J’en avais entendu parler, plutôt vaguement, par des collègues de l’ICEM, toujours prêts à expérimenter de nouveaux outils, dans la lignée des pionniers du Mouvement Freinet. J’en avais vu un lors d’une visite de classe. Cela me paraissait particulièrement lourd à l’usage et encombrant. Mais c’était il y a quelques années.
Et puis, on était plutôt réticents à l’école vis-à-vis de cette technologie qui risquait de nous laisser encore plus « électrodépendants » et nous faire cautionner des pratiques de production peu recommandables, là-bas à l’autre bout de la planète.
Et puis, ces derniers temps, nous étions plus en demande d’une imprimante couleur pour nos éditions Léon Grimault, le projet fédérateur de l’école autour de la publication de livres, recueils et albums. Ça, ça entrait plus dans nos cordes : rechercher des outils susceptibles de valoriser, magnifier les travaux d’expression-création des classes.
Et puis la municipalité a décidé de doter chaque classe de la Ville d’un TNI, progressivement, à partir de cette année. Trois par groupe scolaire pour commencer. Alors, je me suis dit : pourquoi ne pas essayer tout de suite, après tout ? A moi de faire de cet outil un usage pertinent, au service de l’expression-création et de la coopération. Un outil propice aussi au tâtonnement expérimental et ouvert à une analyse critique dès lors qu’on garde bien ces priorités en tête.
Et voilà, rentrée 2013, un TNI dernier cri, multitouches (sur lequel plusieurs personnes peuvent écrire en même temps) est placardé sur un mur de la classe, en lieu et place de notre bon vieux tableau vert. Bref instant de nostalgie et de saut dans l’inconnu quand on n’est pas de la tribu des « digital natives ». La poussière de craie ne va-t-elle pas me manquer ?
Les valeurs ajoutées de l’outil
Après quelques mois d’utilisation, je ne vais pas faire l’inventaire de tous les usages d’un TNI. Ses promoteurs commerciaux ou institutionnels le font chacun à leur sauce. Ce n’est pas la part magistrale qui m’importe d’exposer ici mais en quoi cet outil vient au service du travail des enfants-auteurs, des institutions de la Pédagogie Freinet et d’un groupe coopératif.
Premier plus : la capacité de mise en mémoire des activités. On peut travailler par sédimentation progressive de tout ce qui est travaillé collectivement, y revenir à notre gré. Les recherches libres en mathématiques (je vais en reparler), les collections d’exemples nous amenant peu à peu vers la construction de notions ou de concepts en étude de la langue, les moments de mise en commun et de problématisation après des sorties en étude du milieu… Un patrimoine de classe peut s’ancrer ici dans tous les domaines, constituant des références ou des traces accessibles, au besoin et en permanence.
Deuxième plus : les ouvertures, illustrations et autres prolongements lors d’activités telles que l’entretien du matin ou les exposés/conférences d’enfants. A l’entretien, un sujet, un objet sont évoqués qui ne parlent pas à tout le monde, le moteur de recherche est disponible pour une illustration concrète qui associera l’image ou l’information de base dans l’esprit des enfants. Porte ouverte à des approfondissements éventuels par la suite.
Un enfant décide de présenter le résultat de ses recherches documentaires sous forme de diaporama ou toute autre forme numérisée, le tableau offre un support tout à fait adapté où les enfants en fond de classe ne sont pas amenés à deviner ce qu’il y a sur telle ou telle illustration.[1] A l’issue d’un exposé ou d’une conférence d’enfants, je peux facilement apporter des prolongements, sous forme de films ou de documents numérisés divers. En complément ou réponse à un exposé, les enfants ou moi-même utilisons régulièrement Encycoop, l’espace numérisé par le chantier BTj, ou alors le siteTV auquel l’école est abonnée et qui offre une galerie de petites séquences filmées très explicites dans les différents domaines de la découverte du monde.
Troisième plus : une facilitation des tâtonnements collectifs. Je pense ici à des activités telles que les mises au point collectives de textes, messages électroniques aux correspondants y compris, des études de paysages, le suivi d’expériences scientifiques… Les essais peuvent se faire et se défaire, en direct, à volonté, en fonction des réflexions du groupe. On peut reproduire, effacer, modifier tout ou partie du texte, sans y perdre plus de temps. Cela autorise donc des reprises, retouches, amendements à l’envi… que l’on pourra reprendre quelque temps plus tard, pourquoi pas. Je pense entre autres aux possibilités offertes pour une œuvre en écriture longue, à l’instar du travail d’écrivain.
On peut alterner écriture manuscrite et tapuscrite, celle-ci pouvant être convertie en celle-là grâce à une fonctionnalité du logiciel.
Quatrième plus : on peut tous travailler sur le même document, celui dont les enfants disposent sur leur table quel qu’il soit, pouvant être photographié ou scanné pour être reproduit au tableau. A l’issue, une impression du travail collectif peut permettre à chacun d’en garder une trace.
