Dans les "Métamorphoses" du poète latin Ovide, un être humain se transforme en animal, en plante, ou en chose (parfois l'inverse!) Punition, récompense, échappatoire? Il s'agit toujours de nous, de nos espoirs et de nos peurs.
Les Métamorphoses d'Ovide: l'œuvreLorsqu'Ovide s'attelle à la rédaction des Métamorphoses en l'an 1 après J.-C., il a 44 ans. C'est alors un homme dans la force de l'âge, un auteur au sommet de son art. Il jouit des honneurs de la cour en tant que poète. Ses œuvres, telles L'Art d'aimer ou les Héroïdes connaissent le succès. Il arrête de composer à cette période les Fastes, ensemble de textes à caractère poétique dans lesquels il chante les fêtes et les cérémonies du calendrier romain. Les Métamorphoses lui prendront sept années de travail jusqu'à ce jour d'octobre de l'an 8 où le poète est chassé de Rome pour une raison que nous ignorons. Il est exilé à Tomes, au bord de la mer Noire, et n'en reviendra pas. Ovide (- 43 à + 17 ou 18) fut le contemporain du premier empereur romain, Octave Auguste, dont il fut l'un des chantres*. Auteur fécond, Ovide a produit de nombreux écrits parmi lesquels l'Art d'aimer et les Métamorphoses, qui constituent ses œuvres majeures. Les Métamorphoses nous sont parvenues en de nombreux exemplaires redécouverts et copiés dès le Moyen Âge.
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* Chantre: ce mot désigne ici quelqu'un qui chante les louanges d'un autre personnage. Le personnage de Narcisse est le sujet d'une des métamorphoses : |
Métamorphose et... métamorphoseUne métamorphose est un changement de forme ou de nature (meta: changement, et morphé : forme, en grec). Ainsi, avant de devenir papillon, le bel insecte est tour à tour œuf, chenille, chrysalide ou nymphe: c'est l'exemple même de la métamorphose. La métamorphose est aussi, par extension, la transformation d'un être ou d'un objet en un autre être ou objet que nous ne reconnaissons pas, par une évolution souvent brutale. Aujourd'hui, le cinéma et la télévision nous offrent plus fréquemment de nombreuses métamorphoses - appelées morphings en anglais. Elles sont dans les films, les feuilletons, les dessins animés et jusque dans la publicité. Tel personnage se transforme en chauve-souris, tel autre en faucon… Le visage, le corps, la voix, les vêtements participent à ces changements souvent rapides.
Ces métamorphoses, pour effrayantes qu'elles soient, n'en demeurent pas moins rassurantes car, pour la plupart, elles offrent à leurs héros un chemin de retour par une seconde métamorphose qui remet les choses à leur place. Les métamorphoses antiques rapportées par Ovide s'inscrivent dans un cadre plus inquiétant car elles ont un caractère irrémédiable. |
* L'étrange cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde, œuvre d'épouvante de Robert Louis Stevenson (1850-1894).
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La poétique des MétamorphosesDans l'Antiquité, la métamorphose est tantôt punition, récompense, accomplissement d'un destin, échappatoire, fuite ou moyen de fuite... Mais, dans tous les cas, ce mouvement qui conduit l'être vers la jeunesse, la vieillesse, une fin brutale ou vers l'éternité sous une forme nouvelle, est puissant, généralement irréversible. La métamorphose propose des voies d'accès vers d'autres mondes, peuplés d'êtres divins, surnaturels ou monstrueux, vers d'autres vérités. Elle offre des visions et des interprétations sur l'origine de l'homme, de la vie, de l'univers. Sans cesse, elle inquiète, déstabilise, interpelle. Pygmalion (X) Pygmalion (…) rejette les lois de l'hymen, et n'a point de compagne qui partage sa couche.
