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L'Education du Travail

Dans :  Principes pédagogiques › 
Avril 1960

Je ne dirais pas qu'il faut tout passer par « l'est aminé de notre entendement ». Nous avons vu où cette prétention peut nous mener... Il faut tout passer par l'expérience de la vie. Seulement, cette expérience ne peut se poursuivre par des mots, seraient-ils même agencés par le génie subtil d'un Montaigne mais par l'action. Cette action qui est l'essence de notre être, le mobile de notre destinée, c'est ce que nous appelons le travail.
Le travail, c'est l'épreuve par laquelle devient miel le nectar encore impur de la connaissance ; c'est l'effort d'assimilation de l'expérience au processus vital dans toute sa complexité, et pas seulement matérielle, morale, sociale, mais intellectuelle aussi. C'est le deuxième acte de la pièce dont l'école a monté le premier acte ; c'est comme l'achèvement d'une subtile construction.
Jusqu'à ce jour, vous vous êtes appliqués dans vos classes à accumuler les matériaux — hélas ! trop exclusivement intellectuels et verbaux — à les cataloguer, eux et leurs attributs, à les distinguer, à les préciser, à en améliorer la contexture et la présentation. Ce n'est d'ailleurs pas là une besogne inutile car la netteté et la valeur des matériaux sont, elles aussi, déterminantes pour l'équilibre de l'édifice. Seulement, oubliant que l'utilité de ces matériaux n'existe qu'en fonction de l'édifice à élever, vous vous êtes contentés d'amener à pied d'œuvre pierres et sables et chaux, de les offrir, de les imposer à l'architecte et au maçon qui en étaient débordés. L'entassement hétéroclite gênait les abords, rendant difficile la circulation vitale et te travail même de la construction, enlaidissant les perspectives, donnant aux ouvriers cette impression déplorable d'impuissance devant le désordre, jusqu'à les forcer à descendre de leur échaufaudage, à abandonner la construction essentielle pour essayer de déblayer les abords.
Des gens bien intentionnés, sentant vaguement tout ce qu'ont d'irrationnel cette accumulation et ce désordre, se sont offerts pour les liquider. Mais ce qui comptait pour eux, ce n'était pas encore la beauté et l'harmonie de l'édifice, mais le seul placement des matériaux, la réduction de l'engorgement. Ils ont préconisé et imposé des constructions rapides et hâtives, capables d'abriter et d'absorber tant bien que mal la matière première accumulée. Ils ont inventé des échafaudages ingénieux, des armatures audacieuses qui ont permis de monter rapidement la construction, de l'achever, afin qu'elle donne l'illusion au moins de ta perfection. Mais ceux ensuite qui doivent l'habiter souffrent de cette hâte, des malfaçons qu'elle entraîne, des inévitables imperfections qui résultent du désordre : répartition défectueuse des pièces, fragilité des murs, faiblesse du toit qui vibre au moindre vent, que l'orage secoue, que la pluie traverse déjà — escaliers pénibles, services d'eau et de détritus fonctionnant mal, caves et cours encore encombrées par les matériaux inemployés et détériorés. Bref, à tous tes échelons, désordre, déséquilibre, danger, fatigue, perte de puissance.
C'est, hélas ! l'image de la fragile construction que nous préparons pour nos enfants. La technique tout entière est à réordonner. Moins de matériaux d'abord, moins de richesses accumulées sur les chantiers. L'essentiel est que nous puissions, quand nous en avons besoin, prendre un véhicule, charreton ou auto, pour aller, sans perte de temps ni fatigue inutile, nous approvisionner au dépôt le plus proche. Construction moins prétentieuse aussi, que nous monterons à notre rythme, aussi haut que nous le pourrons, en faisant le moins d'appel possible au toc et au clinquant, la beauté devant être comme le couronnement d'un effort intelligemment équilibré ; mais construction solide, confortable, à l'épreuve des éléments, que nous pourrons éventuellement partager avec nos amis et proches ; et construction que nous aurons montée nous-mêmes, dont nous connaîtrons en détail la contexture, dont nous sentirons les faiblesses, qui fera comme partie intégrante de notre être.
Je vous le disais : c'est toute une technique nouvelle de la vie à mettre en chantier. Et ce qui fait la difficulté de notre projet, c'est que nous ne nous contentons pas, comme l'affectent certains critiques partiaux, de tourner le dos à l'instruction, de sous-estimer l'acquisition, comme si le monde n'avait pas marché — dans une bonne ou dans une mauvaise direction — depuis le temps où l'on pouvait fort bien s'accommoder d'une ignorance qui n'excluait ni le bon sens, ni l'équilibre, ni l'humanité. Notre réforme éducative ne doit pas être une régression, une réaction, mais un progrès, une adaptation aux réalités, si décevantes qu'elles soient parfois, de la société actuelle.
L'enfant a besoin de connaître, de savoir ; il questionne sans cesse sur l'ordonnance et les mystères de la nature, et aussi sur les merveilles étonnantes de la machine et de la science. Ce désir participe de sa permanente soif de puissance et de conquête. L'enfant recherche la connaissance comme l'abeille le nectar ; mais les matériaux de cette connaissance, je vous l'ai dit, ne doivent pas rester nectar ; ils doivent passer automatiquement au service de la construction intime qui les transformera en miel. Ils ne seront pas prématurément fixés dans un statisme qui est vieillesse, déchéance et mort ; ils ne seront pas le tas de briques qui s'accumule en désordre dans la cour mais entreront immédiatement dans te circuit dynamique de la vie individuelle et sociale.
Votre école, vous vous en rendez compte, a été trop exclusivement l'entrepôt où on réceptionne les marchandises, où on les catalogue, où on les classe plus ou moins logiquement. Mais les dépôts, vous le savez, peuvent être pleins à craquer et le monde mourir cependant de consomption s'il n'existe pas entre ces dépôts et tes entreprises pour lesquelles ils ont été créés, ce torrent de vie, cet appel constructif qui permettent aux uns et aux autres de jouer un rôle efficace.
Nous préparerons techniquement une école où l'on Construise, où l'on édifie, non par l'étude seule, mais par le travail seul créateur et, à défaut, par certains jeux qui en sont les substituts les plus proches. Là est désormais la tâche essentielle de la pédagogie : créer l'atmosphère de travail, et, en même temps, prévoir et mettre au point tes techniques qui rendent ce travail accessible aux enfants, productif et formatif. L'enfant aura besoin alors de matériaux, de connaissances. Nous mettrons à sa disposition les entrepôts logiquement ordonnés où il pourra aller les chercher, au moment même où il en sentira la nécessité. Et vous verrez alors s'il poussera à la roue de son charreton, avec une joie et un enthousiasme que vous ne lui connaissez point hors le jeu, un enthousiasme et une joie qui dépassent en intensité et en virtualités de vie ceux que suscitent les jeux. Et vous verrez s'il chargera son véhicule, s'il portera des brassées étonnantes, crispant ses muscles jusqu'à la limite pour parvenir au but !
Extrait du livre L'Education du Travail, de C. FREINET, qui vient de paraître aux Ed. Delachaux et Niestlé, Paris. Prix : 1.500 fr.)