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En Chantier n°13, mars 2010, Et si on jouait Socrate ?

Dans :  Français › Principes pédagogiques › 

 

Et si on jouait Socrate ?
Découvrir qui était Socrate, en expérimentant les effets qu’il pouvait produire.
Un écrit de Platon oralisé et réapproprié par des élèves en classe terminale L.

témoignage de Laurence Bouchet, professeur de philosophie au Lycée de Pontarlier (Doubs)

 

Sommaire

Vivre l'écriture et la lecture !

Ecrire et parler, parler et écrire

"Xanthippe et ses amis" au lycée

Le projet

Un écrit de Platon oralisé et réapproprié

La représentation

Le bilan

Annexe : Les dialogies écrits par les élèves

 

 

 

 

 

 

Platon et Socrate

Dans cette image analysée longuement par Jacques Derrida dans la Carte postale, les rôles entre Socrate et Platon semblent inversés puisque le second semble dicter au premier. En réalité, c’est Platon qui a écrit ce que disait Socrate en dialoguant avec ses interlocuteurs.

 

 

 

 

 

 

 

 

Vivre l’écriture et la lecture !

«Socrate – C’est que l’écriture, Phèdre, a, tout comme la peinture, un grave inconvénient. Les oeuvres picturales paraissent comme vivantes ; mais, si tu les interroges, elles gardent un vénérable silence. Il en est de même des discours écrits. Tu croirais certes qu’ils parlent comme des personnes sensées ; mais, si tu veux leur demander de t’expliquer ce qu’ils disent, ils te répondent toujours la même chose. Une fois écrit, tout discours roule de tous côtés ; il tombe aussi bien chez ceux qui le comprennent que chez ceux pour lesquels il est sans intérêt ; il ne sait point à qui il faut parler, ni avec qui il est bon de se taire. S’il se voit méprisé ou injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père, car il n’est pas par lui-même capable de se défendre ni de se secourir.»

Platon, Phèdre

 

«Si l'écriture n'a pas suffi à consolider les connaissances, elle était peut-être indispensable pour affermir les dominations. Regardons plus près de nous : l'action systématique des États européens en faveur de l'instruction obligatoire, qui se développe au cours du XIXe siècle, va de pair avec l'extension du service militaire et la prolétarisation. La lutte contre l'analphabétisme se confond ainsi avec le renforcement du contrôle des citoyens par le Pouvoir. Car il faut que tous sachent lire pour que ce dernier puisse dire : nul n'est censé ignorer la loi.»


Claude Lévi-Strauss,
Tristes tropiques

 

 

Ecrire et parler, parler et écrire :

En classe de philosophie pendant l’année de terminale, les élèves doivent étudier un ensemble de notions à propos desquelles le professeur propose généralement un cours magistral construit autour d’une problématique. On leur demande également, dans le cadre «d’une lecture suivie» de travailler sur un livre philosophique. Cet ouvrage est choisi par le professeur qui dispose d’une liste d’auteurs philosophes déterminée par le programme. Je sais bien, pour n’avoir pas totalement perdu le souvenir de mes années de lycéenne, qu’un livre dont on impose la lecture ne se lit pas avec grand entrain. C’est un travail supplémentaire qui s’ajoute à la longue liste des devoirs. Sans parler du rapport souvent complexe à la culture et à la lecture. Un livre qu’il faut étudier, sur lequel on va être interrogé et dont le maître est censé nous donner la clé, n’est pas un objet ouvert dont chaque intelligence pourrait s’emparer librement.
En général cette partie «lecture suivie» du cours de philosophie est un pensum, il faut lire à voix haute, suivre la pensée de l’auteur et la commenter dans l’objectif de la préparation à l’oral de rattrapage du baccalauréat.
Habituellement je présente l’auteur, le livre et son contexte puis nous commentons. Les élèves désireux de se préparer à cet exercice oral peuvent présenter une explication devant la classe.
Ce contexte (lecture imposée par le professeur, oral de rattrapage) ne facilite pas l’abord d’un livre de philosophie.
Cette année j’ai choisi de faire étudier aux élèves le Banquet de Platon, un texte assez court qui aborde le thème éternel de l’amour. J’ai pensé que cela pourrait plaire aux lycéens.
Mais comment procéder pour ne pas enterrer les paroles vivantes de ce texte, pour qu’il ne devienne pas l’occasion d’un exercice du pouvoir plus ou moins bien accepté, pour qu’il ne soit pas un livre venu du fin fond de l’antiquité, d’une époque qui ne nous parle plus mais qu’il faut malgré tout étudier pour l’examen ? Socrate et Platon n’ont pourtant pas philosophé pour que souffrent des classes de jeunes lycéens !
Que faire pour que ce beau texte sur l’amour nous parle encore, pour s’en emparer pour faire vivre sa lecture ?