La visionneuse, le vrai plus
Une visionneuse a été adjointe à la dotation. J’ai vu de suite le plus que celle-ci allait apporter pour une présentation optimale des travaux et œuvres des enfants. Les enfants ont un cahier d’exploration mathématique dans lequel ils inscrivent leurs créations ou recherches libres. Chaque jour des moments de mini-présentation permettent à quelques enfants de présenter une proposition ouvrant à une création mathématique collective ou une recherche libre en cours. Avec la visionneuse, toute la classe peut voir le travail étape par étape. La discussion mathématique peut s’enclencher sur cette base. La visionneuse ayant aussi une fonction photo, chaque page peut être mise en mémoire accompagnée des commentaires du groupe pendant les échanges. Nous pouvons y revenir à notre guise, au gré des travaux ultérieurs. Ils feront référence, au besoin. On pourra les reprendre pour rappel, lors de la présentation finale de la recherche par l’enfant, en restituant ainsi tout son cheminement. On peut travailler directement dessus au tableau, pour des transformations et autres déclinaisons éventuelles.
Là où nous devions faire auparavant des présentations en petits groupes, lors de moments de créations mathématiques collectives par exemple, le tableau offre ainsi une possibilité d’exposition visible par tout le groupe. Les enfants ont d’ailleurs acquis le réflexe « visionneuse ». Lors d’apports en entretien du matin, la visionneuse permet à toute la classe d’observer un objet difficilement visible de loin. De même une œuvre en arts plastiques, petit format, peut être agrandie pour une observation critique de la part du groupe.
Il y a certainement d’autres plus values qu’il me reste à découvrir, les échanges quotidiens au sein d’une équipe Freinet comme celle où je travaille (un et bientôt deux collègues disposant d’un TNI dans sa classe) ouvrant souvent de nouvelles portes insoupçonnées.
Les enfants sont aussi des défricheurs qui peuvent découvrir bien des fonctionnalités que je n’ai ou n’aurais pas trouvées moi-même. Il leur est permis de rester de temps en temps, à deux ou trois, pendant une récréation, pour dénicher d’autres fonctionnalités de l’outil, dont ils rendent compte ensuite à la classe.
Bien sûr l’outil n’est pas à l’abri d’une panne. Comme tout écran, on tâche de ne pas en abuser. Certains enfants se sont plaints au premier trimestre de maux de tête quand ils le regardaient trop longtemps. A voir. Nous avons convenu de ne l’allumer que lorsque nécessaire. Un enfant est chargé de l’éteindre dès que nous n’en avons plus besoin. Le souci d’économie d’énergie fait aussi partie de la réflexion collective. Avec ce début d’expérience, j’accorde deux atouts non négligeables au TNI dans une perspective Freinet : l’extension et la diversification de l’espace de travail coopératif à partir des productions des enfants et la facilitation de la mise en mémoire des travaux de classes où fait référence un patrimoine constitué dans la durée.
Pourrais-je m’en passer aujourd’hui ? Certainement mais c’est anecdotique. Car il nous reste à poursuivre la réflexion critique que ce soit dans nos classes ou au sein du Mouvement, pour nous approprier cet outil appelé à se répandre[2]… Au-delà de cela, nous ne pouvons rester à l’écart de débats sur l’usage des TICE à l’école et dans la société. Des outils tels que le TNI seront-ils des planches de salut pour la pérennité de l’école, si nous considérons celle-ci comme un espace de médiation incontournable entre les sujets et la connaissance, et sous quelles conditions, au moment où certains se projettent sur « une société sans école », assistée par ordinateur ? Plus largement, l’expansion informatique ne concourt-elle pas à une nouvelle forme de prolétarisation de l’homme, simplifié, aliéné aux nouvelles technologies[3] ? A nous de concevoir collectivement des réponses à ces questions dans nos pratiques Freinet du quotidien.
Pierrick Descottes – Ecole élémentaire Léon Grimault Rennes - GD 35 - Avril 2014
[1] Cela n’empêche d’ailleurs pas nombre d’enfants de préférer encore l’exposé sur un panneau « format raisin » à cette option, attachés qu’ils sont sans doute à garder une trace matérielle. Trace qu’ils se font une fierté de ramener chez eux ensuite. Comme quoi cela n’enlève rien encore bien souvent à la supériorité de la trace matérielle, bien tangible. Et le panneau a l’avantage, lui, de pouvoir être affiché pendant quelque temps dans un couloir, au vu de tout le monde.
[2] A moins d’un black out comme d’aucuns le prédisent, dans les milieux écologistes. Les tableaux verts ou blancs ont encore un certain avenir, de toute façon, avec la part fondamentale du maître dans l’aménagement du milieu, et quelque soit le support.
[3] Je renvoie ici à des réflexions comme celles de Jean Michel Besnier dans « l’homme simplifié » - Fayard 2012 ou aux travaux de Bernard Stiegler dans le cadre d’Ars industrialis.