Raccourci vers le contenu principal de la page

Le Nouvel éducateur n°246 : Faire vivre les Droits des enfants

L'article  Le droit à une vie digne complet...

Les enfants des rues au Guatemala : le droit à une vie digne

Annamaria Pellecchia1

 

Le Guatemala et les Mayas

Les Guatémaltèques sont d’origine maya, civilisation qui remonte à deux millénaires avant Jésus Christ, connue pour ses compétences en écriture hiéroglyphique, en science, en architecture. Lors de l’invasion espagnole, son progrès culturel et son autonomie ont été brisés; un génocide a été commis durant quinze ans avec cinq millions d’Indiens tués.

En 1960, avec la complicité des USA, un autre génocide a eu lieu. Après 36 ans de guerre, des accords de paix, jamais respectés ont été signés. Aujourd’hui, suite à la mondialisation néolibérale, les inégalités sociales et la violence ont augmenté, en particulier contre les femmes : les viols risquent d’augmenter.

Le pouvoir politique et militaire et les propriétés foncières sont entre les mains des "22 familles". L’augmentation des inégalités, le taux de chômage élevé et le manque de nourriture, créent une violence endémique dans toutes les relations sociales : 6.000 meurtres chaque année (16 par jour) dans la capitale, où vivent au moins 5.000 enfants des rues, phénomène causé par la pauvreté et un fort machisme qui rend instable la cellule familiale. « Quand les jeunes vivent de nombreuses années dans la rue, ils se disputent souvent, en créant des problèmes à la police qui, ensuite, les poursuit la nuit en tant que voleurs, en faisant intervenir les escadrons de la mort, des soldats et des policiers qui prennent d’assaut la rue, à la recherche de gens marginalisés, et les tuent pour faire du "nettoyage social »2, action qui, dans nombreux pays d’Amérique latine, représente une méthode rapide pour résoudre les inégalités.

 



Le Mojoca3

Qui sont ces enfants de la rue ? Des filles, mères souvent dès l’âge de 15 ans et des garçons, poussés dans les rues par la pauvreté et la violence domestique. Ils sont seuls, exposés aux trafiquants et aux milices violentes, ils vivent dans la rue et dans les rencontres qu'ils font, ils recherchent l'affection et la compréhension qu'ils n'ont plus.

En 1993, Gerard Lutte, belge, enseignant de Psychologie du développement à l'Université de Rome, va au Guatemala pour mener une recherche sur les enfants des rues. À partir de leurs histoires, il remarque que les institutions ne les ont pas impliqués dans les décisions et n'ont pas essayé de développer le sens critique et l'engagement social pour lutter contre les causes de la pauvreté. Il établit des relations d'amitié avec ces jeunes. Dans la tentative de les aider, Lutte imagine un mouvement, le Mojoca, Movimiento Jovenes de la Calle : « Dans ces rencontres, dialoguant avec eux, essayant d’aider chacun à réaliser ses rêves, est née l’idée de former un mouvement autogéré par eux-mêmes »4.

Lutte déclare : « Nous donnons la priorité aux filles car elles subissent le plus de violence, souvent même des violences sexuelles de la part de policiers. Les filles ont aussi le plus de besoin puisqu’elles sont souvent enceintes ou ont des enfants et il n’est pas évident de bien élever les enfants dans la rue ». En 2006, après plusieurs années de victoires et de défaites, la complète autogestion arrive : les garçons et les filles prennent des décisions, les adultes n’étant que des conseillers.

Le principe inspirant était que les enfants ont l’intelligence, les compétences et les valeurs nécessaires pour devenir responsables de leur vie, s’intégrer dans la société en tant que citoyens, diriger le Mojoca et contribuer à une société plus juste. Une grande attention est accordée à l’égalité des sexes et à la lutte contre la violence sexiste, estimant que les filles qui refusent le pouvoir de l'argent et des hommes sur les femmes participent à la construction d’une société plus respectueuse de la vie et de la dignité de chacun.

 



 

De l’exclusion à la participation.

La transition route-insertion dans la société en tant que citoyens responsables se déroule en quatre étapes. La première consiste en une rencontre pour décider ensemble, comment faire face à leurs besoins vitaux. La deuxième étape prévoit que ceux qui font partie du Mouvement, participent à la vie de la Maison de l'amitié (ouverte de 7 heures à 19 heures), signent un contrat avec droits (utilisation des douches, repas, soins pour la santé physique et mentale, assistance sociale, etc.) et devoirs (respect des règles de cohabitation, engagement à l'école et dans l’apprentissage d'un métier en atelier, prise en charge d'eux-mêmes, de leurs amies et amis de route). Cette phase délicate nécessite un grand effort d’engagement, de continuité, un changement radical de vie et la suppression de la drogue, condition vitale pour un projet de vie alternatif.