« Xanthippe et ses amis » au lycée

L’étude d’un ouvrage de Platon semble tout particulièrement appropriée pour aborder la question du rapport entre l’oral et de l’écrit. Les écrits de Platon se veulent les retranscriptions des dialogues entre Socrate et ses interlocuteurs. La philosophie de Socrate est une philosophie orale, une philosophie vivante, une philosophie de la discussion où l’on pose des problèmes, où l’on examine les arguments, où l’on revient sur ce qu’on a dit, une philosophie que Platon a inscrite dans la durée par le texte. Comme il l’écrit lui-même dans le Phèdre, l’écrit a figé une parole qu’il faut tenter de faire revivre. Nous nous trouvons devant une parole écrite venue d’une parole orale pour retourner à l’oral.
Avec les élèves de terminale L et des étudiants de l’Université de Besançon nous avons expérimenté le détour par le théâtre pour redonner du sens à l’écrit. La troupe Xanthippe et ses amis constituée d’étudiants amateurs passionnés de théâtre et de philosophie a proposé aux lycéens un travail d’écriture et de mise en scène à partir d’improvisations autour du Gorgias (travaillé dans une autre classe de terminale L avec ma collègue de philosophie) et du Banquet de Platon.

 

Le projet

Magalie Journot, membre de la troupe, est venue travailler avec la classe pendant quatre séances de deux heures.
Voici comment elle a présenté sa proposition de travail :

«Il s’agit de faire découvrir aux élèves qui était Socrate, en leur faisant expérimenter par eux-mêmes les effets qu’il pouvait produire. Ces effets sont de deux ordres et se rattachent à deux pratiques différentes :

- la réfutation (en grec elenchos) qui consiste à faire reconnaître à un interlocuteur qui se croit savant qu’il est en réalité ignorant. Cette pratique a pour effet de déstabiliser l’interlocuteur, de lui faire remettre en cause jusqu’à ses certitudes les plus assurées ; Ménon décrit par exemple l’effet que cette réfutation a produit sur lui :

«Socrate, avant même d’être en relation avec toi, j’avais bien entendu dire que tu ne fais rien d’autre que douter toi-même et qu’amener les autres à douter ; et, à présent, telle est l’impression que tu me donnes : me voilà ensorcelé par toi, j’ai bu ton philtre magique, je suis, c’est bien simple, la proie de tes enchantements, si bien que je suis maintenant tout embarrassé de doutes ! À mon sens, supposé que l’on doive ici faire à la raillerie quelque place, tu es, de tout point, tant par ton extérieur qu’à d’autres égards, on ne peut plus semblable à cette large torpille marine qui, comme on sait, vous plonge dans la torpeur aussitôt qu’on s’en approche et qu’on y touche. C’est une impression analogue qu’à cette heure, je crois, tu as produite sur moi ! Une véritable torpeur envahit en effet mon âme aussi bien que ma bouche, je ne sais que te répondre. Et pourtant, oui, j’ai sur la vertu mille et mille fois copieusement parlé, et devant de grands auditoires, enfin, au moins si je m’en crois, avec plein succès ! Or, à présent, ce qu’elle est, je suis totalement incapable de même le dire !»


Platon, Ménon, 79e-80b, édition Gallimard, Paris, 1950, traduction Léon Robin

- la maïeutique qui consiste au contraire à faire découvrir à un interlocuteur qui se croit ignorant qu’il possède en réalité un certain savoir, même si ce savoir n’est peut-être pas directement accessible et qu’y accéder demande alors un effort, un travail. Socrate se définit dans le Théétète comme un accoucheur des âmes, en référence à la profession de sa mère, Phénarète, qui était sage-femme :

«Ceux qui me fréquentent donnent, pour commencer, l’impression d’être ignorants, quelques-uns même de l’être absolument ; mais chez tous, avec les progrès de cette fréquentation et la permission éventuelle de Dieu, c’est merveille tout ce qu’ils gagnent, à leurs propres yeux comme aux yeux d’autrui ; ce qui en outre est clair comme le jour, c’est que de moi ils n’ont jamais rien appris, mais que c’est de leur propre fonds qu’ils ont, personnellement, fait nombre de belles découvertes, par eux-mêmes enfantées.»


