi, ze t’ai vu à la cantine ! » Je réponds un vague « oui, oui, je sais, je t’y ai vu aussi… » Et je ne vois pas ce que ça a d’extraordinaire. Je ne parviens pas à me hisser à la hauteur de sa joie.

 

L’évènement se raconte mal. Il ne survient jamais dans le vide.

Il éclaire brutalement une partie de nos trames. Il nous appelle à en briser certaines pour en assumer d’autres. Il est l’opportunité de s’inventer une nouvelle mémoire, qu’il viendrait comme parachever.

L’évènement se raconte mal, mais je veux m’y essayer.

 

Rencontre avec le secteur international. Premier jour de congrès.

Noelya Trejos Cabrera prend la parole : elle essaie de nous faire gouter l’émotion qui a soufflé sur un mouvement uruguayen renaissant, lorsqu’il s’est découvert une origine qu’il avait oubliée.

Comme elle parle peu français, une amie l’accompagne et s’improvise traductrice. Elle aussi fait ce qu’elle peut. Arrive le moment où elle ne peut plus. Noelya lui tend ses notes. Elle traduit les mots écrits.

Et moi je suis coupé en deux.

La petite voix cynique de mon juge intérieur peut bien trouver à ricaner : « Si c’était pour donner un discours à lire à une autre, c’était bien la peine de venir… ». Mais elle est en train de dévisser, remplacée par le réveil d’une certitude : c’est ça — précisément ça — qui est précieux.

Parler de ce qui est vivant, malgré l’éloignement, malgré nos maladresses, malgré la certitude qu’on ne pourra pas le faire correctement… Tenter de parler malgré tout.

Ça, ça me frappe de plein fouet. Une métaphore commence à poindre. Un désir de répondre s’amorce. À mon tour, je voudrais oser.

 

Deux jours plus tard, tout planning balayé, je prends une pause dans un fauteuil. Yeux sans focale, oreilles qui errent, je laisse mes pensées dériver…

Et c’est là que je la vois, comme un texte bruyant, mouvant, coloré : la ruche. Un truc pas mal trop compliqué…

Je voudrais en parler quand même.

Partie 2 : vers un « nous »

 

Voici ce que j’ai cru y lire :

 

Ce qui me frappe lentement

La ruche apparait d’abord comme une richesse.

Et la richesse est d’abord un excès.

Des rencontres ont lieu, diverses, tout le temps, partout. Il y en a trop. Impossible de toutes les suivre. Cette fois encore, tu n’en verras pas le bout. Tu te bricoleras un tissu de savoirs, relatifs et partiels. Mais le palais est trop vaste pour toi. Il faut oser une direction pour commencer à l’arpenter.

 

Une fois l’attention dirigée vers une partie de la ruche, on découvre sa richesse comme un assemblage de textes, d’outils, de pratiques, qui s’insèrent tous dans une histoire.

Rien à voir avec ces allées de grand magasin où, par milliers, des articles sont livrés à tes caprices consommateurs. Ici, les produits n’ont pas été coupés des mains de leurs producteurs. Ils viennent eux-mêmes te les présenter. Ils te les confient avec leurs craintes, leurs doutes, leurs espoirs et leurs colères. Ils te racontent leurs premiers tâtonnements. Ils te parlent de ceux qui les ont précédés… Ce n’est pas une technique qu’ils t’offrent. C’est une mémoire qu’ils partagent. Leur mémoire. Vois, elle pourrait devenir la tienne…

 

Poser le pied dans une mémoire, ce n’est pas regarder en arrière. C’est entendre ce qu’elle porte de souffle. C’est diriger son pas vers l’horizon qu’elle fait émerger.

Une mémoire ne fonctionne pas comme un capital que l’on préserve, comme des vérités qu’on momifie, comme un trésor sur lequel on veillerait à la manière d’un dragon assoupi…

Elle est force d’appel. Elle crée des militants. La plupart s’élancent avant de vraiment la connaitre. Toi-même, tu connais mal l’histoire du mouvement : ses figures, ses tensions, ses schismes… Ça ne t’empêche pas de marcher.

Une mémoire s’enrichit de ces trajectoires ordinaires qui, retraversant ses espaces à leurs manières, tentent de l’assumer. Cette mémoire ne se compose, au fond, que des traces laissées par ces efforts pour enrichir nos milieux de vie : une série de cairns sur un chemin de ruptures instauratrices.

