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Pourquoi j'aime les clowns par Martine Boncourt

 

CréAtions Le corps et ses langages
Annoncé dans le Nouvel Educateur n°200
Publication en décembre 2010

Par Martine Boncourt

 

 

Pourquoi j'aime les clowns

 

– Quelle question ! Tu aimes les clowns parce qu'ils font rire et que tout le monde aime rire. On le sait bien maintenant, c'est physiologique, le rire correspond à la libération d'une tension, etc. etc.
– Eh bien non ! ... Enfin, si ! J'aime rire comme tout le monde pour cette raison-là, mais... non ! Contrairement à ce que l'on croit, tout le monde n'aime pas rire et d'ailleurs, j'en ai bien vu dans la salle – ils n'étaient certes pas nombreux – qui ne desserraient pas les lèvres.
Et à ce propos, chapeau Google! j'ai enfin retrouvé un mot découvert autrefois dans un roman que le contexte définissait bien, mais qu'aucun dictionnaire ne mentionne (allez-y, cherchez! tablette de chocolat à celui qui le trouve!). Je vais vous l'offrir comme un cadeau précieux, c'est «agélaste». (D'ailleurs rien qu'à le taper, mon correcteur automatique s'agite et m'envoie une vaguelette rouge de mécontentement !) Ce mot, dixit toujours mon informateur informatique, est devenu un nom commun depuis Rabelais ; il vient du grec ancien γέλως, «rire», et du préfixe privatif «a». Il signifie donc  «quelqu'un qui ne sait pas rire».
Mais je ne suis pas une agélaste, et les quatre clowns du congrès ont largement satisfait mon besoin d'hyperventilation. (Savez-vous que certains sportifs, dans certaines situations, évitent de rire pour éviter d'être hyperoxygénés ? et là, je ne sais pas pourquoi.)
Alors, pourquoi j’aime les clowns ?
Il y a mille sujets à rire, on ne rit pas tous de la même chose – voyez Bigard dont j'ai cru comprendre qu'il tenait sous son humour des salles entières, mais qui ne parvient pas à provoquer chez moi le début d'un hypothétique et pâle frémissement de commissures.
Le rire est mise à distance. Les clowns en jouent. Nous sommes tous engagés dans une journée de congrès de plusieurs manières, sollicités pédagogiquement, politiquement, intellectuellement, émotionnellement, poétiquement, affectivement… Le rire de fin de journée nous permet de prendre à la fois le recul nécessaire et l'élan pour y revenir le lendemain.
Les clowns du congrès me font rire, nous font rire, parce qu'ils parlent de moi, de nous, qui, devant l'incroyable profusion des apports de chacun : conférences, ateliers, expositions, trucs pédagogiques, etc., devant l'ingéniosité du truc, la beauté de l'œuvre affichée, la force de la démarche, la puissance du propos, nous sentons, à un moment ou à un autre, tout petits.
Le clown est fébrile. Il admire, il s'émerveille. Il voudrait aussi prendre le micro, tenir un discours ; il voudrait bien être à la hauteur de ce qu'il voit, de ce qu'il entend. Il voudrait qu'on le reconnaisse comme faisant partie de la famille. Alors, il se hisse sur la pointe des pieds – ou monte sur la table ou sur l'échelle – occupe l'espace, le volume, il cherche… tout, rien, même sur les portes des toilettes, sous l'écran de l'ordinateur.
La posture du petit, timide, bafouillant, impressionné par ce qu'il voit, bouleversé quand il découvre une toute petite chose à sa portée, heureux jusqu'à la jubilation lorsqu'il trouve sa place, c'est celle de chacun d’entre nous dans ce congrès. Et si le clown se moque de quelqu'un parfois, c'est de lui-même, c'est à dire de nous, enseignants Freinet, quel que soit notre degré d'engagement dans l'affaire, ou bien... de cet autre qui se prend décidément trop au sérieux et pas assez son auditoire, en tentant, par exemple, de le séduire ou de le bluffer par l'hermétisme de son jargon.
Le clown se pose sans la moindre gêne la question que peut-être tout le monde se pose dans de nombreuses situations, celle de l'imposture : est-ce que je suis ici à ma place ? Et cette communauté de Freinet, où certains semblent évoluer avec tant d'aisance et de familiarité, où je vois tant de choses extraordinaires, des choses auxquelles je n'ai jamais pensé et que je n’ai pas mises en place dans ma classe, cette communauté-là me reconnaît-elle comme l’un des siens ? Question qui n’est pas être aussi anodine qu'il y paraît puisque même on en joue dans ce congrès, on en fait un test : « Êtes-vous un vrai Freinet ? ».
Quand le clown nous dit en fin de prestation qu'il y a un clown en chacun de nous, il ne pointe pas seulement la capacité que nous avons tous de prendre de la distance et de faire rire les autres, il dit aussi à chacun d’entre nous: «Moi, le clown, je parle de toi.».
Mon rire ici est rire de double reconnaissance et d'espoir : je me reconnais dans ce que tu dis, clown, et je te suis reconnaissante de t'offrir en miroir de moi, reconnaissante de banaliser mes angoisses et mes questionnements en les montrant. De m'offrir, par ce grand rire de soulagement qui court dans les traverses, la révélation que je ne suis pas seul(e). Qu'ainsi sont les humains, mes semblables, mes frères.


Martine Boncourt

 

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