La troisième concerne la réintégration dans la société avec un emploi et un foyer. Les logements possibles sont :

- la Maison 8 mars, autogérée par des filles, lieu de passage où elles vivent juste le temps nécessaire pour pouvoir ensuite s’intégrer dans la société de manière indépendante ;

- la Maison des amis, pour les garçons, avec des fonctions similaires à la Maison 8 mars ;

- un foyer individuel, avec de l’aide financière pour les premiers mois, un soutien psychologique et matériel par un conseiller adulte.

La dernière étape : la vie hors rues. Si les filles qui ont quitté la rue le souhaitent, elles continuent de recevoir de l’aide du Mojoca et sont invitées à soutenir leurs camarades qui vivent toujours dans la rue, à travers des groupes de travai l:

- Quetzalitas, un groupe d’entraide, composé de jeunes mères, espace de discussion, d’amitié et d’approfondissement sur la condition et les droits des femmes ;

- Nueva generacion, composé de garçons chargés de prendre soin des jeunes encore dans la rue en les aidant à comprendre ce que c’est le Mojoca et l’aide qu’il peut leur apporter pour améliorer leur vie ;

- Mariposas, un groupe d'une centaine d’enfants, fils de filles et garçons qui ont quitté la rue ; ils sont divisés en sous-groupes et reçoivent une éducation sans violence qui respecte leurs droits en tant que personnes.

L’Assemblée Générale des jeunes prend les décisions et le Comité de Direction qui s’occupe réellement du Mouvement est élu par les jeunes (un délégué par groupe).

L’aspect financier est un défi. Pas de subvention du gouvernement. Certaines ressources proviennent de la vente de produits de couture, de la boulangerie, la cafétéria, la pizzeria, et d'autres de récompenses (trois prix internationaux) et des réseaux d'amitié (Italie, Belgique). La Maison de l'Amitié accueille diverses activités professionnelles: boulangerie, atelier de couture, cuisine, pizzeria et récemment la cafétéria, le Mojocafé ouvert sur l'extérieur où on vend aussi des pâtisseries et du pain. Martha coordonne l’atelier couture, où les sacs, les nappes, les porte-clés, les sacs à dos, les étuis à lentilles, les stylos et d’autres objets sont fabriqués et vendus. Josè est le maître boulanger, qu’avec Alfonso et d'autre jeunes produisent chaque jour un pain délicieux. Dans la cuisine, on prépare des petits déjeuners et des déjeuners pour les cinquante personnes qui habitent la maison pendant la journée ; chacun effectue une tâche (administration, espace médical et psychologique, espace éducatif, laboratoires, espaces pour les nouveau-nés, les adolescents, les enfants des rues). L'espace est utilisé au maximum.

 



 

Expérience de formation sur les techniques Freinet

L'objectif était de fournir aux opérateurs guatémaltèques une expérience de formation à la pédagogie populaire, qui pourrait apporter un autre point de vue. Marco Esteban est un enseignant mexicain du mouvement MMEM5: « Soco et moi avions nos inquiétudes : le cours en atelier répondra-t-il à leurs attentes ? Deux journées intenses de travail ensemble nous ont permis de dissiper nos doutes : liberté d'expression, expérimentation, coopération, éducation au travail, créativité, mondialisation et école populaire sont des principes que nous partageons avec ce groupe.

Nous avons travaillé avec le journal de l'école, les textes libres, la lecture à haute voix, les conférences (ils ont parlé des textiles mayas, du rock, du football, des grossesses non désirées, de l'école Mojoca, de la vie dans la rue, entre autres), la correspondance, les jeux coopératifs et le montage vidéo.

Le produit de cette rencontre est le Mojoca Gazette N°1 qui reproduit les textes libres des participants Mojoca et « Sulla Strada » qui partagent avec nous leurs sentiments, leurs histoires et leurs pensées ; c'est un matériel intéressant car il reflète l'identité de chaque auteur. »

Et puis Marco et Socorro font une réflexion sur Mojoca : « Nous nous arrêtons pour réfléchir ensemble. Une société injuste, résultat d'un système social d'exploitation, où les jeunes de la rue sont le produit et le reflet de cette société qui a privilégié la concentration de la richesse entre les mains de quelques-uns et l'exploitation des grandes sociétés transnationales. Les gouvernements ne le feront pas, ce sont les communautés qui doivent influencer cette situation d'une manière politique, éducative et sociale. Le Mojoca est une réponse des jeunes de la rue. Notre solidarité va au Mojoca. Merci de nous permettre d'entrer ces jours dans vos rêves et dans votre pratique de la libération. »  

 



 

Témoignage

Gerard Lutte : « La chose la plus importante de ces vingt-six années est qu'un mouvement s'est formé, il est directement géré, en grande partie, par les garçons et les filles des rues ; et ensuite qu'ils aient pu sortir de la rue, étudier, se former et surtout exprimer leur solidarité avec les autres, leur volonté de changer la société.