 

Survient alors le pas d’après, le plus troublant de tous. Celui que tu n’oses pas encore avouer.

Emporté par son élan, le militant finit par traverser des frontières. Il part voir au-delà de ce que ses maitres ont vécu et fait.

C’est toujours une prise de risque.

Là-bas, au loin, on peut se perdre. Soumises à la loi d’autres imaginaires, nos identités, nos appartenances, peuvent, lentement, s’éroder. Nos visages s’y altèrent. Et ceux qui furent nos proches ne s’y reconnaissent plus.

On n’en revient jamais indemne. On n’en revient parfois jamais.

C’est pourtant nécessaire. Le milieu, qui n’est riche que des traces laissées par l’effort d’aller chercher, au-delà des normes, ce qui brule sous leurs cendres… Ce milieu-là ne peut pas se contenter de rester un cloitre plein de lumière. Il s’y essoufflerait. Il lui faut, lui aussi, affronter ce qu’il a rejeté dans la nuit…

 

Ce qui me fait oser

Seule, la richesse n’est pas motrice.

Même retournée à l’état de traces, elle porte son poids d’humiliation. Un passé glorieux pèse sur nos têtes. Il nous renvoie à la pauvreté de nos propres actions.

Qui suis-je pour vous dire ce que je vous dis, moi qui ne suis qu’une main dans l’ombre, une main qui a surtout échoué ?

Ne serait que la richesse, nos voix de fouleurs de terre auraient, dès leur premier balbutiement, été écrabouillées.

 

Autre chose permet d’oser.

Cette « autre chose », on pourrait l’appeler « confiance ». D’autres pourraient l’appeler « amour », en hésitant un peu. En pédagogie Freinet, on parle plus facilement de « coopération ».

Peu importe. Le mot n’est que la neige qui brille, immaculée, tout au sommet de l’iceberg. En dessous, on trouve la glace de nos pratiques. Et celle de nos corps gelés, sous la ligne de flottaison.

 

Nos corps s’adressent aux autres en silence. Ils parlent de leur histoire. Mais ils parlent aussi de la place qu’on leur laisse, ici et maintenant.

Ça se joue dans des petits riens.

À Angers, des êtres, qui n’étaient pour moi que des noms, se virent affublés d’un visage et d’un corps. Et ces corps renâclaient le matin et faisaient la vaisselle. Comme le mien…

Il y eut aussi ces rencontres de hasard avec de parfaits inconnus. Parce que les circonstances nous avaient extraits de nos cercles d’appartenance. Parce que nous étions provisoirement seuls dans un même lieu…

 

Lorsqu’on pense un espace, on peut dresser partout des estrades. On peut aussi les faire tomber.

 

Ça ne suffit pas toujours. Les corps sont aussi travaillés par des affects de surface et une mémoire ancrée. Il ne suffit pas de leur ouvrir une place pour qu’ils la prennent.

Voici T. qui va chercher sa veste : il marche sur toutes les chaussures, repousse deux élèves et fait tomber trois manteaux… L’organisation actuelle de la classe ne l’a pas convaincu qu’il n’avait pas à s’imposer. Il ne voit pas ce que la présence des autres implique.

Une pratique devient ici nécessaire.

Avec les autres élèves, nous allons la construire. Une pratique ouverte à tous pour répondre à son problème à lui. Une pratique qui lui montre une autre manière de faire. Une manière qui soit à sa portée. Dont il puisse faire son propre miel. Qu’il puisse comprendre et faire sienne.

Sans doute faudra-t-il aussi la mettre en mots. L’expliciter. Mais les mots ne parlent qu’à la mesure de ce qu’ils éclairent de notre vécu. C’est pourquoi il faut accepter de les redire, encore et encore.

Dans le secret de mes oreilles, toutes vos paroles sont neuves, toujours. Rien ne s’y répète jamais.

 

Coopérer.

Souffler ensemble sur les mêmes braises pour convaincre ceux qui tremblent de froid que, s’ils sont capables de respirer, ils peuvent contribuer au feu…

Ça ne marchera pas toujours.

Mais, par surprise ou par usure, il arrive que ça touche le cœur d’un p’tit con qui ne voyait pas plus loin que le bout de son objectif.