Platon, Théétète, 150d, même édition et traduction

Plus concrètement, à partir des textes du Banquet et du Gorgias, étudiés en cours avec leur professeur de philosophie, nous devrons amener les élèves à prendre tour à tour la place de Socrate et celle de son interlocuteur. Nous serons là uniquement pour guider les élèves (comme si nous allions nous aussi les faire accoucher) :
- il faudra par exemple choisir un interlocuteur, Calliclès, Gorgias, Polos, Alcibiade, Aristophane, Phèdre…
- reprendre avec les élèves ce que cet interlocuteur dit dans le texte de Platon.
- à partir de cela, réfléchir sur la manière dont Socrate, en croisant cet interlocuteur sur l’Agora pourrait l’interpeller
- comment réagirait l’autre, ce qu’il répondrait à Socrate
- les questions/ objections que Socrate lui ferait.
- ce que répondrait ou non l’interlocuteur

Afin que le travail soit vivant, on pourrait peut-être diviser la classe en deux, une partie «Socrate» et une partie «interlocuteur de Socrate», un élève représenterait chaque partie et «jouerait» le texte que lui dicteraient ses camarades. A chaque changement d’interlocuteur, on inverse les rôles dans la partition de la classe, et deux nouveaux élèves prennent le relais.

Il y a deux choses très importantes à toujours garder en tête :

- l’art dialectique de Socrate n’est pas qu’un théâtre des pensées et des âmes, c’est aussi un théâtre des corps ; la dialectique socratique produit des effets qui se traduisent dans les pensées et dans les paroles de l’interlocuteur mais qui sont également visibles physiquement : emportement, énervement, découragement, etc. Un entretien avec Socrate c’est une lutte ; l’interlocuteur l’abandonne-t-il en cours de route (comme c’est le cas dans les dialogues de Platon dits aporétiques tels que Lachès où la discussion est remise au lendemain) ? Ou bien essaie-t-il de suivre Socrate ? Accepte-t-il cet échange ?

- la maïeutique socratique peut continuer indéfiniment, et nous devons alors nous laisser emmener par elle, c’est elle qui va guider le travail, et non pas un schéma que nous aurions établi à l’avance. Puisque Socrate n’a rien écrit et qu’il a voulu que seule sa méthode lui survive, il peut en quelque sorte tout dire, devenir le porte-parole de toute culture et de toute société sans que cela soit pour autant illégitime. Ainsi, il sera important de ne pas enfermer les élèves dans le texte platonicien et de les laisser imaginer des liens avec l’actualité. Socrate était un improvisateur hors pair, son théâtre était un théâtre de rue, c’est dans ce sillage que nous devons marcher avec les élèves.»

 

 

Un écrit de Platon oralisé et réapproprié

Proposition faite et acceptée, Magalie est donc venue dans la classe pour mener ce travail d’improvisation inspiré de la dialectique socratique. Tous les jeudis matin nous commencions par pousser toutes les tables dans les coins de la salle de façon à ménager un grand espace. Nous débutions alors par un exercice de concentration : ronde silencieuse pendant laquelle les pressions transmises par les mains de chacun circulaient entre nous.
Puis des élèves volontaires se proposaient pour incarner Socrate, Aristophane, Agathon, Diotime et les autres personnages du Banquet. Ils improvisaient alors aidés par les autres élèves spectateurs.
Nous avons beaucoup ri lorsqu’il a été question des créatures à quatre bras et quatre jambes que nous formions avant d’avoir été coupés en deux par Zeus. Comment figurer théâtralement ces créatures ? Comment figurer la punition de Zeus ? Comment montrer que les chairs avaient été cicatrisées autour du nombril ?
Plus sérieusement nous avons réfléchi à la question du désir, de l’amour et du manque. Si je désire ce que je ne possède pas et qui me manque comment pourrais-je encore désirer ce que je possède et qui ne me manque plus ? Cela conduit-il à la lassitude ? Comment comprendre les liens entre le temps et le désir et qu’est-ce que cela veut dire lorsqu’il s’agit de l’être aimé ?

 

 

Retour à l’écriture

Esteban, Léa, Amélie, Donia, Amandine, Elodie, Hippolyte, Marek, aidés par les autres élèves de la classe, se sont tour à tour mis dans la peau de Socrate, Aristophane, Agathon, Diotime pour imaginer la tournure que prendrait aujourd'hui un dialogue entre ces personnages.