Le plus triste chose, c'est de voir que des filles et des garçons sont assassinés par des « escadrons de la mort », par la drogue et qu'ils ne peuvent réaliser leurs rêves, avoir droit à l'enfance et à une vie digne en dehors de l'exploitation, de la violence et des maladies.

Je crois que le Mouvement pourra aller de l'avant et compter de plus en plus sur le travail bénévole des jeunes qui ont quitté la rue, qui peuvent financer leurs activités de manière autonome, pour réaliser leurs propres rêves, car ce sont eux qui font le changement avec leur volonté, avec leurs projets de vie alternative. Le monde attend un changement général et je pense que Mojoca donnera sa petite contribution, pour que la vie ait le dernier mot et puisse surmonter la destruction : l'amour vainc la haine. »

 

Quenia Guevara Guzman : « Avant, j'étais dans une autre association, mais je n'étais pas bien traitée et mes droits n'étaient pas respectés ; un compagnon m'a présenté le Mojoca, avec différentes activités, et m'a parlé de l'importance de l'école, de nos droits, de la façon dont nous pouvions participer à ce mouvement. J'ai vraiment aimé l'approche si différente de celle de cette autre association. J'ai rejoint le Mojoca, j'ai commencé à étudier et j'ai obtenu un diplôme, et pendant quelques années, j'ai été colporteur de crayons de couleur. Maintenant, je travaille avec Gerard, je suis son assistante. Je le suis toujours, vingt-quatre heures par jour, sept jours par semaine. J'ai des expériences incroyables avec lui au Guatemala et en Europe.

Je remercie ceux qui nous soutiennent et nous donnent l'occasion d'étudier, de travailler, et pour les filles qui ont des enfants, parce que elles peuvent avoir une vie meilleure.

Avec une plus grande prise de conscience, nous pouvons mieux nous battre pour nos droits ».

 



 

Conclusion

Le but de Mojoca est de promouvoir, par l’amitié libératrice et l'apprentissage, (un moyen de prendre conscience de ses droits pour atteindre sa propre libération), par l'éducation des marginalisés et des opprimés, la transformation de victimes inconscientes d'une système fondé sur l'inégalité, en protagonistes de leur vie et agents du changement social, créateurs d'un monde plus juste et plus solidaire.

annamariap395[arobase]gmail.com

 

1 L’auteur appartient au MCE Italia. Ont également contribué à cet article : Marco Esteban Mendoza Rodriguez, Maria Socorro, Gerard Lutte, Quenia Guevara Guzman, Mirna Cragua et, pour la traduction en langue française, Cristina Carraturo.

2 Extrait de l'interview vidéo à Mirna Cragua, ex fille de la rue, aujourd'hui employée chez Mojoca (en administration), une véritable "colonne"

du Mouvement.

3 - Site web: http://www.mojoca.org.gt/

- Mouvement belge de soutien au Mojoca, en langue francaise https://www.mojoca.be/

- Mojoca en facebook: https://www.facebook.com/Guatemala.Mojoca/

 

4 De l’exposé de Gerard Lutte dans le cadre de la rencontre Incroci di strade per i diritti umani e la pace, Napoli 20 avril 2016: " J'ai rencontré

Mirna en 1993, elle avait 13 ans, je l'ai interviewée, elle m'a raconté une histoire choquante ... C'est une des raisons qui m'a poussé à prendre la

décision de rester avec eux".

 

5 A la demande de Gérard Lutte, Marco Esteban et son épouse Maria Socorro, deux enseignants mexicains du MMEM, ont participé à une initiative de solidarité pour le Mojoca, avec Lanfranco Genito (du C.A. Fimem) créateur de l'initiative. Ils ont animé un cours gratuit sur les techniques Freinet, tenu en juillet 2019 avec la participation de 40 enseignants et opérateurs du Mojoca et de l'association Sulla Strada (https: //www.sullastrada .org) qui organise une école populaire dans le village maya de Cerro La Granadilla, à 45 km de la capitale, en ôtant ainsi, chaque année, 300 enfants de la production de feux d'artifice.