Cependant son ciseau forme une statue d'ivoire. Elle représente une femme si belle que nul objet créé ne saurait l'égaler. Bientôt il aime éperdument l'ouvrage de ses mains. (…) Pygmalion admire; il est épris des charmes qu'il a faits. Souvent il approche ses mains de la statue qu'il adore. Il doute si c'est un corps qui vit, ou l'ouvrage de son ciseau. Il touche, et doute encore. Il donne à la statue des baisers pleins d'amour, et croit que ces baisers lui sont rendus. Il lui parle, l'écoute, la touche légèrement, croit sentir la chair céder sous ses doigts, et tremble en les pressant de blesser ses membres délicats. Tantôt il lui prodigue de tendres caresses; tantôt il lui fait des présents qui flattent la beauté. Il lui donne des coquillages, des pierres brillantes, des oiseaux que couvre un léger duvet, des fleurs aux couleurs variées, des lis, des tablettes, et l'ambre qui naît des pleurs des Héliades. (…) Cependant dans toute l'île de Chypre on célèbre la fête de Vénus. (…) Pygmalion y porte ses offrandes; et, d'une voix timide, il fait cette prière : "Dieux puissants ! si tout vous est possible, accordez à mes vœux une épouse semblable à ma statue". Il n'ose pour épouse demander sa statue elle-même. Vénus, présente à cette fête, mais invisible aux mortels, connaît ce que Pygmalion désire, et pour présage heureux que le vœu qu'il forme va être exaucé, trois fois la flamme brille sur l'autel, et trois fois en flèche rapide elle s'élance dans les airs. Pygmalion retourne soudain auprès de sa statue. Il se place près d'elle; il l'embrasse, et croit sur ses lèvres respirer une douce haleine. Il interroge encore cette bouche qu'il idolâtre. Sous sa main fléchit l'ivoire de son sein. Telle, par le soleil amollie, ou pressée sous les doigts de l'ouvrier, la cire prend la forme qu'on veut lui donner. Tandis qu'il s'étonne; que, timide, il jouit, et craint de se tromper, il veut s'assurer encore si ses voeux sont exaucés. Ce n'est plus une illusion : c'est un corps qui respire, et dont les veines s'enflent mollement sous ses doigts. Il rend grâces à Vénus. Sa bouche ne presse plus une bouche insensible. Ses baisers sont sentis. La statue animée rougit, ouvre les yeux, et voit en même temps le ciel et son amant. La déesse préside à leur hymen; il était son ouvrage. Les Métamorphoses d'Ovide explorent toutes les formes de vie possibles, réelles ou imaginaires sur un fond d'azur, de verdeur et de blancheur qui illustre la palette des couleurs méditerranéennes. Le monde d'Ovide est notre monde. Ses préoccupations sont d'une certaine manière les nôtres, même si deux mille ans nous séparent. Ne sommes-nous pas nous-mêmes au cœur de métamorphoses qui nous conduisent de l'enfance à l'adolescence, de l'adolescence à l'âge adulte puis à la vieillesse sous l'œil cupide et envieux de la mort, ultime métamorphose qui nous guette sans cesse? Les Métamorphoses ne sont pas qu'une suite de vers composés par un auteur latin, Ovide, elles sont ce que nous avons été, sommes ou serons, à condition de bien vouloir de temps à autre nous laisser surprendre, attendrir ou effrayer, ne serait-ce que par un vent d'automne, l'écume d'une vague ou la chute d'une cascade... |
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Cadmus et Harmonie (IV) (…) Surchargés du poids des ans et des disgrâces, ces deux époux retracent à leur mémoire les premières infortunes de leur maison, et soulagent leurs peines en se les racontant.
"Ah ! s'écria Cadmus, était-il donc sacré ce dragon que je perçai de ma lance, lorsque je fuyais de Tyr; ce dragon dont les dents par moi semées produisirent une race de guerriers ? Dieux ! si c'est un serpent que venge avec tant de constance votre courroux, achevez, et que serpent moi-même je rampe comme lui !" Il dit, et déjà son corps se resserre et s'allonge; sa peau se couvre d'écailles; son dos brille émaillé d'or et d'azur. Il tombe, et ses jambes réunies se recourbent en longs anneaux. Il conservait encore ses bras : il les tend à son épouse; et laissant couler des pleurs sur son visage, qui n'est pas encore changé : "Approche, dit-il, malheureuse Hermione ! approche; puisqu'il reste encore quelque chose de moi, touche, prends cette main, tandis qu'il me reste une main, tandis que le serpent ne m'enveloppe pas tout entier" ! Il voulait poursuivre: sa langue se fend, s'aiguise en dard; il ne peut plus parler. Il voulait se plaindre, il siffle : c'est la seule voix que lui laisse la nature. |
Un reptile inoffensif : l'orvet (un lézard sans pattes). A-t-il inspiré l'histoire de Cadmus ? |
Les Métamorphoses : œuvre épique ?Les auteurs sont partagés sur le genre littéraire développé dans les Métamorphoses. Bon nombre d'entre eux, une majorité, évoquent l'épopée (du grec epos: fiction épique ou romanesque). D'autres parlent de fables. Battus (II) Le Centaure pleurait (…)
Sous l'habit d'un pâtre rustique, portant la houlette et enflant des chalumeaux, tu vivais, dans les campagnes de l'Élide et de Messénie. On dit qu'un jour, occupé de tes amours nouveaux et des tendres sons que tu modulais sur ta flûte champêtre, tu laissas tes bœufs s'égarer dans les plaines de Pylos, et que le fils de Maïa, les ayant aperçus, usa de son adresse ordinaire, et les cacha dans les bois d'alentour. Un vieux pasteur fut seul témoin de ce larcin. Connu dans les campagnes sous le nom de Battus, il gardait, dans les gras pâturages du riche Nélée, ses coursiers destinés aux jeux Éléens. Mercure craignit ce témoin, et voulant le séduire : "Ami, qui que tu sois, dit-il, le flattant de la main, si, par hasard, quelqu'un t'interrogeait sur ce troupeau, réponds que tu ne l'as pas vu; et, pour récompenser ton silence et le service que tu me rendras, cette blanche génisse est à toi; je t'en fais don"; et il la lui donna. Battus l'ayant reçue : "Soyez tranquille, dit-il, cette pierre (et il en montrait une) plutôt que moi, révélerait votre larcin". Alors Mercure feignit de s'éloigner; et bientôt ayant changé de figure et de voix, il revint, et dit : "Compagnon, n'as-tu pas vu mes boeufs aller vers ces bois ? Ne favorise point, par ton silence, le vol qu'on m'a fait. Aide-moi dans mes recherches, et je te donnerai ce taureau et sa compagne". Le vieux berger ayant comparé les deux récompenses : "Ils seront, répondit-il, derrière ces montagnes"; et ils y étaient effectivement. Le petit-fils d'Atlas sourit : "Tu me trahis, perfide! s'écria-t-il, et c'est à moi-même que tu me livres". Aussitôt il changea cet homme parjure en une pierre, qu'on appelle aujourd'hui l'Indicatrice*, et qui conserve la vertu de déceler, dans un riche métal, ce qu'il cache de faux. |
* L'Indicatrice est le nom d'un rocher, appelé encore Index, qui se situe aux environs de Pylos (Grèce). |
L'olivier sauvage (XIV) Vénulus (…) voit des antres ombragés par des arbres touffus; une eau pure distille des rochers, et de faibles roseaux croissent dans cette onde. C'est la demeure du Dieu Pan : jadis c'était celle des Nymphes.
