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Bas la veste, prend l'outil et au travail !

Mars 1945

Nos anciens adhérents ne connaissent et ils ont compris dès la première reprise de contact que la CEL continuait, mûrie seulement par cinq années d'épreuves et de silence, prête à jouer son rôle historique dans la période de reconstruction qui s'annonce.

Mais pour les nouveaux venus, pour ceux qui s'adressent à nous parce qu'ils cherchent et que, automatiquement aujourd'hui on cite de la CEL chaque fois qu'il s'agit de réalisations pratiques hardies, pour ceux-là il faut que nous donnions encore quelques explications pour éviter tout malentendu ultérieur et pour renforcer le courant considérable d'émouvantes sympathies qui nous poussent vers l'action pédagogique immédiate et réalisatrice.
Ce que nous sommes d'abord.
Nous ne sommes ni une organisation syndicale ni un mouvement politique et nous saurions de ce fait porter ombrage aux forces organisées de la masse populaire. Cette différenciation ne signifie d'ailleurs nullement que nous désapprouvions un tant soit peu ceux des nôtres qui militent dans les organisations syndicales et politiques. Nous nous enorgueillissons au contraire d'avoir dans notre groupe les éducateurs les plus conscients de leur devoir de citoyen et de compter parmi nos fidèles adhérents une proportion importante de résistants authentiques, qui ont su donner l'exemple du patriotisme actif et vigilant.
Nous sommes un groupe de travail qui n'a qu'un but : l'amélioration des conditions et du rendement de nos efforts pédagogiques par la reconsidération hardie des méthodes, des outils et des techniques scolaires. Nous sommes des usagers, des artisans éducateurs, qui prenons conscience, à notre établi, des faiblesses  et des erreurs qui compliquent et gênent notre tâche, et qui avons entrepris de tout mettre en oeuvre pour que l'éducation française soit enfin à la hauteur de la situation.
Il n'y a chez nous aucun parti pris, aucun dogme, pas même celui de l'Imprimerie à l'Ecole ou de la pédagogie nouvelle. Nous ne recherchons point la nouveauté pour la nouveauté et si l'Imprimerie à l'Ecole reste l'axe et le symbole de nos réalisations c'est qu'elle est, parmi toutes les techniques que nous avons été à même d'éprouver, celle qui s'est avérée comme la plus simple, la plus passionnante, la plus féconde.
Nous travaillons donc en  artisans honnêtes et consciencieux, pour qui le travail est la seule loi. Nous nous méfions de toute théorie, de toute explication a priori. En face de la charrue qu’il veut passer à son enfant, le paysan n’impose aucune explication préalable. Il tend  les mancherons, et c'est à même le travail qu'il donnera les explications théoriques qui auront alors une assise, un sens et une portée.
Telle est notre ligne de conduite. Nous vous offrons des outils que nous avons créés de toute pièce ou adaptés et mis au point dans nos classes, et qui, à l'usage, se sont révélés comme donnant, à tous points de vue, un résultat supérieur aux outils centenaires qui n'ont plus pour eux que le prestige mort de la tradition.
Ces outils, nous vous montrerons comment vous en servir, avec un minimum de tâtonnements. Les explications théoriques - psychologiques, sociales ou scientifique - viennent après, et nous ne les négligeons point, on le verra. Seulement, elle ne constitue pas l'essentiel de notre effort qui reste le travail scolaire sous toutes ses formes avec les outils qu'il suppose et nécessite.
Et cette façon d'aborder, par le concret et la pratique, tout le problème pédagogique, nous demandons qu'on l'applique en toute occasion et que la Commission De Réforme De L'enseignement qui fonctionne actuellement sous la présidence de notre ami le professeur Langevin, s'en inspire elle aussi pour l'organisation de ses travaux. Ce que les éducateurs attendent de cette mission ce n'est pas un nouveau Plan D'études qui s'ajoutera au précédent, dont quelques-uns étaient d'ailleurs remarquables. Les instituteurs ont une indigestion centenaire de théories et de recommandations pédagogiques. Ce qu'ils demandent c'est qu'on leur permette enfin, par des réalisations pratiques, de faire passer cette théorie dans la réalité pour que devienne enfin effective l'école nouvelle tant vantée.
Pour ce qui concerne l'enseignement primaire, la commission ministérielle n'aura rien fait si elle ne contribue pas à doter des écoles du matériel aujourd'hui indispensable et si elle ne prévoit pas l'initiation immédiate des éducateurs aux techniques de travail nouveau que supposent ces outils. L'école de demain, qui sera l'école du travail, ne se surgira point du cadre actuel par la magie de beaux discours et de théories généreuses.
Elle ne prendra forme que si nous mettons fin à la disposition des éducateurs et des enfants non seulement les cahiers, les plumes, les crayons et les manuels, mais aussi les machines à écrire, les fichiers et leurs classeurs, l’imprimerie et le limographe, le journal scolaire  et les échanges, le matériel scientifique, et aussi des établis, le papier, le bois, le fer, les établis, le fil, le jardin, le verger et le clapier-et encore le cinéma, la photo, la radio, les disques. Et tout cela non pas accumulé dans l'école moderne comme un bric-à-brac superfétatoire, mais organisé et introduit selon le besoin même des enfants, au profit de techniques que nous avons mises au point et dont nous continuons l'étude.
Et que nos camarades de s’effrayent point : la classe ainsi comprise n'est pas plus difficile ; elle est seulement différente. Elle a l'avantage inappréciable d'être intéressante, et même passionnante pour les enfants comme pour les éducateurs, ce qui modifie profondément l'atmosphère scolaire et permet de considérer sous un jour plus humain des problèmes insolubles par la pédagogie traditionnelle : effort désiré et conscient, socialisation et motivation de l'enseignement, culture.
La Coopérative De L'enseignement continuera à oeuvrer selon les principes qui sont les siens depuis 20 ans, qui sont en passe d'être compris, admis et adapté par l'unanimité du personnel dynamique et constructeur.
Dès octobre, nous serons en mesure d'offrir aux écoles qui en auront fait la demande : un matériel d'imprimerie complet, des appareils de polycopie, nos fichiers, nos fourneaux et nos disques, des appareils de radio, des outils et du matériel pour le découpage, la gravure, la décoration, l'expérimentation scientifique. Nous voudrions même faire mettre au point industriellement une machine à écrire pour nos écoles ainsi qu'un appareil de cinéma-caméra adapté à nos besoins.
Pour ce qui concerne la technique d'emploi de ce matériel, nous offrirons également dès octobre : nos séries de Brochures D'éducation Nouvelle Populaire et de Bibliothèques De Travail, nous allons sortir incessamment notre Ecole Moderne Française qui apporte de précieuses indications technologiques. Mais comme rien ne vaut l'initiation directe, à même le travail nouveau, nous demanderons aux pouvoirs publics d'organiser d'urgence, d'une part des stages départementaux, ne serait-ce que de huit jours, dans les écoles qui ont introduit avec succès les techniques modernes de travail - d'autre part des stages régionaux et nationaux susceptibles d'accélérer le processus de modernisation de notre école primaire.
En attendant, nous conseillons aux éducateurs de se préparer à cette rénovation en introduisant dans leur classe la pratique du texte libre, des fichiers et de la Correspondance Interscolaire dont nous garantissons le succès immédiat.
Nous ne cherchons point à attirer les éducateurs par de belles paroles ou par des promesses que démentirait l'expérience. Mais nous pouvons dire avec fierté : quand un éducateur s'engage avec nous dans cette voie de la revivification de notre enseignement, il ne la quitte plus jamais. Nos premiers adhérents, ceux qui ont vécu avec nous l'époque héroïque de nos débuts, sont toujours là, les plus attachés à l'oeuvre qui continue. Les lettres que nous recevons aujourd'hui seraient la plus émouvante des attestations de cette fidélité à l'éducation nouvelle populaire qui prend forme, qui gagne la masse pour devenir demain la fructueuse réalité pédagogique.
 
