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Septembre 1972

Lundi 21 septembre, début d'après- midi. Nous écoutons un morceau de musique, la Sinfonietta de Janacek que mes anciens connaissent déjà. Tout de suite après, les enfants décident de chanter. Des chansons de toutes tailles et de toutes qualités. Voici maintenant Pascale (10 ans). Elle récite en s'y reprenant à plusieurs fois, en hésitant, une sorte de poème où revient, comme un refrain, « que je suis triste ». Silence dans la classe. Monique demande à Pascale: « Est-ce toi qui l'as inventé? » Réponse approbatrice de Pascale. Suis-je intervenu? Je ne m'en souviens pas.

Lundi 28 septembre. De nouveau, séance de chants. Mais Marie-Françoise lève la main: « Est-ce que Pascale peut revenir nous réciter son poème?» Bien sûr, pas d'opposition de ma part. Pascale, quant à elle, accepte. Cette fois-ci, elle lit sur un cahier son poème. Je ne le reconnais pas, il a changé de forme. Est-ce une deuxième rédaction? Ou Pascale, la première fois, n'improvisait-elle pas?
Je me pose la question: pourquoi Marie-Françoise a-t-elle demandé à Pascale de relire son poème? Ce premier poème inventé, dit avec simplicité, sans manière, sans fausse honte, aurait-il touché Marie-Françoise? Ces deux filles en auraient-elles parlé ensemble? Mais voici que Pascale enchaîne sur un autre poème. Et les enfants écoutent. Un silence approbateur suit. Je ne pense à rien, sauf qu'avec Pascale et son imagination débordante, trop vagabonde, sa richesse de jugement et sans doute de sensations, il fallait s'attendre à ça. Elle seule pouvait oser. Elle a osé: c'est à la fois bon et mauvais, comme tout ce que fait Pascale.
Mercredi 30 septembre. Discussion sur l'actualité, les trouvailles. Ce matin, ce n'est pas riche. Je propose d'envoyer à nos amis de Germond les travaux mathématiques que nous démarrons. Une équipe s'occupe de l'envoi, et, spontanément, ce matin - j'attendais ce moment depuis quelques jours - la classe éclate en plusieurs groupes. C'est bruyant, très bruyant même. Je décide d'être patient, d'autant plus que ce jour-là je ne peux pas parler fort: je suis enroué! Les CMl choisissent leur texte. Michel et Pascal sont à l'imprimerie, Marie- Pierre et Marie-Françoise au limographe ... etc. Je circule dans la classe.
Les petits comptent l'argent que nous devons partager entre notre coopérative et celle des petits. Voici Pascale qui écrit. Je regarde. Je croyais que c'était une lettre ou un texte. Non, c'est un poème. Je lis et corrige quelques erreurs orthographiques. Pascale n'est pas très sûre d'elle. Elle guette ma réaction. Je ne dis rien de spécial, bien qu'en moi, ça « bouillonne». Enfin, « mon» premier poème! Et un poème qui n'ait pas seulement l'apparence d'un poème avec des rimes bien sages, mais un poème qui possède un certain rythme, des images simples, mais relativement bien intégrées. Pas trop de mièvrerie, pas trop de poncifs (à part la chaumière). Je vais chercher une feuille de papier canson sur laquelle Pascale relève son poème. Je lui dis de l' afficher.
 
Elle était blonde
les yeux bleus comme l'eau
du ruisseau qui coule lentement
près de ma chaumière
Oui c'était ma fille
c'était la seule joie que j'avais:
vivre près d'elle
quand ses yeux bleus me fixaient
j'entendais une voix qui me disait
je suis heureuse près de toi.
PASCALE
 
Un peu plus tard, dans la matinée, Pascale lit son oeuvre. Les enfants la jugent intéressante. Dans la semaine, plusieurs filles ont senti le besoin de recopier ce poème sur leur classeur de français. Et de nouveau Pascale a écrit. Encore un poème. Je sens que deux ou trois filles sont presque prêtes à s'y mettre. Elles ne savent sans doute pas trop par quel bout il faut s'y prendre. Pourvu que Pascale continue! Elle a percé la brèche. D'autres la suivront-elles?
Prolongement: quinze jours plus tard, Pascale a affiné son tout premier poème: Elle continue d'écrire et même a tenté un essai en chant libre.
 
Ma vie est triste
Je vis isolé dans ma maison
Je voudrais connaître mieux les hommes
Mais en vain
Oui je le crois sincèrement
Je crois que je resterai toujours isolé
Je vis comme je peux
Passe passe la vie
Sans que je la voie
Oh que je suis malheureux
J' ai une vie désolante
Sans connaissance
Sans amitié
Que faire?
PASCALE
 
Mon opllllOn: plusieurs facteurs empêchaient l'éclosion d'une expression libre poétique dans ma classe. Tout d'abord une pudeur naturelle d'un milieu rural qui a tendance à se « civiliser » et donc, par là, s'éloigne de l'âpre beauté d'une terre rude à ses origines. D'autre part, le hiatus existant dans le passage de la classe de ma femme à la mienne. J'ai déjà constaté que les belles créations picturales des petits s'éteignaient tout de suite. De même cette expression spontanée si riche d'images surprenantes et de comparaisons bien dans la logique enfantine cesse presqu'immédiatement chez moi. Dans la classe des grands, on s'exprime surtout par écrit et lorsqu'on fait appel à l'expression orale, c'est pour la discussion. Bref, on devient « sérieux », à l'image des grands frères qui sont en 6e ou en 5e, ou à l'image ... des adultes. La sensibilité individuelle s'efface devant un effort de chacun à participer à une oeuvre coopérative, à discuter les décisions, à s'oublier soi-même pour se fondre dans le groupe classe.
Et puis, lorsqu'on ne maîtrise pas bien un outil (le langage écrit), il est difficile de créer... Enfin, les nouveaux arrivants dans la classe ont tendance à calquer leur comportement sur celui des grands. Bref, un cercle vicieux que mon propre tempérament - volontiers neutre, sinon froid - ne parvenait pas à briser.
Pourtant, depuis deux ou trois ans, un nouveau climat, dans ce domaine, s'est instauré. Ces enfants que la pudeur et le sentiment d'être des « grands » empêchent de se livrer,  ont, dans leur ensemble, goûté un certain nombre de sensations esthétiques. La musique est présente journellement dans ma classe. De tout genre, de tout style, de toute époque, pour autant que ma discothèque personnelle puisse répondre à ces caractéristiques. Certains enfants sont peu perméables à ces sensations musicales, sans doute sont-ils déjà déformés par le milieu socio-culturel? D'autres - et Pascale en fait partie - vibrent à certaines harmonies, à certains rythmes, à certaines structures musicales.
 Ces créations de musiciens font l'effet d'ondes de choc et émoussent peu à peu la gangue qui recouvrait le point sensible. La musique des sons a-t-elle fait surgir la musique des mots chez Pascale? Je le crois assez. Elle a réveillé le potentiel poétique que chaque enfant possède peu ou prou. Elle a lavé la pudeur de certains. On peut aimer Guillaume de Machaut ou Webern. Et aimer, c'est un peu se dévoiler. Et puisqu'il est « permis » de se dévoiler, pourquoi ne pas montrer, par un poème, par une chanson, sa richesse, ses rêves, sa vie ? ...