Un berger d'Apulie les ayant épouvantées par sa présence soudaine, elles fuirent; mais bientôt, cessant de craindre, elles revinrent et méprisèrent le pâtre grossier qui les suivait encore. Elles formaient en chœur des pas cadencés, il insulte à leur danse, veut l'imiter par des sauts rustiques, et mêle à des propos obscènes d'abjectes injures: il ne se tut que, lorsque, enveloppant son corps par degrés, l'écorce d'un olivier sauvage eut pressé son gosier. Cet arbre fait encore connaître l'âpre caractère du berger, et, dans ses fruits amers, exprime la rudesse de son langage.
Or l'œuvre, dans sa diversité, est un peu tout cela à la fois. Nous ne sommes pas en face d'une grande épopée comme l'Iliade et l'Odyssée d'Homère ou l'Énéide de Virgile. Il ne s'agit pas d'un long poème exaltant un héros ou un grand fait. Mais nous sommes bien en présence d'une série de poèmes formant un grand ensemble lui-même poétique, chantant de multiples dieux, héros ou faits. Et l'on peut rajouter qu'Ovide est «encyclopédiste» dans les thèmes qu'il développe: les Métamorphoses rassemblent à peu près tout ce qui touche le thème des transformations de l'Antiquité gréco-romaine. Elles forment une œuvre solide «fleurant bon» la Méditerranée et l'hîstoire merveilleuse des hommes et des femmes des temps les plus reculés. Perdrix (VIII) La perdrix, sur un rameau, fut témoin de la douleur de Dédale, lorsqu'il plaçait dans le tombeau les restes de son fils. Elle battit de l'aile, et par son chant elle annonça sa joie. C'était alors un oiseau unique dans son espèce, on n'en avait point vu de semblable dans les premiers âges.
Nouvel hôte de l'air, il devait à jamais, ô Dédale, instruire de ton crime l'univers. Ta sœur, ignorant l'avenir, avait confié son fils à tes soins. À peine pour la douzième fois cet enfant voyait recommencer l'année, et déjà son esprit recevait avidement tes leçons. Un jour qu'il avait examiné l'arête des poissons, il voulut l'imiter. Il aiguisa sur le fer des dents continues, et la scie fut inventée. Il réunit, par un nœud commun, deux baguettes d'acier, dont l'une portait sur un point fixe, tandis que l'autre décrivait un cercle, et le compas fut trouvé. Jaloux de l'inventeur, Dédale le précipita du haut de la tour de Pallas, et publia que sa chute était due au hasard; mais Pallas, qui protège les arts, le soutint, et le couvrit de plumes au milieu des airs. Cette vigueur si prompte qu'il eut dans son esprit passa dans ses ailes et dans ses pieds. Il conserva le nom qu'il avait auparavant. Cependant cet oiseau est humble dans son essor. Il ne construit point son nid sur les rameaux d'un arbre ou sur les hauteurs, mais il vole en rasant les sillons; il cache ses œufs à l'ombre des buissons, et se souvenant de sa chute, il craint de s'élever.
Les "Métamorphoses" ont aussi une ambition politique.À cette période, les écrivains latins s'approprient les héros et les dieux grecs et les intègrent dans la mythologie romaine, ils affirment ainsi que les Romains sont les héritiers des Grecs et ont donc le droit de gouverner le monde méditerranéen. C'est aussi pour cela que les Métamorphoses partent du chaos, des masses confuses de l'origine pour arriver à la Rome impériale organisée et transformée autour de l'empereur, lui-même sublime et suprême héros. Le temps et l'exil agissant, Ovide de son côté subit sa propre métamorphose: homme adulé, aimé, célébré à la cour impériale, l'exilé, le banni sombre peu à peu dans l'oubli, loin des siens, de sa femme, de ses amis, de son univers romain, |
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