Note de En Chantier au lecteur :
Ce dialogue a été mis par écrit et, pour des raisons pratiques de mise en page, il est reproduit en annexe à la suite du présent article. Il serait dommage de ne pas en prendre connaissance dans le détail.

 

 
La représentation

Le 17 décembre la troupe d'étudiants est venue à Pontarlier pour interpréter une partie de ces dialogues imaginés par les élèves ainsi qu'un montage de textes extraits des oeuvres de Platon.
Acteurs, étudiants, élèves, adultes se sont d’abord retrouvés dans une grande salle pour boire un verre et déguster des pâtisseries sur fond de musique andalouse. Nous étions alors projetés sur un marché, lieu animé que l’on retrouve dans un très grand nombre de cultures. Un étudiant jouait le rôle de Socrate interpellant les spectateurs. Les élèves ont alors pris la parole en jouant les dialogues qu’ils avaient inventés.

Pour se faire une idée un peu plus précise on pourra consulter la vidéo déposée sur le site dans laquelle on peut voir un extrait de quelques minutes de cette première partie du spectacle.

Egalement sur le blog de Laurence Bouchet :

http://surlefil.over-blog.net/article-les-treteaux-de-socrate-et-l-andalousie-41182787.html

Le bilan

Le détour par l’improvisation théâtrale pour étudier le Banquet de Platon a permis, me semble-t-il, d’aborder ce texte d’une façon plus libre que lors d’un cours traditionnel. Les élèves ont fait l’expérience qu’ils pouvaient s’en emparer directement sans avoir pour cela besoin d’un maître explicateur.
Quelques jeunes filles de la classe très effacées, peu confiantes et très timides se sont investies lors des improvisations. Trois d’entre elles ainsi qu’un jeune homme qui participe déjà à un atelier théâtre ont participé à la représentation finale. L’une d’entre elle a gardé contact avec la troupe d’étudiants, elle souhaite faire du théâtre. Une autre s’est par la suite beaucoup plus investie dans ses travaux écrits.

Mais mieux vaut laisser la parole aux élèves eux-mêmes. Voici quelques-unes de leurs appréciations personnelles à l’issue de cette expérience :

«Cette expérience m’a permis d’avoir une autre approche de la philosophie et aussi de la pensée de Socrate qui était une pensée vivante. Mettre en scène la pensée socratique nous aide à la comprendre, cela la rend plus captivante. J’ai aimé cette façon d’étudier la philosophie et j’aimerais renouveler cette expérience.»  Laura

«La pièce de théâtre était géniale, grâce à la scène du marché on a une meilleure représentation du fonctionnement de Socrate. Interpeler le spectateur permet de mieux lui faire comprendre le «torpillage». La philosophie théâtralisée nous ouvre une nouvelle dimension dans la compréhension de la philosophie notamment de Socrate.»  Clément

«Le théâtre m’a permis de voir la philosophie sous un autre angle. J’ai beaucoup aimé l’ambiance des répétitions et participer à la pièce m’a permis de découvrir le théâtre, d’être sur scène. Je trouve que l’idée des spectateurs debout au milieu des acteurs donne vie à la pièce et la rend originale. Cette expérience a atténué ma peur de la scène. Je ferai peut-être du théâtre l’année prochaine.»  Elodie

 

 

Annexe

Voici le résultat de ce travail d'improvisation :

les dialogues écrits par les élèves :

La scène se passe dans une boîte de nuit.
Les personnages : un DJ, un barman, des danseurs parmi lesquels Aristophane et Socrate, puis Agathon, et Diotime.

Aristophane vient d’essayer d’aborder plusieurs femmes mais sans succès. Il s’adresse maintenant à Socrate.
                       
Aristophane se tournant vers Socrate. - ça nous change des banquets !

Socrate. - Oui

Aristophane. - T’as déjà été amoureux ?

Socrate. - Je te vois venir, tu veux qu’on aille dans un coin, c’est ça ?

Aristophane. - Mais non, ne te fais pas des idées, je cherche ma moitié voilà tout. T’aimes les filles ou les garçons ?

Socrate. - Parlons plutôt de toi. Ce qui me plairait ce serait de connaître ta façon de concevoir l’amour.

Aristophane. - Eh bien, l’amour consiste à retrouver sa moitié. Et là, je suis en train de chercher la mienne que je n’ai toujours pas rencontrée.