Un inspecteur disait récemment un de nos amis :
-si vous avez si bien réussi, c'est parce que vous êtes un groupe « fraternel ».
Et c'est exact.
Non pas que nous fassions de cette fraternité une mystique. Notre mystique c'est le travail au bénéfice du peuple et pour le triomphe de notre idéal.
Ceux qui s'égarerait dans nos rangs pour discutailler et essayer de profiter en parasite nos efforts, sont refoulés lentement mais irrévocablement vers les zones corrompues de la vie sociale et politique. Ne restent chez nous, ne prennent poids et autorité dans notre groupe, que les meilleurs travailleurs, les plus actifs, les plus ingénieux, les plus compréhensifs et les plus généreux. Le travail souverain crée tient cette fraternité que n'ont pu détruire cinq années d'oppression et de torture pour les uns, d'interminables isolements derrière les barbelés pour les autres. C'est cette fraternité qui explose aujourd'hui dans les lettres émouvantes de ceux qui sont heureux de se retrouver et de nous retrouver.
On dit parfois : mystique Freinet.
Il n'y a pas de mystique Freinet mais il y a effectivement une mystique du travail nouveau dont Freinet a été l'initiateur et dont il reste l'ouvrier dévoué. À cette mystique qui nous honore peuvent prétendre tous les éducateurs, quelle que soit leur tendance philosophique ou leurs opinions politiques. Nous ne demandons pas à nos adhérents : « es-tu chrétien, socialiste ou communiste ? » Mais : « veux-tu travailler avec nous pour un monde nouveau plus humain et plus juste, susceptible de mieux répondre à nos communes aspirations individuelles et sociales ? » Si oui : Bas la veste ! Prends l'outil, et au travail !…