Socrate. - Trouver sa moitié ?

Aristophane. - Oui trouver sa moitié. Je t’explique. Il y a longtemps existaient des hommes à quatre jambes et quatre bras.

Aristophane saisit deux danseurs sur la piste et montre à Socrate comment les deux moitiés ne formaient qu’un seul être.

Socrate. - Mais pourquoi ne rencontre-t-on plus ces créatures?

Aristophane. - Ces hommes se croyaient tout permis, ils voulaient rivaliser avec les dieux et les défier. Zeus s’est fâché. Pour les punir, il les a coupés en deux et les a ainsi rendus plus faibles.

Socrate. - Mais c’est horrible. Comment a-t-il pu les couper ? Il devait y avoir du sang partout et des cicatrices.

Aristophane. - Non, Zeus qui a eu tout de même un peu pitié d’eux a fait les choses proprement. Après les avoir coupés par le milieu, il a réuni par un fil les chairs qui pendaient et a tiré dessus comme sur le cordon d’une bourse laissant une seule trace au milieu du corps, le nombril.

Socrate regarde les deux personnes d’un air interrogateur.

Socrate. - Mais on n’a pas le nombril dans le dos ?

Aristophane. - Zeus a tout prévu ! Il leur a tourné la tête de manière à ce qu’ils se rappellent leur faiblesse, leur infériorité par rapport aux dieux. C’est ainsi que les êtres humains savent qu’ils sont voués à rechercher leur moitié.

Socrate. - Tu veux dire qu’en regardant notre nombril, on tombe amoureux ? Mais comment on fait les bébés ? Parce que, selon toi, le matériel est dans le dos…

Aristophane. - Zeus n’a pas fait le travail à moitié : il a aussi ramené le matos par devant !

Socrate. - Je comprends, maintenant nous sommes des êtres coupés. Mais quel rapport avec l’amour ?

Aristophane. - Mais tu ne comprends donc pas ? L’amour c’est la recherche de cette moitié, de cette part de nous-mêmes à laquelle nous étions unis.

Socrate. - Mais à quoi reconnaît-on sa moitié lorsqu’on la rencontre ? Comment ferai-je pour la trouver parmi huit milliards d’individus ?

Socrate regarde parmi les danseurs et les personnes qui l’entourent si l’une d’elle lui ressemble.

Aristophane. - Non, pas la peine de rechercher comme ça. Quand tu rencontreras ta moitié tu ne pourras pas ne pas le savoir. Tu sentiras ton cœur battre plus fort. Cela vient de l’intérieur.

Socrate. - Mais dis-moi, avant d’être séparés, les hommes étaient-ils un ou deux ?

Aristophane. - Ils n’étaient qu’un.

Socrate. - Donc n’étant qu’un ils ne s’aimaient pas. Pour s’aimer ne faut-il pas être deux ?

Aristophane. - Heu… Heu… Les hommes ont toujours été deux, tu sais comme des siamois qui sont un tout en étant deux.

Socrate. - Tu sais que Zeus pourrait encore nous couper en deux si on défie de nouveau les dieux. Est-ce que tu te sens deux, toi ?

Aristophane. - Non.

Socrate. - Tu es donc d’accord pour dire que lorsqu’on est un, on ne s’aime pas.

Aristophane. - Oui, tout à fait.

Socrate. - Si tu cherches ta moitié, vous allez fusionner et donc n’être plus qu’un. Tu es toujours d’accord pour dire que lorsqu’on ne forme qu’un seul être, on ne s’aime pas ?

Aristophane. - Absolument.

Socrate. - Quel est l’intérêt de chercher sa moitié si, lorsqu’on la trouve, il n’y a plus d’amour ?

Aristophane. - Lorsqu’on trouve l’amour, c’est pour toujours !

Socrate. - Pourquoi ?

Aristophane. - On peut désirer quelque chose jusqu’à la fin de sa vie, désirer le garder.

Socrate. - Mais est-il possible qu’un homme ressente les mêmes sentiments toute sa vie pour une seule et même personne ?

Aristophane. - Regarde : la santé, tu peux la désirer toute ta vie ; de même, tu peux aimer et désirer la même personne toute ta vie, la moitié que tu as trouvée !

Socrate. - Tu ne peux pas comparer le désir de rester en bonne santé et celui d’aimer : tu ne peux pas te lasser d’être en bonne santé, alors que l’amour, lui, peut devenir lassant, routinier. La santé est un état et l’amour un sentiment, et les sentiments changent au cours de ta vie…

Aristophane. - Euh… Là, je ne vois pas comment je peux te contredire…

Agathon s’approchant. - Hé ! Depuis tout à l’heure je vous écoute parler et je pense que l’amour n’est pas du tout ce que vous dites. Je vais donc, moi, vous dire ce qu’il est : l’amour est beau et bon ; il apporte de bonnes choses, il rend beau. Mais on le sous-estime trop : on devrait lui élever des temples ! Il nous fait vivre, l’amour ; je pense Socrate qu’il est aussi important, bon et beau que la santé. Quand on est amoureux, on fait des choses incroyables, des choses qu’on ne fait pas habituellement ; on se sent puissant !

Socrate. - Je te félicite pour ton éloge, Agathon. Mais ce que je recherche avant tout c’est la vérité. Permets-moi alors de te poser quelques questions. Quand on est amoureux, est-on amoureux de quelqu’un ou de personne ? Je te donne un exemple : si tu es père, es-tu père de quelqu’un ou de personne ?

Agathon. - De quelqu’un.

Socrate. - Donc si tu es amoureux, tu es amoureux de quelqu’un ou de personne ?

Agathon. - De quelqu’un, forcément !

Socrate. - L’amour est donc amour de quelque chose, mais est-il amour de quelque chose que nous avons déjà ou que nous n’avons pas ? Par exemple, si tu désires acheter une voiture, c’est parce que tu l’as déjà, ou parce que tu ne l’as pas?

Agathon. - C’est parce que je ne l’ai pas.

Socrate. - Donc l’amour, si tu le désires, c’est que tu l’as ?

Agathon. - Euh… non, c’est que je ne l’ai pas.

Socrate. - Tu es donc d’accord pour dire que l’on ne peut désirer que ce qui nous manque ?

Agathon. - Oui…

Socrate. - Tu me disais bien que l’amour est beau ?

Agathon. - Tout à fait.

Socrate. - Mais tu as dit aussi que l’amour est la recherche de ce qu’on n’a pas ?

Agathon. - Oui, Socrate.

Socrate. - Donc, puisque l’amour recherche le beau, c’est que lui-même n’est pas beau, non ?

Agathon. - Ah bah là… j’avoue… tu me laisses sans voix.

Socrate. - Et le beau est comme le bon : le beau est bon et le bon est beau ; l’amour n’est donc ni beau, ni bon, mon cher Agathon.

Agathon. - Je ne suis pas de taille à rivaliser avec toi, Socrate. Mais je connais quelqu’un qui pourra nous dire ce qu’est l’amour. Il crie : Diotime !

Diotime s’approchant. - Qu’est-ce qui se passe ?

Agathon. - J’ai essayé de faire comprendre à Socrate ce qu’est l’amour, mais je n’y arrive pas. Tu peux lui expliquer ?

Socrate riant, à Agathon. - Est-ce que tu m’amènes ma moitié ?

Agathon. - Mais non, ce n’est pas ta moitié ! Elle possède des dons, c’est une sorte de voyante, elle pourra nous dire ce qu’est l’amour.

Diotime abordant Socrate. - Allons prendre un verre, cela va nous aider !

Ils s’installent au bar et commandent.

Diotime. - L’amour n’est certainement pas ce que tu crois, Socrate. L’amour nous rend pauvre parce que plus rien ne compte à nos yeux, sinon l’amour. Mais il rend riche aussi car c’est une ressource qui ne s’épuise jamais.

Socrate. - Si je comprends bien, l’amour est un mélange des deux, à la fois pauvre et riche.

Diotime. - C’est exactement cela.

Socrate. - Mais alors quels sont les bienfaits de l’amour ?

Diotime. - L’amour nous permet de passer de la beauté sensible à la beauté spirituelle.

Socrate. - Que veux-tu dire là ?

Diotime. - Imagine que ce soir tu tombes amoureux de quelqu’un : tu vas d’abord l’aimer pour son apparence, puis tu vas chercher à connaître sa personnalité et alors tu l’aimeras peut-être pour sa beauté intérieure. Au fond, Socrate, que cherche l’amour ? Tout simplement une beauté infinie qui nous met dans un état d’extase, une sorte d’état second qui nous transporte hors de nos limites.

Socrate. - Merci Diotime ! Buvons à l’amour !

Diotime. - Et à toutes les choses que l’amour nous permet de créer !

Ils trinquent.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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